Après la disparition du Conseil national de l’innovation, au moment où un nuage nostalgique assombrit de glorieuses poussières la rue de Grenelle, Françoise Cros (INRP – Paris V) étudie l’innovation scolaire. L’institution scolaire peut-elle vraiment tolérer les innovateurs ?
FJ- Les enseignants sont appelés à inventer chaque jour dans leur classe pour maintenir le dialogue pédagogique. S’agit-il forcément d’innovation pédagogique ?
FC- La pratique de l’enseignant est du « bricolage » comme le dit souvent Philippe Perrenoud, donc il y a de l’improvisation, de la gestion de l’inattendu et des réponses dont l’enseignant lui-même n’a pas toujours conscience. La singularité de l’action fait que le sujet est sans cesse aux prises avec du nouveau, du non préparé. Car la vie elle-même nous surprend et aucun stratège, aussi élaboré soit-il, ne peut vraiment anticiper sur l’action. Certes la personne peut apprendre à mieux se connaître, à gérer ses émotions. Il n’empêche, elle rencontrera une réalité qu’elle ne maîtrise pas et conjuguera avec ses paramètres multiples. Alors, dans un sens extensif, on pourrait dire que tout acteur innove. Il y a cependant, une question de seuil et de qualité. L’innovation est d’abord un changement conscient, voulu et intentionnel. Il est donc plus construit que toute action in situ. La nouveauté est ciblée pour l’innovateur et s’inscrit dans une volonté de faire mieux, d’améliorer
ce q
ui est perçu comme insatisfaisant. Elle prend parfois la forme d’une résolution de problème face à une difficulté maintes fois détectée par l’enseignant. L’innovation est donc différente en nature et en conscience par rapport à l’action quotidienne d’ajustement que peut faire tout enseignant dans sa classe.
FJ- Votre livre pose la question de l’évaluation de l’innovation scolaire. C’est une question qui renvoie directement à la place que l’institution veut donner à l’innovation. Peut-on dire qu’une innovation c’est d’abord ce qui est toléré par elle ?
FC- Cet ouvrage est un livre d’humeur, suite à la disparition du Conseil National d’Innovation pour la Réussite Scolaire, piloté par Anne Marie Vaillé. Gabriel Cohn Bendit, qui a préfacé l’ouvrage, faisait partie de ce Conseil directement rattaché au ministre, sans passer par les instances intermédiaires productrices de restrictions au niveau de la hardiesse de certaines pratiques pédagogiques. Je participais à un sous groupe de cette commission dont la tâche portait sur l’étude des moyens pour évaluer les innovations. A peine avions-nous commencé à réfléchir et capitaliser des réflexions et des outils, que le CNIRS a été contraint de disparaître ! Alors, je me suis dit que les choses n’en resteraient pas là et qu’il fallait faire connaître à un public plus large le fruit de nos interrogations.
En réalité, il existe plusieurs évaluations possibles d’une même innovation. Mais ce qui intéresse les gens, c’est de savoir si cette innovation a permis aux élèves de mieux apprendre. Mais la divergence apparaît sur la conception de cet apprentissage. La majorité des innovateurs se bat pour faire acquérir aux élèves des savoirs pertinents dans une société comme la nôtre. S’ils évaluent leurs innovations à l’aune des tests classiques « papier-crayon » qui ne prennent pas en compte les attitudes, les comportements, la créativité, toutes choses que prend en compte un innovateur, alors l’innovation sera considérée comme non valable. Dans notre livre, nous avons analysé méticuleusement les différents dispositifs d’évaluation officielle mis en oeuvre sur la commande du Ministère et, comme par hasard, ces évaluations concluent à une non performance des innovations ! L’image qui me vient à l’esprit est celle de la fable du renard et de la cigogne : les innovateurs-cigognes sont invit
és à
la table des renards-institutionnels qui leur disent qu’ils ne savent pas « manger » correctement ! Nous avons toutefois un espoir dans les épreuves construites à l’extérieur comme PISA (programme international de suivi des acquis des élèves) où certains items exigent autre chose que ce que les évaluations-tests appréhendent. Nous voulons à cet égard faire de la publicité pour la Revue dont nous avons la responsabilité : « Politique d’éducation et de formation- Analyses et comparaisons internationales » ; le dernier numéro, piloté par Norbert Bottani, porte sur les effets des résultats de PISA sur les politiques d’éducation des pays. Il est évident que les innovations évaluées négativement par ces dispositifs ont plus de difficulté à s’installer car elles ne bénéficient pas de mannes financières, de reconnaissance institutionnelle, etc.
