François Jarraud
« Et si ce que devait transmettre l’Ecole, c’était à la fois, la connaissance précise du génocide, et, en même temps, cette brûlure, cette indicible meurtrissure de tout être humain confronté à la Shoah ? »
Entretien avec Dominique Natanson
FJ- Dominique Natanson ,vous animez un site qui fait référence sur la pédagogie de la Shoah. Il est utilisé aussi bien par des jeunes que par des enseignants. Que vous demandent-ils ?
DN- Le site » Mémoire juive et Education » ( http://www.memoire-juive.org/ ) est né en 1997, après que j’aie constaté l’importance qu’avaient pris les sites négationnistes. Au départ, j’y ai mis l’histoire familiale de la déportation des miens, les premiers résultats de mon travail avec des élèves de collège et des informations générales sur les camps. Il s’agissait bien entendu de faire un travail de » vulgarisation » à destination des collégiens principalement, puisque j’enseignais alors en collège.
Très vite, les questions se sont multipliées et j’ai décidé du principe suivant : plutôt que de faire une réponse individuelle à chaque demandeur, j’allais fabriquer une page contenant informations et documents pour répondre à chaque question nouvelle. C’est ainsi que s’est créée la page » Que voulez-vous savoir sur la déportation des Juifs ? » ( http://www.memoire-juive.org/savoir.htm ). Le site est riche à présent de plus de 300 pages web (près de 2000 pages si l’on imprime).
La surprise a été que le questionnement s’est vite étendu à d’autres que les collégiens. Il a fallu que j’intègre des questions de lycéens, bien sûr, mais aussi d’étudiants et d’enseignants. Et puis les questions ont été nombreuses à venir d’adultes intéressés par cette période de l’histoire et aussi de familles de déportés. Il est clair que cette recherche de la mémoire familiale à la seconde ou troisième génération ne pouvait me laisser indifférent et j’ai dû créer une page d’appel à témoins et de conseils pour des recherches familiales ( http://www.memoire-juive.org/appel_a_temoins.htm ).
Les questionnements sont tout à fait variés. Il y a ceux qui veulent vraiment comprendre et qui posent crûment des questions essentielles, dans leur langage. Ce sont mes préférés. Ainsi la question » Mais pourquoi Hitler en voulait-il tant aux Juifs ? » a-t-elle été reprise pour une page expliquant, documents à l’appui, l’histoire de l’antisémitisme ( http://www.memoire-juive.org/antisemitisme.htm ). D’autres questions sont beaucoup plus scolaires et on a fréquemment la recopie intégrale du sujet de recherche proposé par l’enseignant. Je répond alors gentiment, mais sans céder à la pression ( » Répondez-moi vite, c’est pour jeudi ! « ) en invitant l’élève à visiter quelques pages du site où il pourra trouver la substance de sa recherche, mais au prix nécessaire d’une lecture véritable et d’une appropriation personnelle.
Enfin, il y a les T.P.E. qui fournissent une masse énorme de questions, avec souvent un vrai dialogue qui s’instaure avec des équipes motivées. La soif d’apprendre se conjugue ici le plus souvent avec le besoin de comprendre. Bien sûr, mes premières réponses sont parfois décevantes pour ces lycéens car elles consistent souvent à leur dire que je ne comprends pas leur problématique. Quelques semaines plus tard, le dialogue est renoué autour d’une formulation plus claire ou parfois d’une toute autre problématique, pas forcément plus évidente que la première… J’ai suivi au cours des années, des équipes de travail qui ont fait un travail formidable sur des thèmes comme » Le mur du ghetto « , » La propagande antisémite en Allemagne « , » Femmes juives et déportation « , » Peintres allemands contre le nazisme « , » La résistance de la jeunesse juive « , » Rôle économique des camps « , le » Lagerkapelle (orchestre des camps) « … Des travaux originaux ont aussi parfois été menés comme cette écriture de fiction, avec un professeur de Français, sur la vie des Juifs cachés dans le Pas-de-Calais. J’ai le sentiment que beaucoup des jeunes lancés dans cette aventure des T.P.E. sont devenus des » militants de la mémoire « .
FJ- Ces demandes montrent qu’il y a bien une demande des jeunes de connaître et comprendre la Shoah. Pourtant la Journée n’est pas commémorée partout. Par exemple des enseignants estiment que devant l’ampleur des programmes ils n’ont pas de temps à consacrer à la Shoah. Qu’en pensez vous ?
DN- Je crois qu’il convient de séparer plus clairement commémoration et enseignement de la Shoah. Nous ne devons pas choisir entre mémoire et histoire, mais faire les deux, en distinguant les temps.
