Serge Tisseron est psychanalyste et psychiatre pour enfants et adolescents. Il a étudié le thème des secrets de famille, mais aussi celui de l’image et de sa perception chez les jeunes. Il montre comment, pour ne pas laisser certaines catégories d’élèves sur le bord de la route, l’enseignant doit faire appel à l’image et au corps, qui peuvent être des préalables nécessaires au langage.
MFV- En prologue, pouvez-vous nous parler de l’élève que vous avez été et, plus précisément, de ce qui, dans votre parcours, a orienté votre intérêt vers les questions auxquelles vous vous consacrez : la pensée des enfants et des adolescents, les pouvoirs de l’image, la gestion de la violence… ?
ST- Ce que je vais vous dire ici relève bien entendu d’une reconstruction : je suis tenté d’aller chercher dans mon passé ce qui justifie mes activités présentes. Il y a surtout deux choses qui me paraissent avoir traversé ma scolarité et avoir été très importantes pour moi. La première, c’est l’angoisse d’échouer, parce que j’étais issu d’un milieu très modeste ; mon père attendait beaucoup de mon frère et moi que nous fassions des études et j’avais peur de le décevoir. Le deuxième élément, plus important peut-être, c’est que j’ai été plongé très vite dans le bain des images : j’étais un grand lecteur de BD et nous avons eu très tôt un poste de télévision car mon grand-père en vendait. Dès l’âge de six ans, je restais « scotché » devant la télévision. On peut dire que ma vie d’enfant était rythmée par deux moments importants : celui de la scolarité avec des travaux à la maison et celui des images.
Cela me paraît important pour mon orientation actuelle, puisque j’essaie de montrer que ce n’est pas une bonne chose que le monde des images reste coupé du monde de l’enseignement. Lorsque j’étais enfant, à l’école maternelle, on nous donnait des images pour dix bons points et, en fin d’année, le meilleur élève était récompensé par un livre d’images. Autrement dit, les images n’étaient conçues que pour faire tenir les élèves tranquilles ou les récompenser de s’être consacrés à d’autres tâches pendant l’année.
Il faudrait réintroduire les images dans le monde de l’enseignement et faire en sorte que les élèves qui ont une relation privilégiée aux images se sentent à leur place à l’école. Beaucoup d’enfants ne sont à l’aise qu’avec le texte ou avec l’image ; l’école est faite pour ceux qui sont à l’aise avec le texte, mais ceux qui sont à l’aise avec l’image ont l’impression qu’ils ne sont pas reconnus et ils deviennent amers voire agressifs à l’égard de l’institution scolaire. Je pense que les tensions actuelles viennent en partie du fait que ces élèves, qui ont une relation privilégiée à l’image, pensaient autrefois qu’ils « n’étaient pas faits pour les études » alors qu’aujourd’hui, dans la mesure où leur activité d’image est reconnue en dehors de l’institution scolaire (par leurs copains, par exemple, dans le domaine des jeux vidéo), ils ne considèrent plus qu’ils ne sont pas faits pour l’école, mais plutôt que c’est l’école qui n’est pas faite pour eux. Ces élèves qui, traditionnellement, adoptaient une attitude de déprimés, repliés sur eux-mêmes, deviennent aujourd’hui virulents et revendiquent que leur compétence d’image soit reconnue par l’école.
MFV- Peut-on dire qu’il y a de bonnes et de mauvaises images, ou bien tout dépend-il du sujet qui les perçoit ?
ST- Nous avons tous envie de penser qu’il y a de bonnes et de mauvaises images, ne serait-ce parce que, subjectivement, il y a des images qui nous font du bien et d’autres qui nous font du mal. On a tendance à penser que les premières sont bonnes et les secondes mauvaises.
Admettons l’idée par ailleurs fausse que les images qui nous font du mal sont toujours mauvaises et que celles qui nous font du bien sont toujours bonnes, cela ne signifie pas que les images qui me font du bien feront du bien aux autres.