FJ- Dans ce cas, quel est le rôle des « institutions de l’innovation » comme les missions innovalo ? Peuvent-elles vraiment porter des changements ?
FC- Dans le terme même d’appellation des instances officielles « institutions de l’innovation » qui se déclarent comme facilitatrices des innovations, il y a une contradiction. Comment une institution officielle, qui défend par essence les choix politiques, les programmes, les organisations scolaires, etc., peut-elle favoriser les transgressions ?
En réalité, les choses ne sont pas aussi simples : l’innovation a besoin, à un moment ou à un autre, d’être reconnue ; l’institution, à un moment ou un autre, doit bouger, s’inspirer de nouveaux paramètres et dans ce cas, l’innovation lui est bien utile. Certes, pas n’importe quelle innovation, celle qui va dans le sens de son intégration dans le système déjà existant. On ne peut tout de même pas demander à une institution officielle de faire une révolution ! Donc elle facilitera les innovations compatibles avec ses orientations, s’appuyant si besoin est sur les évaluations officielles pour éliminer les innovations perturbatrices. La difficulté vient du fait que les personnes qui appartiennent à ces instances sont persuadées de travailler pour le bien des innovateurs et de constituer un rempart contre leurs ennemis. Leur bonne foi n’est pas à mettre en doute. Elles y mettent tout leur courage pour offrir aux innovateurs repérés par la voie hiérarchique, un tremplin de reconnaissance et de valorisation. La mission « Innovalo » existe bientôt depuis une dizaine d’années et une évolution s’est faîte qui illustre à merveille la place que peut prendre toute instance officielle qui se voudrait un peu marginale. La création de cette instance est venue d’une jeune femme, enthousiaste et croyant sincèrement qu’on peut faire bouger le système de l’intérieur (Roselyne Bonneau-Walzer). Elle était sur un strapontin au Ministère de l’éducation et, au fur et à mesure du temps, ce strapontin s’est transformé en chaise et, après son départ, en fauteuil. Et c’est souvent au prix de la liberté d’action… Dans chaque académie avait été désigné un coordinateur des innovations, qui ne devait pas se situer sur la ligne hiérarchique et dont le rôle était de repérer les innovations… On a vu qu’à cette première vague de coordinateurs, au bout de dix ans, s’est substituée la hiérarchie immédiatement supérieure aux enseignants, les inspecteurs ! La machine a bien broyé toute vell
éité
!
FJ- Depuis quelques années, l’éducation nationale est partie en quête des « bonnes pratiques » avec l’idée de les repérer et de les transférer. Que vous inspire cette démarche ?
FC- L’idée même de « bonnes pratiques » est terriblement normative et encore plus quand on parle de les imposer ou, tout au moins, de les ériger en modèles. Tout d’abord, je ne crois pas que l’on puisse isoler une pratique de celui qui la produit. Chaque pratique est singulière : elle dépend du contexte, de la représentation que l’acteur se fait de ce contexte, de la représentation qu’il se fait de l’activité et de lui dans l’activité. Ensuite, une pratique ne se transfère pas à la manière d’un transfert de population ou de voyageurs. La métaphore géographique est tout à fait inappropriée. On a alors parlé de dissémination, de diffusion, etc. Les seules choses que l’on puisse faire, c’est de mettre en contact des personnes qui ont des problèmes ou qui s’interrogent sur tel ou tel point de la pratique, et des personnes qui ont tenté, en innovant, de surmonter des obstacles ou de trouver des solutions originales et créatives. C’est ce qu’on appelle la « mutualisation des pratiq
ues ». Enfin, le qualificatif de « bonnes » à pratiques interroge car une pratique n’est bonne que par rapport à un contexte, comme je le disais antérieurement, elle est singulière, non reproductible. Une pratique peut être considérée comme pertinente dans un contexte et totalement à côté de la plaque dans un autre contexte. Transférer des « bonnes pratiques » relève de la méconnaissance de ce qu’est une pratique.
FJ- Comment peut-on transférer l’innovation pour faire évoluer l’école ? Ne peut-on pas copier « ce qui marche » ?
