Le phénomène n’est pas nouveau, mais il ne va pas en diminuant : on attend beaucoup des enseignants (1). Qu’ils enseignent la lecture, l’écriture et le calcul, bien entendu. Mais aussi l’histoire, la géographie et les sciences naturelles ; l’éducation artistique et l’éducation physique ; l’expression orale, l’informatique, les langues vivantes, la citoyenneté, la critique de l’information, la philosophie pour enfants. On attend qu’ils enseignent, mais on attend surtout que leurs élèves apprennent : qu’ils trouvent du » sens » dans leur travail, qu’ils soient actifs, entreprenants, créatifs, critiques, intelligents, courtois et tolérants.
Ce que nous demandons à l’école, c’est peut-être ce qu’elle demande elle-même aux parents : quelque chose comme la rédemption de nos fautes, la formation d’une nouvelle génération raisonnable, policée et respectueuse de son prochain, dans un monde où règne souvent la loi du plus riche, du plus fort, du plus retors. L’institution est humaine, mais nous voudrions qu’elle ait raison de l’opportunisme et de la violence de certains jeunes alors que la déréglementation et la compétition sont présentes partout. Aujourd’hui, les écoles elles-mêmes sont en concurrence, et il ne suffit plus, pour prétendre à l' » excellence « , de bien enseigner ni de bien éduquer : il faut encore se mesurer à l’établissement et au pays d’à côté, et le précéder au classement du » suivi international des acquis des élèves « .
Les problèmes sont de plus en plus complexes, et les solutions simples – prétendues simples – de plus en plus nombreuses. Ce qui place les enseignants devant cette difficile question : comment résister aux injonctions sans s’installer dans la réaction ? comment penser l’action personnelle et collective pour éviter la double tentation de l’arrogance ( » vous ne comprenez rien « ) et de la prostration ( » vous ne nous comprenez pas « ) ? Ce dilemme non plus n’est pas nouveau. Il est plutôt emblématique d’une longue lutte : la lutte pour la professionnalisation et la démocratisation de l’institution (Huberman, 1989 ; Perrenoud, 1994 ; Geay, 1999 ; Lang, 1999).
Travail (trop bien) prescrit, travailleur proscrit
Nous attendons beaucoup de l’école, et elle-même promet beaucoup. C’est qu’il y a tant à faire, et tant à parfaire. Parents, journalistes, députés, ministres, chercheurs, experts, philosophes et pamphlétaires se bousculent donc autour du maître pour lui prodiguer conseils et instructions. » Soyez plus sévère « , » soyez plus ouvert « . » Enseignez l’anglais « , » préférez le français « . » Faites au mieux « , » faites ce qu’on vous dit « . Les prescriptions sont contradictoires, et même paradoxales. Il y a mille manières de former des élèves autonomes, raisonnables et responsables. Mais ces bonnes idées sont inopérantes si les ordres et les contre-ordres venus d’en haut infantilisent les maîtres.
Prises isolément, les propositions des spécialistes sont toutes intéressantes. Mais le problème du praticien, surtout si c’est un généraliste, c’est que la somme des pratiques souhaitables n’est pas seulement éreintante : elle est mortifiante. Comment s’engager professionnellement si l’on se sent régulièrement pris en défaut d’expertise, en manque de compétence, en flagrant délit de bricolage, là où devraient prévaloir la pédagogie de maîtrise et l’ingénierie didactique ?
Les ergonomes définissent souvent la compétence comme l’écart séparant le travail réel du travail prescrit. La compétence ou l’incompétence devrait-on préciser. Car comment croire en nous si les pratiques que l’on nous dicte sont à mille lieues des pratiques que nous produisons ? Comment nous mobiliser et nous tenir au travail si nous vivons l’expérience d’une activité impossible ? (Clot, 1999) A travail (trop) prescrit, travailleur proscrit. Ce que l’école préconise, c’est un travail de déconstruction/reconstruction dans la » zone proximale de développement « , une évaluation formative, du soutien pédagogique, un » holding didactique » (Blanchard-Laville, 2001). Elle ne sera crédible qu’à condition de pratiquer ce qu’elle prône : comment stimuler le développement professionnel des enseignants en leur fixant des exigences impraticables qui finissent forcément par les prendre en défaut ?
Travailleurs et rénovateurs : tourments croisés
Les autorités politiques, l’administration scolaire, les experts en méthodologie, les formateurs, les concepteurs de manuels, les parents d’élèves et jusqu’aux élèves eux-mêmes s’intéressent aux pratiques des enseignants, et légifèrent en la matière. Peut-être parce que ces pratiques sont (en partie) discutables, contestables, perfectibles, mais peut-être aussi parce que l’école est une institution exposée aux jugements et aux recommandations d’une société qu’elle a elle-même contribué à » pédagogiser « .