Il est intéressant de voir la perception qu’ont des enfants les adultes d’aujourd’hui : ils sont conscients du fait que les enfants ne sont pas des adultes en miniature, mais qu’ils ont leur manière personnelle de réagir aux choses. Mais il faut aller plus loin encore et réfléchir au fait que, de même qu’il n’y a pas deux adultes semblables, il n’y a pas deux enfants semblables : un enfant peut être gravement malmené par certaines images alors qu’un autre, de même âge et niveau social, ne le sera pas. Pour une culture donnée, il y a toujours une partie commune dans nos relations partagées, un Plus Petit Commun Dénominateur de notre relation aux images ; mais, en même temps, il y a toujours une part subjective irréductible dans notre relation aux images.
Cela a deux conséquences pratiques importantes. D’abord, il est très important que les commissions de classification et logos existent pour interdire certains programmes cinématographiques ou télévisés aux plus jeunes, parce que cela définit une sensibilité statistique. D’autre part, ces classements ne résolvent rien de façon définitive car on ne peut jamais savoir en tant que parent ou pédagogue ce qui a malmené un enfant avant d’en parler avec lui. On peut avoir alors de grosses surprises en voyant qu’un enfant a été malmené par une image qui nous semblait anodine, ou qu’il prend facilement du recul face à une autre image qui nous paraissait pouvoir le malmener. Les parents doivent donc eux aussi parler des images avec leurs enfants.
Je reviens à l’idée évoquée tout à l’heure, qu’une image agréable serait bonne pour nous, et une image désagréable serait mauvaise. Cela doit évidemment être nuancé. On peut de ce point de vue comparer les images à la nourriture : il en est des images comme de certains aliments qui sont agréables au goût, mais néfastes pour notre santé, à plus ou moins long terme. Il est parfois nécessaire, pour les images, de ne pas suivre le premier mouvement : des images agréables peuvent abrutir et, a contrario, des programmes qui peuvent paraître un peu compliqués au départ peuvent se révéler passionnants lorsqu’on fait un peu l’effort de s’y intéresser. Le plaisir, comme le déplaisir, sont donc des guides, mais pas des guides absolus.
MFV- On a l’impression d’avoir toujours entendu les enseignants diaboliser ou mépriser la télévision. Deux des principaux griefs à son encontre sont la passivité et la désocialisation. Ces griefs vous paraissent-ils justifiés ?
ST- Il est vrai que, dans les années 1960 notamment, il a été beaucoup question de la passivité du spectateur de télévision. De fait, quand on regarde un spectateur de télévision, ou de cinéma d’ailleurs, son corps est immobile et il donne l’image de la passivité physique. Cependant, de nombreuses études ont montré que ces personnes sont psychiquement très actives. Cela s’explique par le fait que les images que nous voyons ne peuvent retenir notre attention que si elles évoquent quelque chose de personnel. Des études anglaises ont montré que nous attribuons d’autant plus d’intérêt à un programme d’actualité ou de fiction, que nous pouvons reconnaître des aspects de notre propre vie, soit vécus pour de vrai, soit tels que nous craignons ou désirons la vivre : crainte d’être agressés ou rêve d’épouser Greg le Millionnaire… Le spectateur de télévision se trouve donc en perpétuel travail psychique à travers lequel il se construit des représentations personnelles de ce qu’il voit, au carrefour des images qu’il a devant lui, de son histoire présente et, surtout, de ses souvenirs. C’est ce qui explique que, lorsqu’on discute d’un programme vu en commun, on s’aperçoit que chacun a vu son propre programme, qu’il s’est, en quelque sorte, fait son film. Cet échange a quelque chose de déroutant, et on cesse souvent de parler quand on se rend compte que les autres ont vu les choses autrement.
Pourtant, c’est là quelque chose de très riche : c’est l’expérience du fait que nous n’avons de relation avec les images qui sont autour de nous qu’à travers nos images du dedans. Ici, c’est le psychanalyste qui parle : ce qui importe dans nos relations aux images, ce sont les images du dedans.