FC- Comme je le disais précédemment, une pratique, une activité ne se transfère pas comme on déplacerait un objet. Il y a quelques années, nous nous étions posée la question, non pas du transfert, mais de l’émergence de l’innovation. La question initiale de notre étude était : comment se fait-il qu’un professeur innove dans sa classe alors que son collègue, qui a les même élèves, reproduit les mêmes schémas depuis son arrivée jusqu’à la retraite, sans modifier un tant soit peu ses pratiques habituelles ? Jusqu’à présent, on a pensé que le profil des élèves conduisait le professeur à modifier ses patterns gestuels, face à des élèves non acculturés à l’école, notamment dans les zones d’éducation prioritaire. Mais on s’est aperçu que certains enseignants changeaient alors que d’autres maintenaient contre ventes et marées une même attitude ! Ce n’était pas forcément les élèves qui faisaient changer le professeur, bien sûr cela peut jouer mais parfois pas suffisamment. C’est bien
dans
la tête de l’enseignant que tout se passe. C’est à partir du moment où l’enseignant ne trouve plus tolérable d’enseigner comme il faisait jusque là. Il a comme une sorte d’impératif qui le conduit à innover. Autrement dit, c’est au niveau de l’enseignant même que vient l’innovation, quand son regard sur son métier l’interroge. Si on se base sur cette donnée, alors pour faire adopter aux autres une innovation, il convient de travailler au niveau de leurs mentalités, de leurs sensibilités, de leurs prises de position, de leurs connaissances, de leurs représentations. Et là, maintes situations peuvent les influencer : des conversations avec des collègues innovateurs, des lectures, des conférences, des rencontres de chercheurs, des analyses de pratiques avec d’autres, des colloques de mutualisation des savoirs, etc. Nous en sommes arrivée à la conclusion que plutôt que de transférer l’innovation, il faut transférer l’innovateur qui devient alors un bon publiciste de ses convictio
ns d’
où découlent ses pratiques innovantes.
La méthode anglo-saxonne du « what works » est inefficace dans la mesure où il s’agit de repérer les pratiques qui auraient prouvé leur efficacité en fonction de certains objectifs difficiles à atteindre et de penser qu’une telle pratique serait alors bonne pour tous les terrains. Or on sait bien qu’une pratique peut réussir dans telle école et totalement échouer dans une autre !
FJ- Quel regard jetez-vous sur les nouvelles communautés éducatives qui sont apparues sur Internet et fonctionnent comme des réseaux d’échange et d’entraide ? Vous paraissent-elles porteuses d’innovations ?
FC- Nous avions déjà travaillé, il y a quelques années, sur la création de réseaux et de leurs effets sur les innovations, à plus forte raison quand il s’agit d’utiliser les nouvelles technologies pour cela. Souvent on voit l’enseignant comme une personne isolée. Or, de plus en plus les enseignants cherchent des contacts pour se rassurer sur ce qu’ils font, sur l’évolution de leur métier, sur les situations à mettre en place face au nouveau public élèves, etc. Les associations d’enseignants, surtout disciplinaires, jouent ce rôle ; les mouvements pédagogiques aussi. Par exemple, le Café pédagogique qui met en contact virtuel des questionneurs avec des réponses. Il y a donc actuellement une quête d’échanges mais pas de ces échanges animés par une hiérarchie toute puissante et savante, des échanges de pair à pair, dans l’incertitude, le « bricolage » et la sincérité. Ces échanges se faisaient jusqu’à présent en présentiel, les gens se rencontraient, bavardaient, se montraient d
es outils et l’accompagnaient de modes d’emploi possibles. Les gens repartaient avec des idées qu’ils mettaient en pratique selon leur sensibilité, leur contexte et même, se sentant rassurés, ils osaient des choses nouvelles, plus hardies et transgressives. Ces idées émanaient d’innovateurs qui parlaient de leurs pratiques, disaient que cela pouvait se faire, que cela même se faisait avec quelques réussites, avec des valeurs. Les nouvelles technologies sont arrivées et ont permis des échanges à distance, plus nombreux, plus fournis et à n’importe quelle heure et n’importe quel lieu. Le problème est que la présence de l’autre est
virtuelle. On peut toujours se demander si ce qu’il dit relève du sérieux ou si ce n’est pas une plaisanterie : le regard, l’épaisseur de l’interactivité in vivo manquent. Il reste des mots, des schémas ou des possibles rendez-vous.
Autrement dit les nouvelles technologies permettent une interactivité en termes de questions-réponses mais n’autorisent pas encore un engagement global. En cela, les réseaux (mais il faudrait une analyse plus poussée pour voir s’il s’agit vraiment d’un réseau et non de consumérisme unilatéral) donnent des idées, peuvent rassurer mais ils doivent être complétés par des rencontres.
