– « Des élèves éduqués ainsi seraient donc capables
d’une contestation active de la société et pourraient remettre
en cause le système tel qu’il fonctionne. Et c’est une des
raisons pour lesquelles l’institution refuse aujourd’hui le
développement de ces écoles ».
Existe-il vraiment dans l’enseignement secondaire des pratiques pédagogiques permettant davantage que d’autres la réussite de tous, le plaisir d’apprendre et la formation de citoyens actifs ? Quelle est la part d’utopie, de rêve politique et social dans les écoles dites différentes ? Marie-Laure Viaud, chargée de recherches à l’INRP, publie un ouvrage sur « les collèges et les lycées différents ».
FJ- Des collèges et des lycées différents » a reçu un bon accueil de la critique. Peut-être parce qu’on attend justement de l’Ecole qu’elle change. Mais quelle pédagogie recommandent-ils ?
MLV- Les membres des équipes pédagogiques de ces collèges et lycées revendiquent une filiation avec les pionniers des pédagogies différentes, comme Freinet ou Korczak. Ils mettent en avant l’importance de l’activité des élèves, du travail à partir de ses intérêts et de la vie réelle, des ouvertures sur l’extérieur, de l’expression et de la communication, de la mise en oeuvre de projets pluridisciplinaires. Ils veulent leur accorder des responsabilités et favoriser la régulation la vie de groupe par la discussion collective. Enfin, ils pensent que pour être pleinement efficaces, ces pratiques doivent être mises en oeuvre à l’échelle d’un établissement, par une équipe volontaire réunie autour d’un même projet.
Ceci dit, en dépit de leur points communs, ces écoles assez différentes les unes des autres, notamment en fonction de clivage sur le rôle de l’adulte et en fonction des priorités qu’elles se donnent la mise en oeuvre de ces objectifs. On peut donc distinguer plusieurs logiques d’organisation pédagogique différentes.
FJ- Si la variété est au rendez-vous, vous êtes très critique sur l’efficacité de ces établissements. Vous parlez d’élèves insécurisés et même de malentendu pédagogique. Qu’en est-il ?
MLV- D’abord, un premier point : je ne suis pas critique sur l’efficacité de ces établissements, bien au contraire ! Le travail que j’ai mené montre que ces collèges et lycées réussissent, sur bien des points, au moins aussi bien et souvent mieux que les établissements ordinaires. Il n’est pas facile de parler de leurs résultats comme d’un tout parce que ces écoles sont très différentes les unes des autres. Disons qu’en gros, ces écoles réussissent de façon très variée pour les examens, certaines très bien, d’autres moyennement, mais beaucoup accueillent en majorité des élèves décrocheurs ou en échec scolaire, ce qui ne rend pas les comparaisons faciles. En revanche, ce qui est certain, c’est que sur le plan des acquis au long terme, comme les capacités d’expression, le goût de la culture, le plaisir d’apprendre, etc, ces écoles réussissent mieux que les écoles standards. Dans toutes ces écoles, les collégiens et les lycéens se disent heureux de venir, la violence et les incivilités sont très rares, l’ambiance est excellente. C’est plutôt une réussite !
Bon, ensuite, il y a aussi des difficultés dans ces établissements quel collège ou lycée qui fonctionne aujourd’hui, avec des élèves « ordinaires », pourrait dire qu’il n’a aucune difficulté ? Les collèges et lycées différents, en raison de leurs spécificités, posent des problèmes nouveaux. Ainsi, pour certains élèves, les premiers mois ou la première année dans ces écoles peu être inquiétante, déstabilisante, parce qu’ils perdent leurs repères, les « rituels » de l’école standard que sont les classes, les notes, l’emploi du temps fixe, le règlement intérieur. C’est un nouveau « métier d’élève », qu’ils ne connaissent pas, ne maîtrisent pas. On ne se défait pas si vite des habitudes prises pendant des années de scolarité. C’est pour cela qu’il est essentiel que ces écoles puissent réaliser un travail sur le long terme en gardant les élèves plusieurs années.
Quand à ce que j’appelle le « malentendu pédagogique », il est du aux contradictions entre les attentes implicites des élèves et les attentes implicites des enseignants. De façon schématique, disons que les élèves viennent souvent dans ces écoles en raison de leur échec ailleurs plus que par désir d’une prise en charge active de leur scolarité. Ils s’investissent peu dans les activités innovantes ou à pédagogie active parce que pour eux, ce qui est « sérieux », c’est le « cours classique », le seul qu’ils considèrent comme un « vrai cours ». Les enseignants, eux, ressentent alors un sentiment de déception face à ce qu’ils perçoivent comme étant un faible intérêt et une passivité des élèves. Ils réagissent par le surinvestissement, multipliant les « projets merveilleux » et les activités innovantes… ce qui peut parfois les conduire à l’épuisement, voire au renoncement à certaines innovations. L’institution porte une part de responsabilité dans cette situation puisqu’elle met les équipes éducatives de ces écoles dans une situation de « stress » : elles sont soumis à l’obligation de réussir rapidement et à « 100% », tout en devant exercer dans des conditions très difficiles (tracasseries administratives incessantes, non reconnaissance, locaux inadaptés, élèves en difficulté, etc).
FJ- Alors comment expliquer l’audience de ces établissements ? Est-ce seulement la force de l’utopie ?
MLV- En fait, leur « audience » est très faible. Ces collèges et lycées différents sont très peu nombreux, et surtout, ils sont très mal connus, que ce soit des parents ou de l’institution, et n’ont quasiment pas suscité de recherches.