La recherche la plus importante à mener aujourd’hui, je crois, n’est pas celle qui porte sur les images qui sont autour de nous, ni sur celles qui sont à l’intérieur de nous, comme l’a fait Bachelard par exemple, mais c’est l’étude de l’interaction permanente entre ces deux sources d’images. Un film récent aborde ce processus de manière intéressante : il s’agit de Mystic River, réalisé par Clint Eastwood. Ce film montre un homme d’une quarantaine d’années, qui avait été victime de sévices sexuels dans son enfance, « scotché » devant des films de vampire diffusés à la télévision. Le film est fait de manière à ce que le spectateur comprenne que quand l’homme regarde ses films, il ne voit pas les films de vampire mais revit les agressions subies dans son enfance. Il est très intéressant que cette séquence existe dans un film d’aujourd’hui ; cela prouve que cette question des images du dedans est aujourd’hui cruciale. De fait, la question de cette interaction entre les deux sources d’images est devenue centrale de par l’abondance des images du dehors, auxquelles on ne peut échapper.
En ce qui concerne la désocialisation, elle ne peut venir, autour des images, que si je suis convaincu que je vois les images telles qu’elles sont, parce qu’à ce moment-là, je n’ai pas le désir d’en parler, d’échanger à leur propos. Si, en revanche, je suis sensible au fait que je me fabrique constamment mes propres images, alors je vais désirer échanger avec d’autres. Je peux par exemple penser que j’ai mieux vu le film que les autres. Or, le cinéma crée cette illusion que nous voyons tous les mêmes images ; dans les jeux vidéo, en revanche, chacun sait que ce n’est pas le cas puisqu’il les a fabriquées sur-mesure. Aujourd’hui, les images les plus socialisantes sont celles des jeux vidéo. L’enquête « les jeunes et les écrans », menée en Europe jusqu’en 1999, a montré que les jeunes qui jouent aux jeux vidéo ont, paradoxalement, une meilleure socialisation que les autres. Les parents n’ont pas cette impression parce que l’enfant est souvent seul quand il joue : mais ce moment n’est que la partie visible de l’iceberg et l’enfant passe beaucoup de temps à parler de ce qu’il réussit ou pas à faire dans ce cadre.
MFV- Si l’on se place du point de vue de l’enseignant, quelles sont les pistes à privilégier pour développer cette conscience des images que vous évoquez ?
ST- Dans une enquête que j’ai menée pour les Ministères de la Culture, de l’Education Nationale et de la Famille, de 1997 à 2000, à propos des images violentes, j’ai montré que tous les jeunes confrontés à des images qui les malmènent, parce qu’elles sont objectivement violentes ou pour des raisons personnelles, vont essayer de résoudre leur malaise en se construisant des représentations personnelles de ce qu’ils ont vu, de manière à pouvoir maîtriser ces représentations et les intégrer dans leur monde intérieur. J’ai montré que les jeunes utilisent trois moyens complémentaires. Ils utilisent d’abord le langage : face à des images violentes, les enfants ont très envie de parler, alors que des images non-violentes les laissent muets. Il y a aussi la réalisation d’images, notamment, chez les petits, le dessin, comme on l’a vu après le 11 septembre 2001, mais c’est valable aussi pour de plus grands qui ont envie de faire de la photo ou des montages numériques. Certains jeunes, qui ont une relation privilégiée aux images, ne peuvent assimiler les images qui les entourent qu’en fabriquant leurs propres images. C’est donc très important de créer, dans le cadre de l’Education Nationale, des espaces de création d’images, de dessin, de photographie et de petits films que l’on peut maintenant monter très rapidement sur ordinateur. Je pense que certains jeunes gagneraient à voir reconnues leurs compétences dans ce domaine. Enfin, une troisième catégorie d’enfants ont besoin de passer par le jeu corporel. Dans les années 1960, quand il y avait Belphégor à la télévision, le lendemain, à l’école, certains dessinaient, d’autres parlaient, d’autres encore jouaient à Belphégor dans la cour de récréation. On a vu la même chose avec Goldorak et avec le 11 septembre. Certains enfants ont, ainsi, besoin de passer par le jeu corporel, qui est une imitation, mais pas à l’identique : il s’agit d’une imitation pour de faux, pour rire. L’étude a montré que certains enfants ont besoin de passer par cette imitation pour ensuite pouvoir dessiner ou parler.