FJ- Sur quels acteurs peut-on s’appuyer pour diffuser l’innovation ? Les syndicats ? Les parents ? Les élèves ?
FC- Je ferais volontiers une réponse à la Feyerabend, c’est-à-dire que tout est bon pour parler de pratiques plus en adéquation avec des valeurs, des réussites particulières etc. Les syndicats ne sont pas unis et ont des positions quant au rôle de l’école, quant au service des enseignants, quant aux modalités d’apprentissages des élèves, relativement diversifiées. Tout se joue sur leur rapport de forces que l’on voit bien à l’oeuvre actuellement face au rapport Thélot. C’est la même chose pour les parents d’élèves. Quant aux élèves, il est intéressant de discuter avec eux de ces problèmes d’école car ils sont les premiers concernés et une telle posture développerait en eux des attitudes de démocratie. L’école est encore un des derniers lieux publics où se joue la construction sociale de la laïcité, la citoyenneté : les conseils de la vie lycéenne, de la vie collégienne voire les conseils en école primaire sont des lieux où associer les élèves aux choix pédagogiques.
FJ- Actuellement, sous la pression des médias et des politiques, l’éducation semble plutôt tournée vers la nostalgie du passé et les « bonnes vieilles méthodes ». S’agit-il pour vous d’innovations ? Pensez-vous que l’éducation nationale puisse réussir le défi de sa démocratisation sans innovation ? Si non, que faut-il faire bouger en premier ?
FC- Comme j’ai l’habitude de le dire, l’innovation est la pire et la meilleure des choses. Cela dépend des valeurs que l’on veut défendre. Une innovation en éducation est un changement volontaire intentionnel et délibéré : reprendre les anciennes méthodes en les contextualisant dans un monde moderne peut être innovant à condition que cette contextualisation réponde aux valeurs contemporaines défendues. Faute de repenser l’école dans les sociétés contemporaines, certains se tournent vers un passé idéalisé qui aurait eu toutes les qualités rêvées. Sait-on que, comme le rappelle l’historien Claude Lelièvre, que cette école rêvée laissait sur le bord du chemin plus de la moitié des enfants ? En effet, l’école de la Troisième République est ouvertement divisée. « Aucune passage de l’une à l’autre, aucun mélange, aucun brassage » La démocratisation était basée sur une division sociale aujourd’hui refusée : d’un côté l’école du peuple, d’ordre primaire et, de l’autre, l’école des pr
ivilé
giés.
Or il semble que remettre au goût du jour les anciennes méthodes, sans se préoccuper du public nouveau, des valeurs sociales différentes, de la formation des enseignants et des objectifs assignés à l’école, est un peu anachronique et ne peut aboutir à des résultats identiques à ceux de d’antan. Nous irions là vers une très grande déception. Cela pourrait sembler anachronique et peu efficace voire dangereux sur les conséquences.
Aucune institution ne peut continuer à fonctionner sans un minimum de changement et d’innovations. Le tout est de savoir lesquels. Nous sommes là face à un problème politique qui dépasse de loin les pédagogues. Le rapport Thélot sur ce point est tout à fait exemplaire.
Françoise Cros
Entretien : François Jarraud
Françoise Cros est professeure des Universités en Sciences de l’Éducation à l’Université de Paris V et responsable de la Mission » Innovation et Recherche » à l’INRP.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life/descriptif_membres/Fiches_MA/Cros.html
Son dernier ouvrage « L’innovation scolaire aux risques de son évaluation » est paru aux éditions L’Harmattan (Paris, juin 2004).
Elle est la rédactrice en chef de la revue « Politiques d’éducation et de formation. Analyses et comparaisons internationales » (POLEF).
La revue POLEF a pour objectif de mettre à disposition d’une communauté francophone (et autre) des recherches, réflexions et analyses portant sur des domaines de dimension internationale. Elle est un intermédiaire entre d’une part la littérature scientifique et les recueils d’indicateurs des organisations internationales ; et, d’autre part, les utilisateurs de l’éducation comparée tels qu’ils apparaissent dans la liste ci-dessous. Les thèmes traités visent à promouvoir les approches transversales comparant les réponses politiques qu’apportent divers pays confrontés à des interrogations similaires.
Par ses choix d’orientation, POLEF va au-delà d’une dimension d’information comparative et se veut un outil d’aide à la réflexion et à la décision dans le domaine des politiques d’éducation et de formation.
Pour en savoir plus :
http://www.inrp.fr/vst/Periodiques/DetailPeriodique.php?revue=421