FJ- Finalement, plus que la pédagogie, n’est ce pas d’abord un projet politique qui soude ces établissements ?
MLV- Les écoles différentes existent depuis plus d’un siècle, et tout au long du XXème siècle, beaucoup de ses promoteurs, comme Freinet, ont lié leurs théories à une volonté de transformation sociale et se sont donné une fonction émancipatrice, avec l’idée de permettre la réussite de tous et l’émancipation des défavorisés, et non la reproduction sociale. Pour eux, il fallait changer l’école pour changer la société. Mais ce n’était pas le cas de tous : certains ont conçu des écoles « nouvelles » au service des classes sociales privilégiées et ont ouvert des écoles privées, coûteuses et réservées à une minorité. Aujourd’hui, ce clivage existe toujours. Par exemple, il y a des structures pour décrocheurs dont l’objectif est d’aider des adolescents en détresse, de leur permettre d’obtenir une qualification ou un examen, mais sans revendication d’un projet politique derrière l’idée d’une éducation différente.
Ceci dit, quelles que soient les pratiques revendiquées par les uns ou les autres, il est certain que les pédagogies actives et coopératives favorisent, bien plus que le système standard, l’esprit critique, la capacité à s’exprimer, à monter des projets, à prendre des responsabilités collectives. Des élèves éduqués ainsi seraient donc capables d’une contestation active de la société et pourraient remettre en cause le système tel qu’il fonctionne. Et c’est une des raisons pour lesquelles l’institution refuse aujourd’hui le développement de ces écoles. La question est effectivement politique.
Et surtout, si des établissements à pédagogie active et coopérative fonctionnaient correctement, avec des élèves et des moyens ordinaires et en nombre suffisant (afin que leurs résultats ne soient pas attribuables aux conditions de l’expérience), cela signifierait que la réponse aux difficultés actuelles du système est d’ordre pédagogique, et non d’ordre quantitatif, et que c’est donc la structure du système scolaire qu’il faut transformer. Qui aurait intérêt à un tel bouleversement ?…
FJ- Peut-on prendre comme modèle ces établissements ? Qu’est ce qui est transférable ?
MLV- Certains des collèges ou lycées que j’ai étudié, qui inventent un fonctionnement adapté aux « élèves tout venant » et à moyens constants, seraient parfaitement modélisables, comme par exemple le collège pionnier Anne Franck au Mans, dont on peut le site Internet pour avoir une idée très concrète de leur fonctionnement (www. collège-anne-franck.org), ou l’école de la Neuville (www. ecole-de-la-neuville.asso.fr).
Mais le problème, comme souvent en éducation, ce n’est pas de savoir « ce qui marche bien », c’est plutôt : puisqu’on sait ce qui marche, pourquoi on ne le fait pas ? C’est aussi la question de l’acceptabilité de tels bouleversements par les acteurs des établissements standards. Ca renvoie à la question des conditions de la transformation de l’EN : la redéfinition des objectifs de l’école, du service des enseignants, d’une autre formation des enseignants, etc. Bref la question de la transférabilité renvoie à la question de la volonté de l’institution.
Est-ce que l’on pourrait transférer seulement des « petits bouts » de leurs pratiques, comme le tutorat, etc. ? Oui, mais on le fait déjà. Les auteurs du rapport sur « Le traitement de la grande difficulté scolaire », qui affirment que les politiques de lutte contre l’échec scolaire sont efficaces, écrivent que « tout ce qu’il était possible de faire est expérimenté », mais ils ne prennent en compte que des pratiques comme les heures de soutien, les classes dédoublées, l’aide au travail personnel, etc., et non des réformes d’une plus grande ampleur ! Or ce que les collèges et lycées différents montrent, c’est que pour permettre la réussite de tous, ce sont des transformations d’une tout autre ampleur qui sont aujourd’hui nécessaires- même si bien sur, des innovations à toutes les échelles sont utiles et nécessaires.
FJ- Ces établissements ont connu des périodes difficiles. Comment voyez vous leur avenir en tant qu’institution et celui de leur idéal pédagogique dans la période actuelle ?
MLV- Ces collèges et lycées différents ont deux atouts pour eux. Premièrement, dans la crise actuelle de l’école et surtout du collège, on déplore l’augmentation du nombre d’élèves qui n’y réussissent pas, ne l’aiment pas, y sont violents. Or ces écoles différentes, justement, s’adressent souvent à des élèves hétérogènes et en difficulté, et réussissent à engager un grand nombre d’entre eux dans les apprentissages, et ce durablement. Deuxièmement, le monde, dans une perspective de démocratie, de solidarité, a besoin de citoyens qui se sentent concernés par la marche des affaires collectives : or les écoles différentes mettent en avant la formation à la pensée critique, la prise d’initiatives, la capacité à mener des projets collectifs, la coopération, bien plus que dans les établissements ordinaires.
Certains de ces établissements parce qu’encore une fois, ils sont très différents les uns des autres et il ne faut pas tous les mettre dans le même sac- constituent probablement des prototypes pour l’école de demain.
Ceci dit, à court terme, on peut être assez pessimiste. Même les gouvernements de gauche n’ont jamais été franchement favorables à ces écoles, qui dérangent trop. Alors, avec un ministre qui supprime les TPE… Une des difficultés de ces écoles, c’est qu’elles ont un projet politique et d’émancipation populaire, mais qu’elles sont ignorées par les mouvements qui pourraient aujourd’hui relayer de tels projets, comme ATTAC.
Marie-Laure Viaud
Entretien : François Jarraud
Marie-Laure Viaud, Des collèges et des lycées différents, PUF, Paris, 2005, 260 p.