Les enseignant(e)s de maternelle ont la lourde responsabilité de faire entrer les enfants dans le statut d’élève. Mais ne risque-t-on pas, en engageant tôt certaines activités autour de l’écrit, de tomber dans une » primarisation » de la maternelle qui soit difficile à vivre pour certains élèves ? Quels sont le bons et mauvais repères pour les enseignants de l’école maternelle, à propos de la réussite dans l’écrit ? Comment bien les préparer au meilleur CP du monde ? Autant de questions que le Café Pédagogique a posé à Mireille Brigaudiot, maître de conférences IUFM de Versailles
Bien que de nombreux enfants soient très performants, un certain nombre restent en échec malgré la diversité et la richesse de ce que leur proposent les enseignants de maternelle… Comment expliquer ce paradoxe… Quels sont les enseignements essentiels de vos recherches ?
Des recherches ont montré l’importance de la conscience phonique (segmentation volontaire de la langue en données syllabiques ou phonémiques) pour la réussite des élèves. Emilia Ferrero et ses collègues interprètent les premiers tracés comme élaboration conceptuelle de l’enfant. L’apprentissage de l’écrit devient l’apprentissage d’un système de représentation, permettant à l’enfant d’accéder au signifiant, au signifié. E. Ferrero refuse de distinguer apprentissage de la lecture et de l’écriture. Essayons de comprendre quelques malentendus que je repère dans les pratiques par la mauvaise hiérarchisation des obstacles. Je vois des pratiques qui s’appuient sur la perception visuelle, alors que je pense nécessaire de s’appuyer sur l’aspect sonore.
Vous illustrez votre propos avec l’exemple de la lecture des prénoms…
Oui. On fait » lire » les prénoms en de multiples lieux (affichages…) en lieu et place des » signes » qui représentaient les élèves. Reconnaître beaucoup de prénoms est considéré par les maîtresses comme une évaluation positive. Mais quelle est l’activité de l’enfant à ce moment là ? J’en vois plusieurs :
– prendre en photo dans sa tête une configuration qui se dit : Karim ou Olga (perception visuelle globale qui amène à confondre Karim, Karima ou Karine)
– prendre en photo un ou des éléments spécifiques (longueur, majuscule, points au dessus, boucle…) Là aussi, traitement visuel approximatif. Michel ressemble à Magali ( » comme moi « )
– mémoriser l’emplacement de l’étiquette (spatialité du support)
– …
Cette période » logographique » (perception visuelle ordinaire) ne ressemble en rien à de la lecture, ni experte (qui utilise la voie directe en ajustant ses mouvements oculaires et en comparant avec la régularité orthographique qui connaît) ni de débutant (qui utilise le déchiffrage)
Avec l’équipe INRP-Prog, nous avons proposé des attitudes enseignantes consistant à montrer que les prénoms écrits ont une double caractéristique : une nature symbolique (signe, signature, preuve d’appartenance, de présence…) et d’être des mots, qui comme tous les mots sont transcris à l’aide du code alphabétique, qui oblige l’enfant à ne pas se contenter de regarder la longueur, les signes qui dépassent). Mais les enseignants doivent montrer comment ça fonctionne, en démontant et remontant devant eux les mécanismes alphabétiques, mais sans leur demander de le faire à leur tour, simplement en leur montrant…
» Découvrir l’écrit, porteur de progrès » disent les IO. On entraîne donc les enfants à écrire leur prénom en capitale d’imprimerie, et tout va bien… Mais on est très vite face à deux problèmes : les adultes, se fiant au travail obtenu, pensent que les élèves écrivent alors qu’ils dessinent.