Il faut, et l’on peut évidemment, consacrer du temps à l’enseignement de la Shoah. Personnellement, devant la difficulté de bâtir une progression avec le nouveau programme de Première qui place la Shoah aux alentours du mois de mai si l’on n’y prend pas garde, j’ai fait le choix de commencer par cela et de pratiquer ce programme à rebours. Il me semble que l’événement historique le plus important de tout le programme de 1ère est assurément la Shoah. Je décide donc d’en faire le fil rouge de l’année scolaire. Sans réduire bien évidemment le programme à cela, on peut, après avoir étudié la Shoah, rechercher des prémisses et des causes dans tous les chapitres du programme : l’affaire Dreyfus sous la IIIe République, la » brutalisation » de la Guerre 14-18 et le génocide arménien, l’émergence de forces fascistes en France qui donneront dans la collaboration ensuite et, bien sûr, la naissance des dictatures d’extrême-droite et la spécificité raciste du totalitarisme nazi (qui peut conduire d’ailleurs à s’interroger sur l’utilité du concept de totalitarisme pour décrire, dans un même sac, le stalinisme et le nazisme).
La question de la commémoration est une autre question. Je dois d’abord dire que je me méfie de l’idée d’un » devoir de mémoire » et d’un » devoir de commémoration » que les adultes imposeraient aux jeunes générations. »
L’injonction à se souvenir risque d’être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l’histoire » dit justement Paul Ricoeur. La parole de l’adulte qui sait, du professeur qui affirme péremptoirement, qui dit où est le Mal, où est le Bien, ne peut être suffisante pour déclencher la prise de conscience, par les élèves, de la particularité de la Shoah. C’est l’élève lui-même, à travers ses tâtonnements, qui doit » se construire une mémoire « , une conscience, basées sur une connaissance rigoureuse des faits. La citoyenneté ne se décrète pas, c’est le résultat d’une élaboration, dans ce domaine comme dans d’autres.
Cela ne peut se faire en une seule journée où l’on traînerait des adolescents motivés par la seule injonction professorale. Cela ne veut pas dire que je suis opposé à cette commémoration, mais il me semble qu’elle doit être préparée en amont. La question de la Shoah motive souvent beaucoup les élèves, quoiqu’il se dise parfois. Elle se prête bien à des activités faites en dehors du cours, avec une part de volontariat des élèves. Mais une exposition, la présentation de dossiers, une animation… cela ne se bricole pas dans la semaine qui précède le 27 janvier. Il me semble que cela doit être l’aboutissement du travail du premier trimestre. Ainsi, dans mon lycée, je mettrai en ligne une dizaine de pages web réalisées à partir d’échanges par courrier électronique avec un ancien déporté d’Auschwitz-Monowitz. Tous les élèves de Première ont participé à l’élaboration d’un questionnaire, ont reçu les réponses. Une petite équipe a choisi de prendre sur son temps libre (et sur le mien) pour réaliser les pages pour le site du lycée. Ainsi peut-on s’efforcer à la fois d’impliquer l’ensemble de la classe et faire réaliser le travail de préparation par un petit groupe, dans une » pédagogie du projet « .
FJ- D’autres doivent faire face à la montée de l’antisémitisme et n’osent pas l’affronter. Quel conseil peut on leur donner ?
DN- Je crois qu’il faut, davantage qu’il n’est fait parfois, décrire le racisme nazi qui n’épargne pas les » races de coolies et de fellahs « , asiatiques et arabes. L’antisémitisme vise globalement les sémites même si la population maghrébine n’était pas le premier souci d’Hitler. Il faut opposer les valeurs aux valeurs : quelle est votre conception de l’éducation de la jeunesse ? peut-on demander aux adolescents. Est-ce celle dans laquelle » la faiblesse doit être chassée à coup de fouet » (Hitler, conversations avec Rauschning) ? Il faut prendre le temps de décrire le système nazi et de confronter les comportements des nazis (stérilisations forcées, programme T4 d’extermination des malades) avec les valeurs portées par chacun de nos élèves, quelle que soit son origine.
Cela implique deux choses. Premièrement, il me semble qu’il faut faire des cours sur le nazisme et la Shoah des moments particuliers, où l’on procède différemment de d’habitude. J’ai décrit dans un article paru dans les Cahiers pédagogiques ce qu’était pour moi la projection de Nuit et Brouillard à mes élèves de collège (voir http://www.memoire-juive.org/qui_de_nous_veille.htm ). Il faut faire vivre une véritable découverte et mettre les élèves en activité. Cela peut se faire par des textes, par la réalisation d’un dossier, d’une exposition, par une recherche sur l’Internet… Faire un cours magistral ou dialogué dans lequel une partie des élèves joueraient, au fond de la classe, les observateurs goguenards ou insultants, est sans doute la pire des situations pédagogiques pour un cours sur la Shoah.
