L’une après l’autre, depuis quelques semaines, une série de publications ministérielles met l’enseignement professionnel en question. Ainsi, une évaluation officielle affirme que « tous les domaines de formation ne sont pas égaux devant l’insertion professionnelle ». L’insertion est plus difficile dans les spécialités des services que dans les spécialités industrielles. Plus récemment, un rapport de l’Inspection générale sur les BEP tertiaire établit que » La question de la fonction et de l’utilité de ces deux BEP est donc posée aujourd’hui ». Le 20 janvier, un nouveau rapport, consacré aux bacs professionnels devrait être publié. Dans le grand débat sur l’Ecole, l’enseignement professionnel semble particulièrement questionné. Nous avons demandé à Olivier Masson d’éclairer les enjeux d’une réforme de ces filières. Puisse ce premier texte initier un profitable débat.
FJ- O. Masson l’enseignement professionnel vous parait menacé ?
OM- Tout dépend de la profondeur du champ. Si l’on regarde les évolutions très récentes, on peut constater que la réduction de la voilure dans l’Education Nationale s’est traduite par des suppressions de classes, postes ou sections dans les secteurs les moins visibles du service public, dont l’enseignement professionnel. La notice de présentation du grand débat sur l’avenir de l’école peut confirmer cette impression : la seule courbe déclinante s’agissant du nombre d’élèves par classe est celle des lycées professionnels. Les lycées technologiques, quant à eux, se fondent dans le second cycle général… Le message est allusif mais insistant : les LP coûtent cher, alors que la baisse des sorties sans qualification stagne à 7%. Cela, c’est de la « gestion comptable « . Du moins, si l’on ne regarde que le court terme.
FJ- Pourtant le nombre de bacheliers professionnels a plus que triplé durant les années 1990 et nous avons proportionnellement beaucoup plus de jeunes sortant avec un diplôme professionnel court (BEP, CAP) que nos voisins. Plus que le professionnel dans son ensemble, c’est plutôt le professionnel tertiaire qui est aujourd’hui critiqué alors que les séries industrielles sont reconnues.
OM- Je vous suis dans les premières affirmations ! C’est là que l’analyse de long terme doit reprendre ses droits. En clair, depuis vingt ans s’est opéré un véritable glissement : ouverture des bacs pro au détriment des CAP et BEP confiés aux CFA. Il y a eu parallèlement une véritable révolution copernicienne dans le service public : rénovation de la voie professionnelle pour une meilleure prise en compte des évolutions (plus de techniciens et moins d’ouvriers ; plus de liens entre « terrain » et « école « ). Les entreprises, quant à elles, embauchent des bacs pro à la place des BEP, des BEP à la place des CAP. Mais on pourrait faire la même remarque à propos des diplômés de l’enseignement supérieur.
Que recouvre la mise en cause du professionnel tertiaire ? Aujourd’hui beaucoup de jeunes accèdent à l’emploi dans des champs professionnels totalement différents de leur diplôme. Difficulté d’avoir accès à la mobilité géographique quand on n’a jamais organisé ses propres voyages, quitté ses parents ; ou inversement volonté de marquer tout de suite son autonomie financière. S’il y avait plus d’emploi dans l’industrie, cela se saurait ! Le lien entre formation et emploi est aujourd’hui de plus en plus illisible, surtout à l’échelle d’un bassin. En revanche, chacun a besoin d’avoir et un bagage minimum reconnu socialement et un parcours de réussite intériorisé personnellement qui permette non seulement de s’adapter, mais aussi de se reconvertir. La formation tout au long de la vie…
FJ_- Quels sont pour vous les risques d’un déclin numérique de l’enseignement professionnel ?
OM- Si nous ne savons pas « penser » l’enseignement professionnel comme il y a vingt ou cinquante ans, nous avons le devoir en tant que citoyens de considérer les jeunes qui entrent dans l’enseignement professionnel, leurs parcours réels. Et c’est là qu’il faut inévitablement reparler des liens avec l’apprentissage. C’est d’abord une mise en concurrence : collecte de la taxe d’apprentissage, recherche de lieux de stage, rémunération des stagiaires et même l’accueil des flux d’élèves ! Avec la baisse démographique actuelle dans les lycées, la concurrence est rude !
