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«Evaluer le plaisir numérique» - Ouverture du colloque scientifique

 

 Voici une formulation qui interpelle!

Mais qu’est-ce que c’est, le plaisir numérique ? Non, rassurez-vous, il s’agit du plaisir que l’on prend à jouer dans des mondes virtuels. Comment et pourquoi évaluer ce plaisir, le décrire, le comprendre ? Quelques éléments de réponse avec 3 des interventions de l’après-midi, à la manière des universitaires : chacun son angle d’approche, ses références savantes, son jargon souvent débité en accéléré sans souci de l’auditoire, d’un auditoire, il faut le dire, clairsemé, mais bien averti sur la question. On est entre soi.

 

Patrick Mpondo-Dicka,  Président du colloque scientifique avec Jean-Pierre Jessel, nous rappelle que le thème de cette 8ème édition du Colloque Scientifique est né d’un échange collaboratif au sein de l’association qui s’est créée à partir de ces rencontres annuelle à Ludovia : Cultures numériques,  lieu d’échanges, site web, espace de publication et une  liste de diffusion 150 inscrits.

 

Nada Jonchère  nous parle « de l’intention au plaisir : une méthode possible d’analyse des émotions. »

Pourquoi étudier les émotions ? Les émotions sont une somme de perceptions sensorielles. Les sensations sont du domaine du perçu, les émotions, du domaine de l’action. Elles sont nécessaires à la communication. Les émotions peuvent être invoquées ou provoquées. Elles sont moteur de l’action et de la motivation. Elles relèvent d’une interaction avec le monde, se cristallisent sur un objet – réel ou imaginaire (comme les phobies). Le but principal des émotions est d’abord  la survie, elles ont d’abord été étudiées par des biologistes – la peur par exemple. Elles permettent l’adaptation de l’individu à l’environnement. On distingue 5 émotions : la joie, la tristesse, la colère, le dégoût, la peur. Elles s’expriment selon le processus : attente- déclencheur-déroulement-résultat. Elles dépendent de variables biologiques et sociales et changent tout au long de la vie.

Le but général de l’étude présentée ici est d’analyser les émotions des joueurs face à un serious game pour réduire le taux d’échec, donc les émotions négatives, et stimuler ainsi le plaisir d’apprendre.

Les hypothèses de départ sont qu’il existe un lien entre émotions et plaisir, le plaisir étant une contextualisation de la joie. Le plaisir numérique est lié à la notion de  « flow », qui est la notion de perte de sensation du temps, l’état maximal de concentration. Le joueur ne décroche pas tant qu’il est dans cet état d’absorption cognitive, d’oubli du temps, de dilatation de l’ego, de cette sensation de bien-être qui crée la motivation.

Ainsi, des expérimentations ont été menées pour modéliser les émotions éprouvées par des enfants devant un mini serious game. Les mimiques des enfants étaient filmées et le jeu capturé en vidéo, pour une mise en adéquation des expressions faciales. La modélisation de l’état affectif de l’utilisateur a permis de créer  tuteur émotionnel intelligent sous la forme d’une mascotte  ou d’un avatar, une façon d’humaniser la machine. Le tuteur intelligent prévoit à l’avance les différentes issues du jeu et guide le joueur pour réduire les possibilités d’échec.

Parmi les réactions de l’auditoire, la question suivante est posée : Le plaisir du jeu est-il le même que le plaisir d’apprendre, le plaisir de savoir et de savoir ce qu’on a appris ?

Pascaline Lorentz nous présente son travail sur  le plaisir vidéo-ludique : intensité, dosage et régulation.

L’intervenante suivante est en doctorat de sociologie. Sa recherche, menée en collaboration avec une un universitaire australien, porte sur une enquête sur les joueurs intensifs. Elle a interrogé un panel de jeunes adultes qui ont décrit leur comportement face aux jeux vidéo en ligne durant leur enfance et leur adolescence. Ces jeunes adultes de classe plutôt favorisée et de culture anglophone peuvent être décrits comme joueurs intensifs, mais non addictifs, puisqu’ils ont cessé seuls de consacrer beaucoup de temps au jeu, et qu’ils n’ont pas montré d’incapacité à maintenir la vie sociale dans les deux mondes : le réel et le virtuel. Elle a aussi fait une étude de témoignages sur un blog. Il s’avère que la plupart des réponses témoignent de ce que les jeux vidéo ont aidé ces jeunes à dépasser des situations difficiles – ils ont été à moment donné un refuge face au manque de confiance en soi, au manque de confiance dans le monde environnant. Cette rassurance dans le monde virtuel a été transposable dans le monde réel. Le jeu les a éloignés de la peur de l’échec et de la frustration.