Il est vrai que l’on n’éduque pas les petits d’hommes comme on produit des aspirateurs ou que l’on gère des fonds de placement. Dans un monde où vacille le concept même d’humanité, le maître doit réaliser cette œuvre et cette manoeuvre paradoxales : se placer face aux enfants pour organiser l’entrée dans la culture, l’accès aux savoirs et la construction des compétences qui permettent le passage de la citoyenneté théoriquement décrétée à la citoyenneté réellement exercée. Pas étonnant, dans ces conditions, que nos idéologies conditionnent nos pédagogies. Pas étonnant, comme l’affirment Lessard et Tardif dans leur étude sur » le travail enseignant au quotidien » (1999, p.23), que dominent encore les visions normatives et moralisatrices du métier d’enseignant, qui s’intéressent avant tout à ce que les enseignants devraient faire ou ne pas faire, tout en laissant dans l’ombre ce qu’ils font réellement.
Nous sommes tant occupés à rêver d’un monde meilleur, que nous en oublions parfois d’étudier et de comprendre le monde tel qu’il est. Et pourtant : quel gaspillage et quels tourments, pour le rénovateur, s’il passe son temps à concevoir et à promouvoir des pratiques idéales sans rien connaître et sans rien vouloir connaître des pratiques réelles. Quels tourments pour le rénovateur, et quels tourments pour le travailleur. Pas de quoi susciter l’estime réciproque, l’écoute active, l’intercompréhension, bref, la culture de la recherche, de la discussion et du raisonnement professionnel qui caractérisent théoriquement les » organisations apprenantes « .
Démocratisation et discussion des injonctions
Il y a deux impasses symétriques. D’abord, postuler que les enseignants ont toujours tort. Ensuite, répliquer qu’ils ont toujours raison. La question n’est pas tant de savoir s’il faut préférer le travail prescrit au travail réalisé, que de bien connaître le second pour mieux penser le premier. Sinon, on construit des modèles normatifs qui donnent raison à celles et ceux qui affirment que » ce qui marche en théorie ne marche pas en pratique « , et qui entretiennent le malentendu entre les pratiques pédagogiques et des sciences de l’éducation qui ne peuvent évidemment pas les gouverner, mais qui peuvent contribuer à les documenter. Comme l’affirme régulièrement Philippe Meirieu (2002), les instruments didactiques et pédagogiques sont intéressants à condition d’être assez souples, assez modulables, assez transférables pour accompagner l’enseignant dans son travail de terrain. Sinon, ils ne sont pas seulement inutiles, ils embarrassent : « Quand on veut attaquer les pédagogues sous l’angle technologique, on fait semblant de croire que les belles planifications de la didactique se réalisent dans les classes, alors que tout le monde sait bien que ce n’est pas vrai. (…) N’envoie-t-on pas au fin fond de la brousse, des enseignants sans stéthoscope, ni aspirine en leur ayant donné le mode d’emploi d’un scanner dont ils ne pourront sans doute jamais se servir ? ».
Il serait évidemment absurde de dénoncer en bloc toutes les propositions, puisque certaines sont plus réalistes, plus négociables et plus négociées que d’autres. Et qu’il en est de précieuses dont les maîtres ne voudraient pas se passer, et dont ils peuvent même revendiquer la paternité. Il serait surtout absurde et imprudent de court-circuiter le débat en opposant sommairement deux camps : les praticiens et les théoriciens. Car la connaissance du métier d’enseignant n’est réservée ni aux professionnels eux-mêmes, ni aux chercheurs en sociologie du travail ou en anthropologie didactique. Elle est un enjeu partout dans l’école, partout où des acteurs ou des groupes d’acteurs discutent ou pourraient discuter des orientations pédagogiques et politiques de l’institution.
Soyons donc clair sur un point : si les enseignants veulent revendiquer une meilleure prise en compte de leurs conditions de travail et de leur expertise professionnelle – ce qui est à la fois dans leur intérêt (présomption de compétence) et dans celui de l’institution (pilotage bien tempéré des innovations) – ils doivent non seulement collaborer avec des chercheurs dont ils ont plutôt appris à se méfier, mais ils doivent aussi participer à d’autres forums de discussion, à toutes les procédures dialogiques qui débordent les cercles de l’expertise pour affronter les incertitudes contemporaines par la démocratisation de la démocratie (Callon, Lascoumes & Barthe, 2001). Chercheurs et formateurs, mais aussi autorités, parents, élèves et – là n’est la moindre difficulté – collègues (2) : autant d’interlocuteurs, autant d’occasions de démocratiser l’école en problématisant les situations et en discutant les propositions.