La conclusion de ces observations est que, pour aider les enfants à gérer leurs rapports à l’image, la meilleure solution est de proposer des ateliers dans lesquels jouer les séquences d’images qu’ils ont vues, de proposer de prendre des photos ou des films de ce jeu ; quant à ceux qui ont une relation privilégiée au langage, ils ne cesseront de parler et se débrouilleront toujours. Il est important de suivre les étapes dans cet ordre, afin de ne pas laisser de côté ceux qui ont besoin de commencer par le jeu corporel. Le clinicien que je suis voit bien qu’à l’adolescence par exemple beaucoup de jeunes ont besoin de passer par le psychodrame ou le jeu de rôles pour commencer à parler.
Dans les années 1990, des intellectuels ont été tentés d’établir un parallèle entre les images et le langage. C’est une erreur grave : l’être humain ne dispose pas de deux registres de construction de ses repères, mais de trois : les images, le langage et le jeu corporel. On ne peut rien comprendre de notre relation aux images si on n’envisage pas le corps.
MFV- Souscrivez-vous à l’analyse qui décrit la jeunesse actuelle comme plus violente ? Quels conseils pratiques donneriez-vous aux enseignants ?
ST- Ce que je peux dire en tant que psychiatre d’enfants et d’adolescents, c’est que les jeunes se sentent massivement victimes de violence. Ils l’ont toujours été, et sans doute plus par le passé, où les punitions corporelles étaient fréquentes. Aujourd’hui, les lois défendent l’enfant et celui-ci est habitué très tôt à développer l’estime de soi et le respect que les autres lui doivent. La conséquence néfaste est que l’enfant s’éprouve subjectivement beaucoup plus victime de violence que par le passé, alors même qu’il l’est moins. Ce phénomène s’inscrit dans un mouvement plus général de la société : l’importance à se constituer victime, alors que pendant longtemps c’était une idée infamante.
Quant aux violences accomplies par certains jeunes, elles sont plus médiatisées et les jeunes apparaissent malheureusement souvent, après les paysans et leurs jacqueries, les ouvriers et leurs grèves, ou après les immigrés, comme le bouc émissaire d’ adultes qui ne savent que faire de leurs peurs et auxquels la loi interdit de développer un discours d’angoisse contre les jaunes, les noirs ou les juifs. Le seul groupe que l’on peut encore stigmatiser sans tomber sous le coup de la loi, ce sont les jeunes.
Sont-ils en réalité plus violents que par le passé ? Ce sont les sociologues qui peuvent répondre, je ne vois pas de raison de le dire. On voit sur le divan que les gens ne se rappellent pas la violence de leur propre adolescence ; on jouait au gendarme et au voleur avec de vrais fusils à plomb !
Pour ce qui est des méthodes des enseignants, il me semble très important qu’ils posent d’emblée des limites, qu’ils n’hésitent pas à prendre des sanctions toutes les fois qu’elles sont transgressées. On a malheureusement vécu ces dernières années sur l’idée que certaines règles, étant trop rigides, pouvaient être transgressées sans que la règle soit changée. Mieux vaut une loi trop dure, mais appliquée (cela montre qu’il faut changer la loi), plutôt qu’une loi non appliquée, ou appliquée seulement pour certains : c’est ça qui est déstructurant pour un jeune. Il faut qu’à l’intérieur d’un établissement scolaire, il y ait une règle valable pour tous, étudiants et enseignants. Et cette règle doit être appliquée sans états d’âme, par exemple aussi contre un enfant handicapé. De plus, les règles doivent absolument être explicites. Elles ont souvent été implicites parce que certaines notions autrefois véhiculées par la famille ne le sont plus.
Enfin, il faudrait que les enseignants se mettent d’accord afin que les mêmes consignes et les mêmes punitions soient appliquées par chaque professeur.
Entretien : Marie Fontana Viala
Sur Serge Tisseron :
Compte-rendu de l’enquête sur « les jeunes et les écrans » :
http://www.apte.asso.fr/ressource/sitewebutiles/texte/jeunesetecrans.htm
« Violence des images, images violentes » :
http://www.ina.fr/inatheque/activites/college/pdf/2001/college_27_02_2001.pdf
Le dernier ouvrage de Serge Tisseron s’intitule Comment Hitchcock m’a guéri (Albin Michel, 2003). Parmi une importante bibliographie, on peut citer Les bienfaits des images (Odile Jacob, 2002), ou Enfants sous influence. Les écrans rendent-ils les jeunes violents ? (10/18, 2003).