Le film de la semaine : "Une seconde mère" d'Anna Muylaert
Quel rôle remplissent les ‘nounous’ auprès des enfants à qui ils sont confiés par les mères accaparées par leur travail ? Et comment ces secondes mères’ vivent-elles la relation à leur propre progéniture ? La cinéaste et scénariste, Anna Muylaert, nous confronte à ces questions dans leurs dimensions affectives et sociales : elle choisit d’ancrer son récit dans la réalité de son pays, le Brésil, où cette pratique est courante dans les familles les plus aisées. A travers les portraits croisés d’une nourrice, généreuse et soumise aux codes de domination, et de sa fille, affranchie et transgressive, la réalisatrice porte un regard lucide et chaleureux sur les ‘rapports de classes’ caractérisant la société brésilienne d’aujourd’hui. Au-delà, cette comédie sociale tonique interroge le fondement de toute éducation, ce que la réalisatrice formule en ces termes : ‘ cette dernière peut-elle exister sans affection ? Cette affection peut-elle s’acheter ? Et, si oui, à quel prix ?’
Affection et domination
Autour de la piscine, au centre du patio ensoleillé d’une luxueuse demeure, la complicité affectueuse entre Val, sa nounou, et Fabinho, le fils de la maison, ne date pas d’aujourd’hui. Au service d’une famille aisée de Sao Paulo depuis plusieurs années, cette ‘seconde mère’, en réalité bonne à tout faire, nourrie et logée, ne compte pas son temps ni ne mesure sa disponibilité. Souriante, généreuse, compréhensive, elle range, nettoie, cuisine, fait autant preuve d’attention envers les deux maîtres des lieux –un homme oisif souffrant d’une maladie inconnue, une femme cadre à responsabilités et souvent absente-, qu’elle manifeste une tendresse débordante envers leur garçon qui accueille avec plaisir cet amour inconditionnel.
Dans les limites imposées à cette affection réciproque et un espace contraint, Val, pour sa part, voit les soirées dans sa petite chambre ponctuées par des échanges réguliers (laconiques et houleux) avec une personne qui lui est chère : nous comprenons assez vite qu’il s’agit de sa fille, restée dans le Nord-Est, leur région d’origine, une fille qu’elle a dû, par manque de moyens, confier à quelque autre et qu’elle n’a pas vue depuis un sacré bout de temps. Nous saisissons également le bouleversement en perspective à l’annonce de la venue prochaine de cette jeune fille dans la capitale.
Val se prépare à l’accueillir en achetant un matelas qu’elle place sous son propre lit, sa ‘patronne’, mise au courant de cette arrivée, n’ayant pas proposé d’hébergement alternatif.
Mise à nu du séparatisme social
L’entrée de Jessica -visage fermé, regard frontal, peu encline à partager l’énorme vague d’émotion submergeant sa mère à l’occasion de leurs retrouvailles-ne passe pas inaperçu dans la spacieuse demeure ! Poussée par les garçons (le fils et un de ses amis) dans la piscine, sous le regard scandalisé de Val qu’il l’enjoint d’en sortir, elle s’y plonge et s’y attarde avec délectation. Etudiante, elle s’accapare la table de la cuisine pour y préparer le (difficile) concours d’entrée à une grande école d’architecture. Au lieu du cantonnement dans le petit espace octroyé à sa mère, elle accepte l’offre du mari et s’installe dans la grande chambre d’ami. Tandis que sa mère, loin de cette remise en cause des codes dominants, manifeste sa désapprobation, la maitresse de maison fait vider la piscine sous le prétexte d’un assainissement nécessaire puisqu’elle y a ‘constaté la veille la présence d’un rat’. L’attitude paradoxale de l’homme au statut mal défini donne lieu à des confrontations, étranges, avec la jeune affranchie. Il lui révèle (en lui montrant ses toiles) l’activité artistique au cœur secret de sa vie, reconnaît le pouvoir ‘perturbateur’ de l’irruption de cette dernière dans leurs habitudes et leur existence confortable. Dans la cuisine, seul lieu de cohabitation et de confrontation, il va jusqu’à formuler, à voix basse et murmurante, une demande en mariage auprès de Jessica stupéfaite et gênée, avant de se rétracter rapidement, en prétextant une ‘plaisanterie’. Il s’agit ici de la seule scène, telle un rêve éveillé, au cours de laquelle sont ‘franchies’ les barrières sociales, tout en restant dans le registre (convenu) de la domination sexuelle : un riche d’âge mûr déclare sa flamme à une jeune étudiante pauvre, qui n’en veut pas !
Les contradictions alors aiguisées influent aussi de façon souterraine sur les relations entre Jessica et sa mère, entre Val et ses employeurs, entre la ‘seconde mère’ et le fils de la famille, comme l’onde de choc à retardement du refus du statu quo incarné par l’audacieuse.
Une chambre à soi
La comédienne Régina Casé, star brésilienne de toutes les scènes, incarne à merveille le parcours d’émancipation d’une femme, à la fois employée, longtemps respectueuse d’un ordre social injuste, et mère, en mal d’amour, partant à la reconquête affective de sa propre fille (sobrement interprétée par Camila Mardilà). « Une seconde mère » a l’immense mérite de partager avec nous une approche réaliste et juste de la société brésilienne, un regard critique sur ses inégalités criantes dans la répartition des richesses et les ‘dégâts’ humains ainsi engendrés. La cinéaste refuse cependant l’amertume et le désespoir. Les héroïnes, figures emblématiques de deux générations de femmes en lutte, trouvent ensemble, chacune à sa façon, dans une joie communicative, les voies pour conjurer la fatalité de la pauvreté, prendre en main leur destin, une métamorphose qui passe aussi par l’appropriation de l’espace : la liberté de disposer d’une ‘chambre à soi’.
Samra Bonvoisin
« Une seconde mère », film d’Anna Muylaert-sortie en salle le 24 juin 2015
Prix du Public, prix des cinémas art et essai, Festival de Berlin ; prix du Jury, prix d’interprétation féminine pour Regina Casé et Camila Mardila, festival de Sundance
Par fjarraud , le mercredi 24 juin 2015.