A deux, on discute mieux
Si la professionnalisation des enseignants veut être démocratique et émancipatrice, plutôt que corporatiste et opportuniste, elle ne peut pas exiger la confiance, la reconnaissance et le soutien en lieu et place des exigences. Elle ne peut pas non plus subordonner le dialogue à la démonstration a priori que l’interlocuteur (le chercheur, le formateur, l’inspecteur, le parent, etc.) s’exprimera » en connaissance de cause « . Car s’il faut qu’autrui nous connaisse pour que nous acceptions de le rencontrer, et s’il faut que nous le connaissions pour qu’il accepte de discuter, quand donc commencerons-nous à parler ?
On peut communiquer tout seul. Mais pour discuter, il faut être deux. Il faut donc considérer la discussion comme un exercice paradoxal, un droit et en même temps une contrainte, un idéal démocratique qui n’est jamais qu’un horizon, et qu’il faut parfois rompre, pour montrer qu’on ne peut pas discuter dans n’importe quelles conditions. Car la discussion n’est pas qu’une idée, c’est aussi une activité bien concrète qui s’exerce dans différentes situations et sur différents objets. Prenons juste quelques exemples.
– Vis-à-vis de l’autorité : discuter, c’est exiger une gestion participative de l’institution, un pilotage négocié des innovations, des espaces de débat et de délibération, des conditions-cadres évolutives, des marges de liberté pour entreprendre, créer, ajuster, questionner, critiquer. Mais c’est aussi admettre, et pourquoi pas revendiquer, des procédures et des instruments non bureaucratiques de régulation et de contrôle, des échéances où l’on rend compte de son travail en rapport avec les objectifs fixés.
– Vis-à-vis des instituts et des services de formation : discuter, c’est exercer un droit de contrôle étendu sur sa propre formation continue, l’identification des problèmes à traiter, des ressources à mobiliser, des compétences à développer ou à consolider. Mais c’est encore confronter ce travail à un référentiel de compétences collectivement élaboré, et discuter en équipe et/ou avec les délégués de l’autorité, des domaines d’action et de formation à privilégier.
– Vis-à-vis des parents : discuter, c’est instituer des espaces permanents de réunion et de débat, des rencontres formelles et informelles, des commissions paritaires, des conseils d’établissement qui permettent de montrer, d’expliquer, d’informer. Mais c’est aussi renverser (en partie) le mouvement, et profiter des discussions pour écouter les parents, accepter qu’ils aient parfois de bons arguments, et qu’à défaut de nous contraindre, ils puissent nous convaincre.
– Vis-à-vis des élèves : discuter, c’est peut-être animer des » quoi de neuf ? « , des conseils de classe et des conseils d’école qui rédigeront des règlements et procéderont aux arbitrages en cas de bagarre à la récréation. Mais c’est d’abord susciter des débats et des controverses autour et à propos des savoir eux-mêmes, ne pas enseigner les propositions du programme comme des » vérités » indiscutables, mais comme des prétentions à la validité réfutables, à condition évidemment de formuler de solides arguments.
– Vis-à-vis des collègues : discuter, c’est peut-être se » mettre d’accord » pour parler d’une même voix en direction des parents, de l’inspecteur ou du concierge. Mais c’est aussi accepter de confronter les pratiques des uns et des autres pour les inscrire dans un projet commun, et arbitrer les différends sur la base d’un raisonnement et d’une éthique professionnels partagés, plutôt que sur le droit inaliénable au quant-à-soi.
Les traditions politiques ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre, et il y a plusieurs manières de concevoir, d’organiser et d’articuler entre eux les différents espaces et les différents moments de la discussion. Il n’en reste pas moins que l’école est partout traversée par des tensions que l’on peut résoudre grosso modo de trois façons : premièrement, en laissant chacun opérer à sa guise, et en comptant sur le marché pour réguler les échanges (libéralisme) ; deuxièmement, en restaurant les figures et les instruments de l’autorité, et en les légitimant par référence à un modèle canonique (conservatisme) ; troisièmement, en renvoyant dos à dos ces deux manières d’éviter la discussion, et en cherchant à fonder ou à refonder l’école sur les valeurs démocratiques de la raison, du débat et de la participation (démocratisation et professionnalisation).