De plus, nous sommes bien obligés d’admettre qu’il y a, là aussi, une véritable ethnicisation des rapports sociaux. Quelles sont finalement les perspectives pour ces jeunes qui ont toutes les peines du monde à trouver un maître d’apprentissage, parce que leurs parents n’ont pas de relations sociales élargies, que leurs grands-parents sont nés de l’autre côté de la Méditerranée, et que les codes sociaux de l’intégration dans notre société leur échappent ? Il ne suffit pas que les responsables politiques légifèrent contre le racisme, encore faut-il que ces jeunes – Français ou non – puissent trouver un lieu où se construire une identité professionnelle ou réparer un sentiment d’échec acquis précédemment à l’école.
C’est un vrai défi pour notre société, mais nous n’en sortirons pas en opposant abusivement les différentes voies de formation : l’apprentissage a toute sa dignité comme parcours de formation initiale. En revanche, ses modes de régulation, bientôt confiés largement aux régions, mériteraient d’être réexaminés. Car il ne faudrait pas oublier que le financement de l’apprentissage repose essentiellement sur les contributions ciblées des entreprises qui choisissent pour une grande part leurs organismes collecteurs. Et dans ce domaine, les régulations sont peu « lisibles » et les contrôles aléatoires comme l’a rappelé le rapport remis par quatre inspections début novembre à M. Dutreil à la suite de son livre blanc sur la modernisation de l’apprentissage.
FJ- Aujourd’hui les bacheliers professionnels ont un taux d’échec en université de plus de 80%. Ne serait-il pas préférable de faire évoluer le technologique et le général pour qu’il s’adapte et recueille une partie des élèves du professionnel ?
OM- Oui, mais comparaison ne vaut pas raison. Demandons-nous pourquoi les IUT réservés à l’origine aux lycéens technologiques sont majoritairement occupés par les bacheliers scientifiques. Demandons-nous aussi pourquoi il y a tant d’échecs à l’Université. Ou pourquoi tant d’élèves sélectionnés et largement encadrés dans les classes préparatoires choisissent finalement l’université. Cela n’est pas en soi irrémédiable (sauf que cela coûte un peu à la collectivité) : on a bien le droit de se réorienter dans sa vie. Ce qui est problématique en France, c’est que l’on pilote le système par l’aval, au lieu de le piloter par l’amont. En clair, on conçoit les voies de formation en fonction du modèle le plus prestigieux et on hiérarchise tout. Ne pourrait-on pas introduire davantage d’activités manuelles ou de découvertes du milieu professionnel dans les collèges pour tous les élèves ? Piloter par l’amont, c’est prendre en compte les parcours réels de formation antérieure. Ce n’est pas forcément individualiser l’enseignement et mettre tout le monde devant un ordinateur.
Je voudrais aussi faire remarquer que, depuis quelques années, il y a une réorientation indéniable des flux d’élèves, parce qu’il y a une baisse démographique. Des élèves dont le profil, les résultats les auraient conduits au lycée professionnel dix ans auparavant arrivent en lycée technologique. Y a-t-il pour autant adaptation ? La rénovation de la voie technologique se fait attendre (ni ECJS, ni TPE par exemple ; pas de refonte des programmes) et ce n’est pas l’introduction de quelques heures d’aide individualisée en français ou en maths qui changent grand-chose.
FJ- Alors quelles solutions ?
