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Plaisir ou contrainte sociale, media de socialisation ou de réassurance intime ? De l’usage des outils numériques

Nous allons quitter Ludovia dans quelques heures, et le mauvais temps se charge de nous pousser vers la sortie. Un dernier regard vers les pratiques des jeunes et moins jeunes, pour se convaincre que si l’usage contraint au sein de la classe peut aussi générer l’ennui, l’usage personnel des outils de demain cache autre chose que la soif de connaissances !

Thierry GOBERT, enseignant chercheur, nous parle du  « plaisir au dégoût des outils digitaux, le regard de ceux qui tentent de limiter leurs usages ou qui y ont renoncé ».

Eh oui ! Nous voici en plein paradoxe. Si d’aucuns prétendent que le numérique n’a pas encore pris toute sa place à l’école (et c’était bien le discours commun cette année à Ludovia), il se trouve de jeunes étudiants pour dire leur rejet, leur dégoût des objets numériques. La littérature et les média véhiculent aussi l’idée que tout cela va avec du plaisir. Pourtant, une simple requête Google sur les mots « ennui et ordinateur »  donne 250 000 réponses. De même, l’observation de séances de  TP de bureautique révèle des conduites d’ennui ou de rejet de la part des étudiants. Malgré les moyens  colossaux mis pour l’équipement en « orthèses ludocréatives », ces prolongements du corps qui aident à nos activités, que sont les  outils numériques, les possibilités de divertissement, d’élargissement de la médiation sociale,  de la zone de préhension de l’information, de l’Illusion de notre compétence nous donne du plaisir, la limitation  des tâches répétitives,  on remarque des  résistances classiques à la nouveauté. Sachant que ces « nouveautés » peuvent garder ce qualificatif très longtemps, comme la souris qui a été inventée en 1963. On observe des résistances générationnelles, alors qu’il suffit d’adapter les usages (partage de photos de familles pour les anciens, jeux en ligne pour les jeunes) ; de l’incompréhension technique, alors que les interfaces sont de plus en plus simples et intuitives ; un doute sur l’utilité des outils (« Facebook ça sert à rien »). L’ennui constaté (et peu étudié car lorsqu’un produit est peu utilisé, il sort du marché) peut venir d’un trop plein d’usages antérieurs, d’une lassitude. Mais quelles sont les autres raisons de ce : « Je m’ennuie devant l’ordinateur » ?

Si l’on s’ennuie, pourquoi persister à allumer son ordinateur ? Il y a en premier lieu une pression technologique : il faut s’en servir. Un stress lié à la pression des pratiques autant qu’à la technique. Un manque de confiance envers des acteurs dont on ne maîtrise rien (Facebook, Google) et  à qui on  abandonne de sa souveraineté. Une consommation d’un temps personnel supérieure à l’acceptable. Une absence d’accompagnement : contrairement au cinéma ou à la télévision, devant son ordinateur, il faut trouver seul quoi faire.

Une étude a été réalisée auprès de 240 d’étudiants d’IUT de  Perpignan et de  Dignes les bains. Une première enquête en ligne a permis de sélectionner ceux qui n’aiment pas l’ordinateur, puis ils ont fait l’objet d’un entretien direct. Tous sont obligés d’aller sur l’ordinateur dans le cadre de leurs études. 100% se sont ennuyés au moins une fois. Ils disent s’ennuyer chez eux lorsqu’ils font du travail, c'est-à-dire pendant le temps qu’ils donnent du temps à l’institution. Ils ne considèrent pas ce temps d’étude comme du temps « pour eux ». De la même façon, ils cessent de s’ennuyer en classe lorsqu’ils font sur l’ordinateur autre chose que le travail demandé. Les activités de surface provoquent du plaisir, mais les recherches en profondeur demandent trop de travail.

Une autre source d’ennui est la désillusion sur les réseaux sociaux – ce qu’on met sur Facebook, ça fait des histoires – retrouver quelqu’un sur Copains d’avant, c’est bien, mais que fait-on après ? A propos de Facebook, on remarque que ce n’est pas parce qu’un dispositif est généralisé qu’il est aimé. L’ordinateur peut déplaire également parce qu’il met en face de sa propre incompétence : si l’usage n’est pas conscientisé, on est incapable de reproduire les actions.

