Trois représentations du nombre
Les nombres interviennent sous divers aspects dans l’environnement de l’enfant dès l’école maternelle.
François Boule en distingue trois :
– sous forme verbale. Il s’agit de la liste des noms de nombres, qui permet de compter. Cette liste est entendue étudiée à l’école, mais largement aussi au dehors, dans la famille notamment où elle est bien souvent répétée et renforcée ; cette pression sociale (comme celle qui s’exerce à propos de la lecture) en fait souvent pour l’enfant un instrument de promotion : savoir compter, c’est être grand. – sous forme imagée (visuelle) de « constellations ». C’est le cas des dominos ou des cartes à jouer, qu’un rapide apprentissage fait lire globalement, plutôt qu’analyser. – sous une forme écrite symbolique, chiffrée. Les nombres, comme les mots, participent de l’environnement écrit de l’enfant, et il est amené à reconnaître des écritures chiffrées dans de nombreuses circonstances : numéros des immeubles, ou des étages dans un ascenseur, indications du calendrier, pagination d’un livre, etc. C’est donc une occurrence des nombres que l’enfant appréhende d’abord par sa fonction.
Les représentations mentales
Les différents usages des nombres (comptage, dénombrement, calcul…) font intervenir des évocations mentales. Ces représentations internes évoluent et se diversifient à mesure que s’étendent les connaissances sur les nombres. L’objet de ce qui suit est de recenser ces différents types de représentations et leur usage. Le développement d’une représentation nouvelle se conjugue avec les précédentes, sans les remplacer, ni se juxtaposer exactement. Cette évolution ne s’achève pas à la fin de l’école : l’usage des nombres négatifs (au collège), puis des Réels (au lycée) engendrent de nouveaux enrichissement de ces représentations…
La numération
C’est au C.P. que l’on systématise l’étude de la numération écrite (chiffrée). Il en résulte une nouvelle représentation des nombres, qui fait découvrir aux enfants que l’on peut écrire des nombres « aussi grands que l’on veut« , alors que les représentations précédentes avaient par définition un champ limité. Cet aspect est de nature algorithmique : la production de nouveaux nombres est gouvernée par une régularité : tout se passe entre 20 et 30 comme entre 30 et 40, comme entre 40 et 50…
Toutefois, cette numération écrite dont le champ est illimité est assortie d’une numération orale qui n’est pas aussi simple, parce que moins régulière, surtout en français (irrégularités entre dix et vingt, puis entre soixante-dix et et quatre vingt dix-neuf).
Les difficultés du transcodage
Jarlegan, Fayol et Barrouillet (1996) ont étudié plus de 200 enfants francophones de CE1 entraînés à l’utilisation du matériel les performances dans des opérations de transcodage entre trois codes : code verbal écrit ( » treize « ), code arabe ( » 13 « ) et code analogique (petits carrés 1×1 cm pour les unités, des réglettes de 10×1 cm pour les dizaines, des carrés de 10×10 cm pour les centaines… Les données ont montré des écarts importants de performance :
Les irrégularités du code verbal français, notamment pour les dizaines complexes et pour les nombres les incluant, étaient à l’origine de la faiblesse des performances.
Les auteurs formulent donc des propositions didactiques. En effet, savoir passer du code alphabétique au code digital (et inversement) est une chose, mobiliser la signification précise de chacun des éléments constitutifs de ces écritures en est une autre. Une telle mobilisation nécessite d’exercer les élèves à mettre systématiquement en relation les différentes modalités de présentation des nombres (verbale orale, digitale ou alphabétique) avec des représentations analogiques matérielles (par le biais de divers matériels didactiques : jetons, bûchettes, blocs logiques …) ou figuratives. Cette mise en relation systématique est susceptible d’associer les differents codages et les différentes représentations du nombre de sorte que ces formes apparaissent progressivement comme diverses facettes d’un même objet de connaissance. Parmi les exercices consistant à passer d’une modalité de codage à une autre, l’accent devrait être plus particulièrement mis sur le passage du code alphabétique vers la représentation (et inversement) qui, au CE1, reste encore mal maîtrisé (surtout sur les structures complexes) vraisemblablement en raison de l’opacité de la structure décimale dans ses dénominations. Pour une information plus détaillée sur la question :
http://wwwpsy.univ-bpclermont.fr/lapsco/membres/[…]
Difficulté spécifique de la numération en français
Plusieurs chercheurs font une analyse convergente dans leurs travaux sur la comparaison des performances entre enfants de différents pays. Pour eux, l’organisation linguistique du système de dénomination verbale des quantités fait apparaître un lexique fini et une syntaxe traduisant des relations d’abord additives (vingt-quatre, cinquante-six) puis multiplicatives (quatre-vingts ; deux cents).