OM- Si l’on veut faire évoluer l’enseignement technologique et général, il faudrait s’appuyer justement sur l’expérience positive accumulée par l’enseignement professionnel, plutôt que de le dénigrer. Pourquoi, par exemple, ne pas proposer que des Professeurs de Lycées Professionnels, qui sont bivalents, puissent enseigner dans les collèges, à égalité de dignité ? Non seulement ils apporteraient un regard plus juste sur l’enseignement professionnel – ce qui dédramatiserait en partie l’orientation – mais encore ils montreraient que le collège n’est pas qu’un petit lycée [général bien sûr]. Cela permettrait de poser une pierre, en attendant l’introuvable socle commun de connaissances attendues à la fin de la scolarité obligatoire.
Christian Forestier (Le Monde, 21-11-03), président du Haut Conseil de l’évaluation de l’école et un des principaux inspirateurs des politiques nationales menées depuis dix ans, met en balance l’enseignement professionnel et technologique, pour choisir sans équivoque les « formations à caractère généraliste « , au risque de provoquer blocages et incompréhensions et surtout la perte d’une mémoire professionnelle (ici des enseignants), alors que nous devons accueillir de nombreux jeunes collègues dans les dix ans qui viennent.
Une autre voie est possible et a déjà été engagée par la région Nord-Pas-de-Calais entre 1995 et 2000. Pendant cette période a été mis en œuvre un schéma régional des formations qui avait quatre volets articulant formation initiale et continue, planifiant les investissements et qui obligeait le service public d’éducation et le Conseil Régional à tenir leurs engagements. Il faut retenir le choix d’objectifs cohérents : rattrapage des niveaux V et IV ; réduction des écarts entre les bassins ; politique active d’information et d’orientation ; lutte contre l’échec et le décrochage scolaire ; développement de lycées pluridisciplinaires (« lycées des métiers « ) et meilleure identification de petits lycées. Bien sûr, on pourra objecter que les collèges – palier essentiel de l’orientation – n’ont pas été suffisamment associés à la démarche, puisqu’ils relevaient des départements ; que la citoyenneté des apprentis dans le cadre des CFA n’est pas reconnue par l’institution ; qu’il est souvent difficile de faire travailler ensemble dans le même lieu d’enseignement des cultures professionnelles différentes (celle des lycées généraux, technologiques, professionnels et des CFA). Mais, comme nous le rappellent justement les travaux de Jean-Louis Derouet, l’école est déjà « dans plusieurs mondes « . Même dans la salle des professeurs d’un lycée d’enseignement général, il n’y a pas d’accord sur les finalités. Mais lorsque les LP et lycées généraux ne sont pas réellement associés, il existe difficilement de vraies classes d’adaptation.
La réalisation la plus emblématique est sans doute celle du Lycée Professionnel Turgot à Roubaix, rebaptisé « lycée de toutes les chances » qui a servi de modèle au moins pour les trente et un lycées de la région identifiés désormais pour la lutte contre le décrochage scolaire. A l’heure où le monde politique se prépare à confronter des projets pour les élections régionales, ou à s’interroger sur le rôle de l’Union Européenne ,il y a là matière à réflexion.
Pour atteindre l’objectif formulé par Christian Forestier (« donner à la moitié d’une classe d’âge une qualification universitaire « ), notre société a le choix entre deux stratégies : la simplification des ordres d’enseignement par l’élimination progressive de l’un d’entre eux, ce qui suppose de continuer à « orienter » des flux d’élèves ; la confrontation fine de ces cultures d’enseignement à l’échelon local, qui suppose de reconnaître les jeunes comme acteurs de leurs choix d’orientation. Rien n’interdit que les personnes empruntent des parcours sinueux pour atteindre la qualification universitaire. La finalité d’une formation tout au long de la vie n’a pas alors tout à fait le même sens…
Olivier Masson
professeur d’histoire-géographie et ECJS en lycée scientifique et technologique industriel ; auteur de « Tenir parole sur l’école », L’Harmattan, mai 2000.
Entretien : F. Jarraud
Liens :
http://www.ac-lille.fr/pedagogie/ltc/default.cfm
http://www.cic-ntic.com/leonardo/turgot/pageturgot1.htm
http://www.nordpasdecalais.fr/formations_initiales/02-Lycees/03c-ToutesChances.htm
tesChances.htm