Pour Cathia PAPI ( Le plaisir de la connexion ou l’envers de la peur du vide ), il y a un fossé entre être équipé et maîtriser les outils. L’équipement en téléphones portables connectés est très élevé chez les jeunes adultes (étudiants), et l’essentiel des pratiques sont axées sur la  communication. Le téléphone est si important qu’ils retournent le chercher chez eux le matin s’ils l’ont oublié. C’est un objet transitionnel. 90% des sondés l’utilisent quotidiennement.

Une enquête annuelle sur les équipements, les usages, les goûts et les préférences menée à l’université de Picardie, révèle qu’Internet est le média préféré : il regroupe l’ensemble des possibilités, il est gratuit (souvent inclus dans un forfait), actif en non passif comme le cinéma et la télé (qui se consomment collectivement ou en fond sonore), et donne accès également au livre, à la presse et à la radio. Sur  1600 étudiants,- 4 n’aiment pas se connecter,  ¼ se connecte par besoin mais pas plaisir. 57% aiment aller sur Internet, et   18% y sont accros.

Pourquoi se connectent-ils ? Pour s’informer, globalement sur l’actualité ou selon des thématiques (la musique, le sport…) ; pour jouer, quoique d’autres supports que l’ordinateur soient favorisés pour cette activité ;  sans but précis, pour passer le temps, par exemple avec des vidéos drôles ; pour maintenir le contact ou faire des rencontres.

Qu’est-ce qu’ils préfèrent ? Le chat n’est pas aimé, ni la visioconférence : il ya une préférence pour le SMS, plus pratique, plus rapide et qui ne dérange pas l’interlocuteur. Certains avouent n’éprouver aucune forme de plaisir particulière, ils se sentent juste obligés de faire comme tout le monde.  Des habitudes de connexion constante se sont développées. Lorsqu’il y a plaisir, il  vient du sentiment d’omnipotence, ou de l’espace rassurant de la connexion. Internet est vécu comme un divertissement en opposition à la douleur, comble l’ennui, le vide en soi.

Patrick MPONDO-DICKA nous parle du «  plaisir tactile des dispositifs numériques: Apple et la longue quête de la sensorialité ».

Apple peut être considérée comme pionnière dans la commercialisation des tablettes numériques, et des outils numériques en général. L’évolution des objets numériques vers la sensorialité est notable.

L’homme s’est d’abord adapté à la machine fixe distante, avec se dimensions imposantes  au début, maintenant la machine mobile tend à s’inscrire dans la sphère personnelle de l’individu.
Comment se fait cette évolution ?

Par une série d’enfouissements de la technologie (que je ne saurais voir). Une  boîte (TV, PC) fait disparaître l’effrayant de la machinerie. Puis vient l’enfouissement du code : l’utilisateur est en contact avec une interface graphique et non avec le code source de l’application ; suit l’enfouissement du câble (le sans fil – wifi, alimentation).

Par une action sur l’objet. La machine devient manipulable, plus petite, plus autonome ; elle n’est plus effrayante, elle est proche, disponible, la médiation technologique disparait. Le design évolue : les formes s’arrondissent, se lissent, ce n’est pas un outil, mais un objet ami, agréable. On note aussi une évolution logicielle : on passe de la métaphore filée du bureau et du copier/coller vers une interactivité pragmatique basée sur une métonymie gestuelle : on  glisse et on caresse. Apparaît aussi une métaphore visuelle haptique : les éléments sont représentés dans leur  dimension texturale et leur profondeur.

La dimension du plaisir grandit. On a une affectation positive de la présence à l’objet et un renouvellement des modes d’activité homme-machine. Avant, la  gestualité était limitée (clavier, manette) et il y avait une  seule fonction par touche. On se dirige maintenant vers un vocabulaire gestuel ouvert, et sans doute va-t-on vers une grammaire gestuelle : un observateur non initié au tactile sera incapable de comprendre la syntaxe gestuelle de plus en plus élaborée de l’utilisateur expert.

On en arrive à une relation intime aux objets numériques par la médiatisation tactile, qui amène une réassurance, dans la dimension du plaisir régressif du toucher.