Deuxièmement, il faut aussi sans doute renoncer aux oukases d’une vision fermée de la Shoah dont l’unicité ne pourrait souffrir aucune comparaison avec d’autres situations. Présenter la Shoah comme un bloc de granite intouchable, qui ne serait comparable à rien sous peine de profanation et qui ramènerait à rien les souffrances vécues par d’autres peuples à d’autres moments de l’histoire, est évidemment contreproductif.
» Pour [le débat rationnel], la comparaison, loin d’exclure l’unicité, est le seul moyen de la fonder : comment, en effet, affirmer qu’un phénomène est unique si je ne l’ai jamais comparé à rien d’autre ? » explique Tzvetan Todorov, dans Les abus de la mémoire. Si nos élèves nous interpellent sur un prétendu » génocide des Palestiniens « , il ne faut pas esquiver et pratiquer le seul rappel à l’ordre. La question de l’ampleur incomparable de la Shoah n’est pas une donnée tombée du ciel ; elle doit, elle aussi, devenir un savoir construit. Mettre en débat la question d’éventuels » crimes de guerre » commis par l’Etat d’Israël à l’encontre des populations des territoires palestiniens occupés et faire travailler sur ce débat (qui divise la société israélienne elle-même) peut être un moyen de construire la différentiation entre homicide, assassinat, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. Ces catégories ne vont pas de soi. Soyons audacieux quant au choix des supports et aidons nos élèves à entrer dans la complexité du monde.
FJ- D’autres se demandent, c’est parfois le cas dans l’enseignement primaire, s’il ne faut pas protéger les enfants de ces horreurs…
DN- J’ai en effet entendu ce genre de réflexion. Il est clair que l’enseignement de la Shoah n’est pas un enseignement mortifère ou morbide et qu’il faut veiller à en faire une leçon de vie, de vigilance et de citoyenneté. Je n’ai pas pour habitude de citer la Bible, mais il me semble que ce cours sur la Shoah pourrait s’inspirer du » Tu choisiras la vie » (Deutéronome XXX, 19). Il y a une certaine vigilance de l’enseignant qui doit éviter l’écœurement complaisant des images de fosses communes. Il faut aussi, sans minimiser l’importance du massacre, insister sur les aspects de résistance (fut-elle désespérée comme dans le Ghetto de Varsovie) et, sans minimiser la participation de la police française, de la Milice et des collaborateurs, montrer qu’il y eût des » Justes » (Voir http://www.memoire-juive.org/justes_sommaire.htm ).
De plus en plus de professeurs des écoles m’interrogent sur la manière de faire en CM2 où la question doit désormais être abordée. J’ai eu l’occasion de traiter de cette question dans une classe de 6ème, pas très différente émotionnellement d’un CM2. Cela s’est fait sous la forme d’un conte écrit par une » enfant cachée « , Liliane Marton, qui vit en région parisienne. Dans « Pillango ou la petite fille sans nom », elle raconte sa propre histoire : le bonheur de l’avant-guerre, le moment où elle fut cachée, la déportation des parents, l’attente d’un retour qui ne viendra pas. (voir http://www.memoire-juive.org/la-petite-fille-intro.htm ). J’ai sélectionné, pour illustrer ce conte, des images et photographies dont aucune n’est » choquante » (bien que finalement toutes le soient d’une certaine manière) et qui peuvent constituer la partie historique de contextualisation du conte. (voir http://www.memoire-juive.org/images_pour_pillango.htm ).
FJ- Pour d’autres collègues, enseigner la Shoah de façon efficace apparaît très difficile. Vous avez enseigné en collège et en lycée. Quelles approches doit-on privilégier ? Quels conseils pour ces professeurs ?
DN- Il ne faut pas cacher que l’enseignement de la Shoah est, en effet, difficile. On doit mesurer la distance qui nous sépare des camps nazis. Nous les avons étudiés, nous avons lu quelques récits, nous avons travaillé la question, nous nous sommes même crus autorisés à intégrer la Shoah dans un cours structuré, avec des tenants et des aboutissants, avec des allégements et des simplifications didactiques…
Et pourtant, nous ne comprenons rien aux camps nazis. Nous n’avons pas vécu cette journée dont parle Charlotte Delbo, cette journée interminable, faite de peur ininterrompue, faite de faim et de saleté, de coups et de tremblements. Et voilà que j’échoue à mon tour à la décrire.