Deux modèles d’utilisateurs ont pu être dégagés :

Le modèle 1 correspond à ceux qui considèrent le  jeu vidéo en ligne comme une pratique de loisir. Ils ont été initiés par leurs parents (le père en général), en ont une vision positive, et vont chercher leurs amis pour jouer. Ils jouent en fonction de leur temps libre- régulent eux-mêmes leurs pratiques.

Modèle 2 : le joueur subit la régulation parentale (les parents ne jouent pas avec eux, sont contre) et institutionnelle (le discours médiatique colporte une vision négative) – recherchent les autres joueurs en ligne pour accentuer le challenge et ont plus  de difficultés à réguler seuls leurs pratiques

Olivier Robert, chercheur en philosophie, se penche sur la phénoménologie du plaisir vidéoludique.

Devant un jeu vidéo, il y a une joie préalable qui est celle de pouvoir être dans le virtuel. Se reconnaître à l’écran est la première expérience. Pour pouvoir être une voiture ou une équipe de foot ou le personnage de Mario, il faut d’abord assimiler une technique. On est alors en mesure d’avoir un avenir virtuel, et le corps virtuel est en mesure d’agir dans le virtuel. On « peut faire », donc on a une puissance d’agir, et cette puissance d’agir virtuelle génère de la joie (alors que, selon Spinoza, si l’esprit est joyeux de sa puissance d’agir, il est triste quand il est impuissant).

Le deuxième stade de la joie est le « fun ». Le jeu vidéo est « fun », comme un plat est « bon ». Le « fun » est une jouissance au sein de l’expérience vidéoludique. Cette jouissance immédiate dispense d’émettre un jugement quel qu’il soit sur l’objet. Cela procure une sensation de liberté : c’est l’exploration des possibilités d’actions qui font le plaisir à jouer. Le « fun » entraîne une accoutumance au plaisir immédiat et animal, à immédiateté de l’expérience. C’est l’exploration des actions qui procure le plaisir, déconnecté du contenu du jeu : les Jeux vidéo de guerre font plaisir de la même manière. On cherche à retrouver les mêmes possibilités d’action dans d’autres jeux. L’industrie fonctionne sur la base du désir ludique : il suffit que le jeu procure suffisamment de fun. Le jeu vidéo est alors un passe-temps, un divertissement parmi d’autres.

 Y a-t-il autre chose de plaisant ?

Le troisième stade est le plaisir de jouer autrement. De changer sa façon de jouer, donc d’avoir le recul  nécessaire, prendre conscience qu’on peut jouer autrement. C’est possible dans l’action de rejouer, pour appliquer d’autres actes de jeu, dans l’action de s’identifier à un autre joueur, de se remettre en cause, en jeu. On a alors une jouabilité élargie- une mentalité élargie- on peut penser en se mettant à la place d’un autre. La réalité virtuelle permet d’être quelqu’un d’autre  - on parle de  virtualité réfléchie – on se trouve dans le lieu d’existence virtuelle de l’autre personnage.  La liberté de jouer n’est plus celle du libre arbitre du joueur, mais celle de la moralité d’un autre personnage. Le « qui suis-je ? » précède le « que dois-je faire ? ». La distanciation fait sens en tant qu’immersion et le jugement intervient alors, au-delà du goût. L’imagination permet de déployer le monde virtuel du personnage.

Le plaisir du jeu passe par trois étapes : la Joie initiale, l’immédiateté du « fun », la mise à distance des jouabilités.

 

Le plaisir vient de l’émotion positive, celle qui met en action, et entraîne la motivation. Le plaisir apparaît dans le jeu, et dans le jeu virtuel. Il revêt plusieurs formes plus ou moins élaborées : l’anticipation, l’appropriation d’actions, l’exploration immédiate des possibles, la distanciation, la projection dans d’autres espace-temps. Le plaisir dans le jeu vidéo naît de la rassurance, de la possibilité d’échapper à l’échec. Il est au maximum lorsque le joueur est dans le « flow », qui permet d’échapper à la temporalité par une concentration extrême. Comme d’autres intervenants le reprendront plus tard (notamment Serge Soudoplatoff), c’est à ce moment-la que le cerveau est disponible pour des situations d’apprentissage.

 

Béatrice Crabère

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