C’est en étudiant les collèges aquitains que Georges Felouzis a mis en évidence la ségrégation ethnique qui frappe l’école républicaine. Déjà mis à mal dans d’autres domaines, l’idéal républicain d’une école où chacun aurait sa chance en est sérieusement écorné. Quels mécanismes expliquent cette ségrégation ? Comment y remédier et assurer une école pour tous ?
FJ- Vos travaux ont levé un tabou en mettant en évidence l’importance de la ségrégation ethnique à l’école en France. Par exemple, dans l’académie de Bordeaux, 10% des établissements scolarisent un quart des élèves étrangers. Cette ségrégation est-elle raciste ? Touche-t-elle tous les étrangers ou certaines ethnies plus particulièrement ?
GF- On ne peut pas parler de xénophobie ou de racisme. Mais on observe en effet de la ségrégation au collège et certaines origines en sont plus victimes que d’autres : c’est plus net pour les personnes originaires du Maghreb, d’Afrique noire ou de Turquie. Peut-on parler de discrimination ? Oui et non. Oui car cela crée une situation sociale qui produit une identification de l’individu sur une base ethnique qu’il soit allochtone ou autochtone. Dans les collèges, on observe que ça incite à produire des identités centrées sur l’ethnicisation. Ca peut produire une lecture de la société en terme de relations raciales.
Mais ce n’est pas le fruit du racisme. C’est diffus : la cause principale en est la ségrégation urbaine. Ces collèges recrutent dans des zones caractérisées ethniquement. Il faut être clair : ce n’est pas parce qu’il y a du racisme à l’école qu’il y a ségrégation mais parce que des mécanismes sociaux entraînent mécaniquement le rejet de l’autre. Par exemple les familles sont rarement racistes. Mais elles craignent la violence pour leurs enfants. Elles veulent un bon niveau. Et donc elles ont des stratégies de contournement de certains établissements. C’est cette situation qui crée le racisme car elle impulse des identifications.
FJ- L’effacement de l’Etat, à travers la crise de l’école, ne légitime-t-il pas ces comportements ?
GF- Plus que l’Etat, ce sont surtout les politiques locales qui sont en cause. Par exemple la gestion académique des dérogations. Certains établissements recrutent la moitié de leurs élèves hors secteur. L’inspection académique choisit souvent de continuer ce fonctionnement et de les alimenter en élèves. A d’autres endroits les dérogations sont plus difficiles. Cela pose un problème d’égalité entre les familles. Celles qui sont les plus attachées à la carte scolaire sont bien sur celles qui sont sur le territoire des lycées bourgeois et où la carte scolaire est perçue comme une protection. Les autres sont dans une situation différente : enfermées dans un quartier avec une stratégie scolaire plus difficile. La gestion de ces dérogations pose des problèmes plus complexes que le racisme. Ce sont des problèmes qui ne peuvent se régler que localement. Or à ce niveau il y a rarement coordination. L’inspection académique gère les dérogations sans concertation avec le conseil général.
FJ- Cela pose la question de la décentralisation et de son refus
GF- Disons qu’on délocalise, on ne décentralise pas. Or tout ne peut pas être résolu au niveau du seul établissement. Davantage peut être fait avec les partenaires locaux.
FJ- Mais alors que faire si cette voie là est barrée ? Du « busing » comme aux Etats-Unis ? Reconnaître officiellement les ethnies à l’école et veiller à l’équité de leurs résultats , comme dans les pays anglo-saxons ? Renforcer la carte scolaire ?
GF- Les politiques scolaires étrangères ne sont pas directement importables. En France on a un modèle social fort. Plutôt que le changer, il faut voir ce qui ne marche pas et tenter de régler le problème. Quand on a mis en oeuvre des politiques de discrimination positive, on ne les a jamais appliqué à des individus mais à des zones géographiques, comme les ZEP. C’est un bon principe. Il me semble qu’il y aurait aussi beaucoup à faire sur les établissements. Pour casser les ghettos il faut rendre plus attractifs les établissements en concentrant sur eux les efforts de l’Etat et des collectivités territoriales. On peut renforcer les équipes pédagogiques, l’encadrement, mettre en place de l’aide aux devoirs etc. Toutes les pistes n’ont pas été explorées en ce domaine. Quant à la carte scolaire, il faut la garder car elle limite la ségrégation, même si elle est en contradiction avec les valeurs de la société. Partout notre société demande aux gens de choisir, sauf en ce qui concerne l’école. On comprend que les familles aient du mal à accepter cette situation alors que les enjeux sont importants. Actuellement les stratégies de contournement de la carte scolaire, qui sont très anciennes, se démocratisent et finissent par concerner même les familles des classes populaires. C’est cette massification qui pose problème.
FJ- Certaines postures pédagogiques renforcent-elles la ségrégation ?
GF- Non, je ne crois pas que les attentes des enseignants produisent de la ségrégation. Mais les politiques des établissements construisent souvent des filières d’excellence qui sont centrées sur des critères scolaires mais qui de fait renforcent la ségrégation. Ce ne sont pas les enseignants mais les politiques d’établissement qui produisent de la ségrégation.
FJ- Dans cette perspective, faut-il maintenir le collège unique ?
GF- Je le souhaite. Sa remise en question renforcerait les inégalités. Il vaut mieux reconnaître ses problèmes et mettre en oeuvre des politiques limitant les inégalités.
FJ- La loi sur le voile risque-t-elle de renforcer ces inégalités ?
GF- Le rapport de la commission est un bon rapport. Il recherche l’équilibre entre la laïcité et la réalité d’une société multi-confessionnelle. La loi n’a finalement retenu qu’une proposition. Il faudrait reconnaître plus globalement la religion musulmane. Ce qui produit les problèmes liés au voile, c’est la situation de ségrégation plus que la religion elle-même. La question ne se pose d’ailleurs que dans les collège les plus discriminés. Ca doit questionner le système scolaire français. En refusant de voir les différences culturelles, il les renforce. Cette loi aurait pu faire un geste vers les musulmans. J’espère qu’elle a trouvé un juste milieu.
FJ- Les enseignants vous semblent-ils préparés à ces publics différents ?
GF- Les enseignants font partie des classes moyennes. A quelques exceptions près, les établissements difficiles sont moins demandés et reçoivent donc les enseignants les moins expérimentés. Ca questionne sur les modes d’affectation et le rôle des syndicats. Un autre problème est posé par la formation des enseignants qui reste plus académique que pédagogique. Ce serait bien que l’accompagnement des enseignants durant les premières années soit plus concret.
Entretien : François Jarraud
Sites sur Georges Felouzis :
Page personnelle :
http://www.u-bordeaux2.fr/lapsac/frenchpresentation/equipe/fichesperso/pagefelouzis.htm
La ségrégation ethnique au collège :
http://islamlaicite.org/IMG/pdf/G.Felouzis.pdf
Autres ouvrages de G. Félouzis :
Le collège au quotidien :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life/livres/alpha/F/Felouzis_1994_A.html
L’efficacité des enseignants
http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life/livres/alpha/F/Felouzis_1997_A.html