Nos certitudes d’historien qui pense pouvoir expliquer le monde, voient apparaître leurs limites. Plus l’on se penche sur l’extermination des Juifs durant la Seconde guerre mondiale, moins on la comprend, au sens ou » comprendre, c’est presque justifier » (Primo Levi, Si c’est un homme). Nous pouvons en décrire le mécanisme, nous savons montrer des enchaînements de faits et d’idées, nous précisons les chiffres, nous localisons mieux. Mais pouvons nous comprendre ce qui s’est passé ? Il me semble qu’aucune école historique, aucun système philosophique, ne parvient à expliquer complètement la Shoah. Les religions paraissent particulièrement démunies sur cette question. Nous inventorions des archives, nous analysons des déclarations, nous accumulons des faits, et nous restons là, les bras ballants, devant l’horreur ordinaire de nos découvertes…
Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas faire ce travail d’histoire. Il est légitime d’ » historiciser la Shoah « comme le propose Georges Bensoussan : il faut entrer résolument dans les faits, faire l' » étude précise et rigoureuse de la Shoah qui [comprend] l’étude d'[un] vocabulaire » sans ambiguïtés, analyser l’antisémitisme, s’intéresser aux victimes, mais aussi aux bourreaux, s’efforcer de comprendre la société allemande dans laquelle est né le projet exterminationniste et la société française qui a puissamment contribué et à l’arrestation, à la livraison des Juifs, et parfois à leur sauvetage.
Il faut prendre conscience de cette tension entre le travail du professeur d’histoire et la dimension particulière de la Shoah. Je dirais même plus, il faut faire accéder les élèves à cette tension : il faut un lieu pour l’expression de l’émotion et un lieu pour le travail historique rigoureux qui tentera de la dépasser.
Et si ce que devait transmettre l’Ecole, c’était à la fois, la connaissance précise du génocide, des mécanismes du meurtre de masse, et, en même temps, cette brûlure, cette indicible meurtrissure de tout être humain confronté à la Shoah ? S’il fallait communiquer cela, aux jeunes qui sont en face de nous, pour les aider à se construire, comme être humain, comme citoyen, pour leur apprendre à repérer les » nouveaux bourreaux » dont parle Jean Cayrol à la fin de Nuit et brouillard, à identifier la gangrène profonde d’une société : le racisme, l’exclusion, le fascisme, l’exploitation.
Voilà quelques-unes de considérations que j’ai déjà eu l’occasion d’exprimer dans une brochure publiée par le CRDP de Bretagne : J’enseigne, avec l’Internet, la Shoah et les crimes nazis. (voir http://www2.ac-rennes.fr/crdp/doc/librairie/ ).
Mais on attend sans doute du Café pédagogique, des conseils moins métaphysiques.
Il y a d’abord une différence de contenus. Je n’ai jamais beaucoup parlé des Einsatzgruppen dans un cours sur la Shoah avant le lycée (voir http://www.memoire-juive.org/einsatzgruppen.htm ). De même, la précision doit être plus fine en lycée dans l’étude du fonctionnement de l’appareil d’Etat nazi, du rôle des différents acteurs. La différenciation des camps, limitée à camps de concentration / camps d’extermination en collège, peut elle aussi être plus fine et intégrer les notions de camps d’internement, de camps de transit… L’essentiel en collège est de placer le cadre général de la Shoah, tandis qu’en lycée, l’essentiel est de faire entrer les élèves dans une problématisation. On pourra aller jusqu’à évoquer, mais peut-être pas dans toutes les classes, les débats d’historiens entre intentionnalistes et fonctionnaliste, sans exiger jusqu’à une restitution complète de ce débat.
Pour terminer, je souhaiterais inviter mes collègues à varier les supports, à utiliser des récits, des témoignages, des vidéogrammes, à chercher sur l’Internet (une recherche qui doit être soigneusement préparée), à construire des projets spécifiques à cette étude de la Shoah, projets dans lesquels les élèves soient vraiment en activité, pour chercher à construire du sens dans cette histoire insensée.
Dominique Natanson
Entretien : François Jarraud
Dominique Natanson est professeur d’histoire-géographie au lycée Gérard de Nerval à Soissons et formateur dans l’Académie d’Amiens. Il a longtemps enseigné dans un collège qui porte le nom d’un enfant juif déporté : Maurice Wajsfelner, à Cuffies (02). Il anime le site internet » Mémoire juive et Education « . Il a récemment publié un recueil de nouvelles » Dernières nouvelles de l’absence » aux Editions Le Décaèdre, sur le thème de la Shoah, ou plutôt sur les traces qu’elle laisse à présent dans nos vies. Il est l’auteur d’une brochure qui a paru au CRDP de Bretagne, » J’enseigne avec l’Internet la Shoah et les crimes nazis « .