Professionnaliser : une injonction de plus ?
Un tel pari n’est évidemment pas facile à assumer. Il exige de l’engagement, une culture de la controverse et de la négociation, une prise en compte de la complexité. Il ne peut pas se réduire à quelques simulacres de discussions, à quelques » procédures de consultation » ou à une » charte d’école « . Ou alors, c’est qu’il n’a pas peur des désenchantements, ni des régressions. L’éthique de la discussion peut se découper en petites tranches. Mais si l’on veut résister vraiment aux injonctions, il est plus prudent de la pratiquer en bloc.
Pour Tardif et Lessard (2000), le salut de l’école viendra d’équipes enseignantes battantes et mobilisées, usant d’intelligence, de ruse et d’énergie pour réconcilier des orientations et convictions éducatives d’une part, et les exigences de la nouvelle régulation, d’autre part. Entre libéralisme et conservatisme, il faut tracer une troisième voie : la marche prudente mais ouverte des organisations apprenantes et professionnelles. Une marche prudente, certes, mais une marche déterminée, aussi. Car la professionnalisation et la démocratisation n’ont jamais été des promenades de santé. A en croire Perrenoud (2001, p.199), il vaut mieux partir du principe que la pente est raide et que les vents sont contraires : « La professionnalisation ne gagne pas de terrain, on assiste au contraire, grâce à la culture managériale de l’évaluation, à la crise des finances publiques aussi bien qu’aux ambivalences de acteurs, à un risque de bureaucratisation accrue des systèmes éducatifs, de développement du travail prescrit et de prolétarisation des enseignants. »
Que fait d’abord le voyageur prudent ? Il ne confond pas l’escalade des Grandes Jorasses avec sa promenade du dimanche. Il s’équipe et il fait équipe. Bien s’équiper, discuter en équipe du bon itinéraire et du bon équipement, c’est d’abord ça, se professionnaliser. Ce qui fait, il faut l’admettre, encore une injonction. Une injonction qui peut toujours se discuter.
Olivier Maulini
Université de Genève, Section des sciences de l’éducation,
Laboratoire Innovation-Formation-Education (LIFE).
40, boulevard du Pont d’Arve, CH-1205 Genève.
Tél: (41-22) 705’91’78. Fax: (41-22) 705’91’39.
E-mail: Olivier.Maulini@pse.unige.ch.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/maulini/
Références bibliographiques
Blanchard-Laville, Claudine (2001). Les enseignants entre plaisir et souffrance. Paris, PUF.
Callon, Michel; Lascoumes, Pierre; Barthe, Yannick (2001). Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique. Paris, Seuil.
Clot, Yves (1999). La fonction psychologique du travail. Paris, PUF.
Geay, Bertrand (1999). Profession : Instituteurs. Mémoire politique et
action syndicale. Paris, Seuil.
Habermas, Jürgen (1991). De l’éthique de la discussion. Paris, Flammarion.
Huberman, Michael (1989). La vie des enseignants. Evolution et bilan d’une profession. Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé.
Lang, Vincent (1999) La professionnalisation des enseignants. Paris, PUF.
Lessard, Claude ; Tardif, Maurice (2001). Les transformations actuelles de l’enseignement : trois scénarios possibles dans l’évolution de la profession enseignante, in : Education et francophonie, vol.XXIX, 1.
Maulini, Olivier (2001). La poussée et le mouvement. Analyse et éthique du travail dans la formation des enseignants, in : L’éGRENage (Bulletin du Groupe romand d’éducation nouvelle), 7, p.10-14.
Meirieu, Philippe (2002). La mutation des métiers de l’éducation et de la formation, in : le Café pédagogique, 15.
Perrenoud, Philippe (1994). La formation des enseignants entre théorie et pratique. Paris, L’Harmattan.
Perrenoud, Philippe (2001). Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant. Professionnalisation et raison pédagogique. Paris, ESF.
Tardif, Maurice ; Lessard, Claude (1999). Le travail enseignant au quotidien. Expérience, interactions humaines et dilemmes professionnels. Paris, De Boeck.
Notes
1 Le masculin utilisé dans ce texte est purement grammatical. Il renvoie à des collectifs composés aussi bien d’hommes que de femmes, d’enseignants que d’enseignantes, de professionnels que de professionnelles.
2 Il faudrait encore ajouter : soi-même. Qu’est-ce que la » pratique réflexive » (Perrenoud, 2001) sinon la discussion – réflexive – du praticien avec lui-même ?