Exemples d’expressions numériques en Anglais, Chinois et Français :
Français | Anglais | Chinois | |
1 2 3 10 11 12 13 20 21 22 23 |
un, une deux trois dix onze douze treize vingt vingt et un vingt-deux vingt-trois |
one two three ten eleven twelve thirteen twenty twenty-one twenty-two twenty-three |
yi er san shi shi yi shi er shi san er shi er shi yi er shi er er shi san |
En conséquence, d’une part, les jeunes Français (et, en général, les jeunes occidentaux) doivent apprendre par coeur la suite des dénominations, au moins jusqu’à 16. Au-delà, le système verbal devient plus régulier : dix-sept, vingt-cinq. Il s’ensuit que leurs performances sont significativement inférieures à celles des jeunes Chinois dès que ceux-ci doivent compter au-delà de 10 : les jeunes Chinois comptent mieux et plus loin que leurs pairs anglophones, une supériorité qui se maintient tout au long de la scolarité élémentaire, voire au-delà, si des activités spécifiques ne sont pas mises en place.
En effet, on peut compter jusqu’à 432 en suivant la file numérique (1,2, 3, 4 … jusqu’à 432), mais aussi en changeant d’unité : 4 centaines (un cent, deux cents, trois cents, quatre cents), 3 dizaines… Donc, compter des cents, c’est comme compter des dix… ou compter des unités.
Quand on demande de construire une collection de 42, tous les enfants coréens utilisent les barres de 10 quand aux USA, un enfant sur deux ne le fait pas. A-t-il bien compris que la barre de dix est à la fois une grande unité, et formée sur 10 petites unités ? C’est ce qui fait la différence entre les enfants en difficultés (qui n’accèdent pas au double sens de la barre de 10).
D’où l’idée, dans ses manuels, d’enseigner les deux suites verbales (dix-un, dix-deux, dix-trois… mais aussi onze, douze, treize…), afin d’aider les enfants à construire la correspondance.
Construire les équivalences de procédures
Une des théorisations intéressantes, popularisée notamment par Rémi Brissiaud, est que l’élève peut utiliser plusieurs » procédures » pour réaliser une opération mathématiques, dont certaines (les plus expertes) ne peuvent qu’être enseignées à l’école. Par exemple, pour compter 10 rangées de 4 peupliers, on peut :
- dessiner une rangée de 4 bâtons, puis une autre… jusqu’à arriver à 10 rangées, puis recompter un à un les bâtons (niveau 1)
- compter mentalement, ou en comptant sur ses doigts, 4, plus 4, plus 4… (niveau 2)
- comprendre tout de suite qu’il s’agit d’une situation multplicative, et aller chercher le résultat de 10 x 4, lui même équivalent à 4 x 10 (parce qu’il a compris la numération décimale) et énoncer le résultat (niveau 3)
Le rôle de l’Ecole est alors d’enseigner explicitement l’équivalence de ces procédures, en amenant progressivement à utiliser les plus efficaces. En gommant trop vite l’usage des niveaux 1 et 2 (qu’un enfant peut apprendre sans l’école), on risque d’apprendre les procédures de niveau 3 en laissant en place dans l’esprit des élèves les plus archaïques. Pour passer au niveau 3, il faut » réorganiser l’expérience quotidienne « , et accéder à une nouvelle conceptualisation du monde. Le maître doit donc sans arrêt » jouer » avec les continuités et les ruptures : parfois, utiliser le niveau 1 permet de » schématiser la situation « , ce qui permet d’abstraire les propriétés de la situation (on n’a pas besoin de dessiner des pommes et un panier, des croix et un rond suffisent) ; mais si on y reste, on ne comprendra jamais ce qu’il y a de commun entre » compter des fruits » et » compter des élèves « . L’enseignant doit donc jouer toute sa place : ni se contenter d’attendre des découvertes qui devraine se faire » toutes seules »
Dans un autre ordre d’idée, ces psychologues pensent qu’une des difficultés est que certaines situations de problèmes laissent entendre qu’ils peuvent se résoudre par un type d’opération, alors qu’on va les résoudre par une autre. Ainsi, pour résoudre » Jean avait 28 billes, il en a gagné, et maintenant il en a 54 « , l’enfant va devoir avoir recours à une soustraction alors que le problème parle de gain. A l’inverse, dans » Il avait 21 billes, il en a perdu 17, il sera plus facile d’avoir recours à 17+…= 21 pour trouver la solution.