C’est l’avènement de la proprioceptivité, le  retour du corps : la machine devient une partie de notre corps, on passera de l‘orthèse à la prothèse. C’est déjà c que l’on observe dans les films de science-fiction. Déjà, le téléphone portable est perçu comme un objet transitionnel, un prolongement de soi, une extension corporelle de nous-mêmes.

Ce plaisir de la réassurance explique le succès- sans précédent-  de ces machines tactiles, en même temps qu’il réduit la dimension d’outil de la machine (qui devient un vrai doudou).

Si l’appareil numérique tactile procure autant de plaisir, y a t-il un danger de désintérêt en classe si l’on continue à être en présence d’équipements traditionnels ? Non, nous répond Patrick Mpondo Dicka, qui nous donnera la conclusion de colloque : il n’est pas gênant qu’un outil de travail ressemble à un outil de travail. Si la tablette attire par sa facilité d’utilisation et sa multi modalité, d’autres outils permettent aussi de faire le travail.

Et si apprendre était un plaisir en soi ?

Béatrice crabère

Le renoncement à Hegel
 

Culture du livre, culture numérique, avec le développement des écrans, la culture a changé de nom, elle a changé aussi de dimensions. Serge Tisseron nous propose de concilier l’une et l’autre, tournant le dos à l’idée de rupture pour enrichir plutôt nos horizons et nos apprentissages.

Nous avions quitté hier le psychanalyste un peu déçus par son exposé trop court, trop ramassé, trop sujet à polémique à force d’aller à l’essentiel. Ce matin, le colloque scientifique lui a offert une tribune où ses éclairants propos ont pu se développer avec tout le temps et l’écoute qu’ils méritent. D’ailleurs, son exposé a commencé en revenant sur les réactions désappointées qu’une de ses propositions de la veille avait suscitées : celle de mettre à disposition un ordinateur pour plusieurs enfants afin de développer les aptitudes collaboratives. Murmures dans la salle en nocturne, commentaires désapprobateurs sur twitter, au matin sous le chapiteau jaune, le malentendu était dissipé.

Pour Serge Tisseron, le numérique doit permettre d’élargir les potentialités d’apprentissage et donc éviter de reproduire ce que l’on fait avec le livre. Apprendre avec les écrans, apprendre avec les livres se complètent, s’enrichissent, confondre l’un et l’autre c’est aussi appauvrir l’éventail des modalités. Une enfant seul face à un ordinateur est une situation qui calque ce que l’enfant apprend face à un livre. En proposant sur ordinateur des activités, des exercices qui ne peuvent résolus individuellement, le travail numérique collectif sensibilise les élèves très tôt à la dimension collaborative.

Différencier la culture du livre et la culture numérique ouvre des pistes pédagogiques qui, pour les emprunter, oblige à admettre que nous ne maitrisons pas forcément leur issue. La culture de l’écran a mis du temps à s’imposer, à imposer une construction qui n’était pas linéaire. Serge Tisseron rappelle que jusqu’à Pierrot le Fou de Godard, les films s’appuyaient sur un scénario fortement structuré. Les mangas ont imposé à leur tour une construction autre où la chronologie n’est pas scrupuleusement respectée. En littérature, Joyce ou Rimbaud en poésie ont adopté cette forme mais elle reste marginale. « La culture numérique n’est pas une histoire de support, c’est une histoire de construction » nous dit le psychanalyste.

La culture du livre emprunte le modèle de la communication verticale. Le lecteur lit un livre écrit par un auteur présumé savant. La culture des écrans amène le multiple. Chacun est appelé à être devant plusieurs écrans, et plusieurs individus sont devant le même écran, même à distance et partagent le même spectacle. S’ils créent, ils créent le plus souvent à plusieurs. La transmission est horizontale puisque chacun est amené à interagir.