Le maître demande alors de décorer les lettres : les enfants s’installent alors dans de la » copie de dessin » comme précédemment dans la reconnaissance d’étiquettes. Ecrire ou dessiner ? Comment le savoir ? S’il sait s’il y a des lettres, s’il sait dessiner des lettres, s’il sait écrire Dan quand il s’appelle Rédan. Il sait dessiner son prénom, mais n’a en rien progressé dans la maîtrise de l’écrit. Autres exemple : je demande à des enfants d’écrire les mots TOM ou LOLA. 42% savent écrire Lola, seulement 23% Tom. 9% sont en échec complet, 47% sont » en cours « . Mais d’une école à l’autre, on passe de 18 à 3 %. Au CP, l’apprentissage grapho-phono va donc être impossible, y compris pour nombre des 47%
Là encore, prononcer le nom de la lettre dans un contexte langagier (jamais isolé), pour en rendre la graphie explicite pour certains mots. Autre exercice possible, l’essai individuel d’écriture d’un mot. On va ensuite commenter les recherches collectivement, donnant de la valeur sociale : » je vois que…. ça ressemble à… » en validant les traces dans leur cohérence interne, même limitée… et on termine par notre écriture à nous, qui » pose un écart » que les enfants vont travailler à réduire… C’est d’autant plus important pour les enfants qui n’ont pas chez eux de référence écrite en français… De la culture à la valeur de la lettre….
Faut-il apprendre l’alphabet en maternelle ?
Apprendre l’alphabet dès la moyenne section pour aider les enfants en difficulté ? Mais du principe alphabétique à l’alphabet, il y a un gouffre. Nombre des enfants en échec sont bloqués à cause de leur connaissance de l’alphabet. Ils pensent qu’à une forme est associée un nom. » C » a un nom, mais on ne peut plus lui en appliquer un autre. La relation terme-à-terme est rigide, ne pourra plus être cassée surtout s’il est appris dans une comptine que chacun va rappeler. Comment alors, pour lui, accepter que la lettre fasse (ssss) ou (k !) ou (ch) ? Une équipe pluridisciplinaire de Sainte Anne écrit : » pour les non-lecteurs, lire, c’est épeler les lettres. Les sujets qui ne parviennent pas à apprendre en restent à cette nomenclature aussi peu susceptible de changer qu’une chaise ou une table « . Apprendre l’alphabet hors de la conscience linguistique revient donc à être très discriminant pour les enfants socialement les plus en difficultés. Pourtant, c’est présent dans les IO » Connaître le nom des lettres de l’alphabet » ! Pistes : pas de commune mesure entre faire réciter l’alphabet et dire le nom des lettres dans l’usage de l’écrit. Il n’est donc pas bon de les colorier, de les découper.. Ce ne sont pas des dessins, ce sont des substituts dans le domaine de la langue.
Quels sont les obstacles ?
Les activités sur l’écrit d’ordre visuel sont abondamment utilisées parce qu’elles laissent des traces qui se voient (parents et institution). Les activités perceptives sonores ne laissent pas de traces. Elles ne rassurent pas. Le malentendu vient de la vulgarisation des travaux de recherches. Parce qu’on dit que la procédure est logographiques (visuo-sémantique : je vois, je dis). Le lecteur expert utilise une procédure » voie directe » quand il voit des mots qui font sens pour lui. Mais ce sont les lettres et leur position qui activent le sens. Ce n’est qu’à la fin du cycle II qu’on doit utiliser la voie directe. Mais cet accès direct suppose qu’ils aient mémorisé la forme orthographique de nombreux mots.
Pouvez-vous nous donner un conseil ?
Il ne faut pas craindre d’évoquer avec les enfants la complexité de notre système d’écriture. Les enfants s’y intéressent lorsqu’ils comprennent le pouvoir que ça leur donne. Faire soi-même devant eux, en tant qu’enseignant, est un véritable acte d’enseignement, d’une valeur irremplaçable. N’ayez pas peur de montrer le spectacle d’un adulte qui écrit. Sautons sur toutes les occasions de leur dire, même deux secondes, plusieurs par jour. Ils ne vont pas l’inventer seuls.
Vous utilisez souvent la formule » VIP » ?
Oui, elle résume bien la démarche que je propose :
V pour Valider : » XXX a fait quelque chose. Faisons-en un événement »
I pour Interpréter : » il a essayé de faire comme il m’a vu faire »
P pour Poser un écart : » ça ressemble, mais… il va falloir réduire l’écart »
Propos recueillis par Patrick Picard
Retrouvez le travail de Mireille Brigaudiot sur
http://progmaternelle.free.fr/