La place de la question dans un problème…
Fayol, Abdi & Gombert (1987) ont observé qu’il suffisait de placer la question au début des énoncés de problèmes de transformation pour entraîner une amélioration des performances, notamment plus accusée chez les plus faibles.
Taux de réussite à des problèmes :
Question au début | Question à la fin | |
Bon calculateur bon lecteur |
28 | 26 |
Bon calculateur faible lecteur |
24 | 19 |
Faible calculateur bon lecteur |
21 | 17 |
Faible calculateur faible lecteur |
21 | 12 |
Ces résultats sont compatibles avec les faits mis en évidence relativement à la lecture/compréhension de textes. Pour la plupart des faibles compreneurs, et sans doute, des faibles en arithmétique, ce ne sont pas d’abord les aspects conceptuels qui posent problème. Le sens des opérations, les conditions de leurs emplois semblent relativement précocement acquis. En revanche, la capacité à élaborer une représentation de la situation décrite à partir de l’énoncé et à conserver parallèlement les données pour les traiter une fois la question formulée se révèle très difficile pour la plupart des enfants.
Leur indiquer d’emblée par l’énoncé de la question ce qu’ils auront à faire allège donc les traitements et/ou le stockage et induit une amélioration significative des scores.
Entendre l’erreur et aider l’élève à » chercher «
En sortant de l’école primaire, beaucoup d’enfants ne savent pas encore ce que signifie le mot » chercher « . Beaucoup pensent qu’il faut » chercher » dans sa tête la solution déjà stockée (au sens de chercher un trésor) au lieu de se mettre à bidouiller pour fabriquer une réponse qui n’est pas toute faite, qui est à construire, qui est originale… Donc, quand je suis face à un problème, l’école ne m’apprend pas assez à me situer dans » je me débrouille » pour trouver. Roland Charnay, par exemple, demande donc à l’enseignant d’avoir un comportement professionnel de nature à lever ces difficultés :
- Entendre l’élève (ne pas s’arrêter à la réponse, faire expliciter le cheminement (entretien d’explicitation sur » comment » plutôt que sur » pourquoi « , afin de voir si l’élève évoque une règle ou une » connaissance en acte « .
- Essayer de comprendre (faire des hypothèses sur les origines de son cheminement, le référer à un cadre interprétatif théorique
- Aider l’élève à prendre conscience de son processus (ne pas le centrer uniquement sur la réponse, le faire expliciter à d’autres)
- Aider à prendre conscience de l’existence d’autres processus possibles (explicitations mutuelles, formulations orales ou écrites)
- Provoquer des conflits socio-cognitifs (pointer les idées opposées, les mettre en débat, inciter à la recherche d’une vérité, indépendante de l’adulte)
- Provoquer des conflits cognitifs (situation problème, validation indépendante du maître)
Sommaire du dossier :
- Accueil
- Quelques données issues de la psychologie
- Les programmes
- Et en maternelle ?
- Le calcul mental, ça s’enseigne ? Expérience de terrain
- Ressources en ligne et bibliographie
- De nouveaux points de vue de chercheurs :
- Enseigner la numération décimale (O. Bassis)
- L’Age du Capitaine (François Boule)
- Point de situation à la rentrée 2006 (Rémi Brissiaud)
Les PDF
On se reportera aussi aux contributions déjà parues à :
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/contribs_calcul.aspx
Dossier coordonné par Patrick Picard