Pour Serge Tisseron, dans le domaine cognitif, la rupture est encore plus évidente. La culture du livre est la culture du déroulement linéaire, de la temporalité. La mémoire évènementielle est privilégiée. Du côté des écrans, la culture est marquée par la dimension spatiale. La mémoire de travail est favorisée, une mémoire où il faut être capable de capturer des éléments sur l’écran dont on saura faire une petite synthèse provisoire pour permettre de résoudre sur le moment un problème donné. Avec le jeu vidéo, par exemple on apprend sans savoir que l’on apprend. Les capacités d’attention, d’attraction s’accroissent en jouant. La contradiction du serious game pointe là son nez. Comment solliciter une forme d’apprentissage intuitive lorsque le cadre du jeu sérieux apporte des contraintes ? La culture numérique admet tout et son contraire, le monde numérique est peuplé de contradictions qui co-existent sans obligation aucune d’opérer une synthèse. On quitte la sacro-sainte thèse /antithèse/synthèse pour entrer dans un faisceau. Nous sommes dans un colloque scientifique alors une participante précise que nous assistons à « un renoncement à Hegel ».

Le numérique opère aussi un bouleversement psychologique. D’une personnalité unifiée, on évolue vers une personnalité flottante adaptée aux changements sociaux. Jusque dans les années 80 , la norme était celle de la personnalité unique. On flottait à l’adolescence puis on se forgeait une identité. Aujourd’hui, on admet et la sociologie nous l’a démontré que l’identité est une attribution sociale. Kauffman l’avait déjà identifié avec la télévision : le repère des enfants n’était plus uniquement nourri par les parents mais aussi les héros des films et des séries. Avec Internet le phénomène s’accroit. On adopte des pseudos, des identités. Les jeunes apprennent à passer d’une identité à une autre en fonction des attentes du groupe auquel on appartient à l’instant T.

Nous sommes totalement immergés dans l’écran qui s’ouvre, notre appareil psychique est entièrement mobilisé. La mémoire de travail se développe constamment. Mais quand on ferme l’écran, on oublie l’écran. Le recours à la mémoire évènementielle issue elle de la culture du livre favorisent la pérennité des apprentissages acquis par le numérique. De plus en plus de concepteurs de jeux ou de logiciels prévoient d’ailleurs un classement chronologique. Pour Serge Tisseron, il ne faut pas aborder le numérique en pensant que la culture numérique va permettre d’apprendre plus et plus vite. Il faut aborder le numérique en ayant conscience que le numérique va permettre aux élèves d’apprendre ce que l’on n’avait pas prévu. Le numérique éducatif est une voie que l’on emprunte alors que ses potentiels sont encore inconnus. Le risque de l’incertitude sera d’autant plus facile à prendre si l’on n’oppose pas culture numérique et culture du livre, si l’on ne substitue pas l’un à l’autre mais si au contraire on joue sur les complémentarités. Apprendre des poésies par cœur est toujours nécessaire tout autant que l’apprentissage de la mémorisation spatiale.

Serge Tisseron gomme aussi l’idée de digital natives. Les jeunes acquièrent des aptitudes numériques en passant des heures et des heures devant les jeux ou l’ordinateur. Nous sommes loin d’une culture de la facilité. L’attractivité est liée au retour immédiat sur l’effort. Ce qui caractérise la culture numérique c’est qu’elle a la possibilité de récompenser à chaque phase. Les incidences sur le design pédagogique sont grandes. L’apprentissage par le jeu nécessite d’introduire des renforcements positifs. Le grand problème de la culture numérique est de jouer les stratégies de renforcement tout en invitant à prendre du recul. Le tutorat par un pair permet de concilier culture de l’écran à la culture du livre par l’explicitation de l’implicite avec des mots, du langage. Expliquer ce que l’on a fait, ce que l’on comprend construit l’interface entre les deux cultures, les deux types de mémorisation.

Admettre les incertitudes, favoriser les collaborations, visualiser les acquis, apprendre sans le savoir, la culture numérique stimule les apprentissages, la culture du livre permet de les ancrer. Le mot « plaisir » a été peu prononcé mais à écouter Serge Tisseron, on cerne mieux les promesses du numérique pour favoriser le plaisir d’apprendre et le plaisir d’enseigner.

Monique Royer

«Evaluer le plaisir numérique» - Ouverture du colloque scientifique

 

 Voici une formulation qui interpelle!

Mais qu’est-ce que c’est, le plaisir numérique ? Non, rassurez-vous, il s’agit du plaisir que l’on prend à jouer dans des mondes virtuels. Comment et pourquoi évaluer ce plaisir, le décrire, le comprendre ? Quelques éléments de réponse avec 3 des interventions de l’après-midi, à la manière des universitaires : chacun son angle d’approche, ses références savantes, son jargon souvent débité en accéléré sans souci de l’auditoire, d’un auditoire, il faut le dire, clairsemé, mais bien averti sur la question. On est entre soi.

 

Patrick Mpondo-Dicka,  Président du colloque scientifique avec Jean-Pierre Jessel, nous rappelle que le thème de cette 8ème édition du Colloque Scientifique est né d’un échange collaboratif au sein de l’association qui s’est créée à partir de ces rencontres annuelle à Ludovia : Cultures numériques,  lieu d’échanges, site web, espace de publication et une  liste de diffusion 150 inscrits.

 

Nada Jonchère  nous parle « de l’intention au plaisir : une méthode possible d’analyse des émotions. »

Pourquoi étudier les émotions ? Les émotions sont une somme de perceptions sensorielles. Les sensations sont du domaine du perçu, les émotions, du domaine de l’action. Elles sont nécessaires à la communication. Les émotions peuvent être invoquées ou provoquées. Elles sont moteur de l’action et de la motivation. Elles relèvent d’une interaction avec le monde, se cristallisent sur un objet – réel ou imaginaire (comme les phobies). Le but principal des émotions est d’abord  la survie, elles ont d’abord été étudiées par des biologistes – la peur par exemple. Elles permettent l’adaptation de l’individu à l’environnement. On distingue 5 émotions : la joie, la tristesse, la colère, le dégoût, la peur. Elles s’expriment selon le processus : attente- déclencheur-déroulement-résultat. Elles dépendent de variables biologiques et sociales et changent tout au long de la vie.

Le but général de l’étude présentée ici est d’analyser les émotions des joueurs face à un serious game pour réduire le taux d’échec, donc les émotions négatives, et stimuler ainsi le plaisir d’apprendre.

Les hypothèses de départ sont qu’il existe un lien entre émotions et plaisir, le plaisir étant une contextualisation de la joie. Le plaisir numérique est lié à la notion de  « flow », qui est la notion de perte de sensation du temps, l’état maximal de concentration. Le joueur ne décroche pas tant qu’il est dans cet état d’absorption cognitive, d’oubli du temps, de dilatation de l’ego, de cette sensation de bien-être qui crée la motivation.

Ainsi, des expérimentations ont été menées pour modéliser les émotions éprouvées par des enfants devant un mini serious game. Les mimiques des enfants étaient filmées et le jeu capturé en vidéo, pour une mise en adéquation des expressions faciales. La modélisation de l’état affectif de l’utilisateur a permis de créer  tuteur émotionnel intelligent sous la forme d’une mascotte  ou d’un avatar, une façon d’humaniser la machine. Le tuteur intelligent prévoit à l’avance les différentes issues du jeu et guide le joueur pour réduire les possibilités d’échec.

Parmi les réactions de l’auditoire, la question suivante est posée : Le plaisir du jeu est-il le même que le plaisir d’apprendre, le plaisir de savoir et de savoir ce qu’on a appris ?

Pascaline Lorentz nous présente son travail sur  le plaisir vidéo-ludique : intensité, dosage et régulation.

L’intervenante suivante est en doctorat de sociologie. Sa recherche, menée en collaboration avec une un universitaire australien, porte sur une enquête sur les joueurs intensifs. Elle a interrogé un panel de jeunes adultes qui ont décrit leur comportement face aux jeux vidéo en ligne durant leur enfance et leur adolescence. Ces jeunes adultes de classe plutôt favorisée et de culture anglophone peuvent être décrits comme joueurs intensifs, mais non addictifs, puisqu’ils ont cessé seuls de consacrer beaucoup de temps au jeu, et qu’ils n’ont pas montré d’incapacité à maintenir la vie sociale dans les deux mondes : le réel et le virtuel. Elle a aussi fait une étude de témoignages sur un blog. Il s’avère que la plupart des réponses témoignent de ce que les jeux vidéo ont aidé ces jeunes à dépasser des situations difficiles – ils ont été à moment donné un refuge face au manque de confiance en soi, au manque de confiance dans le monde environnant. Cette rassurance dans le monde virtuel a été transposable dans le monde réel. Le jeu les a éloignés de la peur de l’échec et de la frustration.

Deux modèles d’utilisateurs ont pu être dégagés :

Le modèle 1 correspond à ceux qui considèrent le  jeu vidéo en ligne comme une pratique de loisir. Ils ont été initiés par leurs parents (le père en général), en ont une vision positive, et vont chercher leurs amis pour jouer. Ils jouent en fonction de leur temps libre- régulent eux-mêmes leurs pratiques.

Modèle 2 : le joueur subit la régulation parentale (les parents ne jouent pas avec eux, sont contre) et institutionnelle (le discours médiatique colporte une vision négative) – recherchent les autres joueurs en ligne pour accentuer le challenge et ont plus  de difficultés à réguler seuls leurs pratiques

Olivier Robert, chercheur en philosophie, se penche sur la phénoménologie du plaisir vidéoludique.

Devant un jeu vidéo, il y a une joie préalable qui est celle de pouvoir être dans le virtuel. Se reconnaître à l’écran est la première expérience. Pour pouvoir être une voiture ou une équipe de foot ou le personnage de Mario, il faut d’abord assimiler une technique. On est alors en mesure d’avoir un avenir virtuel, et le corps virtuel est en mesure d’agir dans le virtuel. On « peut faire », donc on a une puissance d’agir, et cette puissance d’agir virtuelle génère de la joie (alors que, selon Spinoza, si l’esprit est joyeux de sa puissance d’agir, il est triste quand il est impuissant).

Le deuxième stade de la joie est le « fun ». Le jeu vidéo est « fun », comme un plat est « bon ». Le « fun » est une jouissance au sein de l’expérience vidéoludique. Cette jouissance immédiate dispense d’émettre un jugement quel qu’il soit sur l’objet. Cela procure une sensation de liberté : c’est l’exploration des possibilités d’actions qui font le plaisir à jouer. Le « fun » entraîne une accoutumance au plaisir immédiat et animal, à immédiateté de l’expérience. C’est l’exploration des actions qui procure le plaisir, déconnecté du contenu du jeu : les Jeux vidéo de guerre font plaisir de la même manière. On cherche à retrouver les mêmes possibilités d’action dans d’autres jeux. L’industrie fonctionne sur la base du désir ludique : il suffit que le jeu procure suffisamment de fun. Le jeu vidéo est alors un passe-temps, un divertissement parmi d’autres.

 Y a-t-il autre chose de plaisant ?

Le troisième stade est le plaisir de jouer autrement. De changer sa façon de jouer, donc d’avoir le recul  nécessaire, prendre conscience qu’on peut jouer autrement. C’est possible dans l’action de rejouer, pour appliquer d’autres actes de jeu, dans l’action de s’identifier à un autre joueur, de se remettre en cause, en jeu. On a alors une jouabilité élargie- une mentalité élargie- on peut penser en se mettant à la place d’un autre. La réalité virtuelle permet d’être quelqu’un d’autre  - on parle de  virtualité réfléchie – on se trouve dans le lieu d’existence virtuelle de l’autre personnage.  La liberté de jouer n’est plus celle du libre arbitre du joueur, mais celle de la moralité d’un autre personnage. Le « qui suis-je ? » précède le « que dois-je faire ? ». La distanciation fait sens en tant qu’immersion et le jugement intervient alors, au-delà du goût. L’imagination permet de déployer le monde virtuel du personnage.

Le plaisir du jeu passe par trois étapes : la Joie initiale, l’immédiateté du « fun », la mise à distance des jouabilités.

 

Le plaisir vient de l’émotion positive, celle qui met en action, et entraîne la motivation. Le plaisir apparaît dans le jeu, et dans le jeu virtuel. Il revêt plusieurs formes plus ou moins élaborées : l’anticipation, l’appropriation d’actions, l’exploration immédiate des possibles, la distanciation, la projection dans d’autres espace-temps. Le plaisir dans le jeu vidéo naît de la rassurance, de la possibilité d’échapper à l’échec. Il est au maximum lorsque le joueur est dans le « flow », qui permet d’échapper à la temporalité par une concentration extrême. Comme d’autres intervenants le reprendront plus tard (notamment Serge Soudoplatoff), c’est à ce moment-la que le cerveau est disponible pour des situations d’apprentissage.

 

Béatrice Crabère