Comment est née l’école sélective ? Comment s’est installé le redoublement comme mode de gestion ordinaire de la classe ? C’est aux origines de l’école républicaine que nous conduit le livre de Jérôme Krop. Professeur agrégé et docteur en histoire contemporaine, il fait revivre dans un petit livre court et vivant les premières années des écoles primaires parisiennes. Il nous révèle les origines pré-républicaines de l’école de Jules Ferry. Née avant la démocratie, l’école primaire des Jules a installé durablement la sélection et le redoublement dans ses références. Cette trace du Second Empire est arrivée jusqu’à nous.
Après des milliers de livres et de monographies sur l’école sous la IIIème République, on croyait que tout avait été dit. Et voilà que Jérome Krop bouleverse l’angle de lecture de cette histoire. C’est possible car il s’appuie sur une base documentaire inexploitée et unique : celle des centaines de rapports d’inspection des instituteurs de la Seine avant 1914. Extrèmement précis ils apportent une vision précise de l’école au début de la IIIème république dans son fonctionnement quotidien.
L’ouvrage montre comment le modèle mis en place sous Napoléon III par O Gréard est repris et généralisé à partir des années 1880 par Jules Ferry. Ils en généralisent le principe élitiste. Si la scolarité devient obligatoire, du moins en théorie, à partir de J Ferry, les passages de classe en classe sont filtrés de telle sorte que seuls les meilleurs atteignent le saint des saints le cours supérieur et le certificat d’études.
L’ouvrage restitue aussi le quotidien des relations entre l’école républicaine et son environnement. Certes l’école est vécue comme une victoire politique, émancipatrice. Mais les relations sont souvent difficiles entre l’école et les parents dans les quartiers populaires. D’autant que l’école a tendance à vouloir imposer ses normes aux parents. Et cela même si l’école tolère un absentéisme massif.
Pour l’enseignant d’aujourd’hui, l’ouvrage apporte des éclairages précieux sur le quotidien de la vie scolaire avant 1914. Il permet aussi de mieux comprendre comment l’école sélective s’est installée chez nous et à quel point elle est liée à l’origine de notre école.
Jérôme Krop, La méritocratie républicaine : élitisme et scolarisation de masse sous la IIIe République, Presses universitaires de Rennes, 2014, ISBN 978-2-7535-3403-2
Il y a une forte nostalgie de l’école de la IIIème République et particulièrement celle d’avant 1914. Était-elle parfaite ? Comment expliquer ce sentiment ?
L’école parfaite n’existe pas et l’analyse historique montre que les réflexions reposant sur l’existence supposée d’un âge d’or scolaire sont vaines. Cependant, cette nostalgie s’explique par l’influence très forte qu’a exercé l’école de cette époque sur une société française qui s’est assez largement identifiée à ce modèle scolaire. Jules Ferry, Ferdinand Buisson et les autres réformateurs républicains ont fondé le service public de l’enseignement en généralisant la gratuité, déjà très répandue à l’époque, et en instaurant l’obligation scolaire de 6 à 13 ans pour rendre plus systématique la scolarisation de la population enfantine. Entre 1870 et 1914, cette école a su imprimer sa marque sur la société française en renforçant l’unité nationale tout en respectant les petites patries et en contribuant à faire d’une République parlementaire et démocratique le régime légitime pour la majorité des citoyens. En cela, elle a atteint l’objectif des républicains d’enraciner le nouveau régime au plus profond de la société française après l’échec de la République de 1792 et de celle de 1848 qui n’ont pas réussi à se pérenniser. Enfin, l’école diffuse alors une culture lettrée qui est en phase avec les dynamiques culturelles de la société française. L’accès à la culture de masse qui se développe à l’époque, notamment grâce une presse écrite en plein essor, nécessite l’assimilation de la culture scolaire véhiculée par l’école primaire.
Cette école de la IIIème République vous montrez que c’est elle qui invente la sélection et que cela passe par la mise en place de l’enseignement simultané. Comment cela s’est-il fait ?
Depuis la Restauration, les écoles publiques urbaines utilisaient les méthodes de l’enseignement mutuel. Un maître pouvait scolariser plusieurs centaines d’élèves en recourant à des moniteurs choisis parmi les meilleurs élèves qui reproduisaient les leçons du maître auprès de petits groupes d’élèves de niveau homogène dans chaque discipline scolaire. Cependant, l’enseignement simultané (un enseignant fait cours aux élèves) pratiqué dans les écoles congréganistes a la préférence d’une part croissante des familles. Aussi, l’enseignement public élabora un mode mixte. Les débutants et les élèves peinant dans leurs apprentissages sont regroupés dans un cours élémentaire à l’effectif pléthorique où les méthodes de l’enseignement mutuel restent en vigueur. En revanche, les meilleurs élèves, moins nombreux, peuvent accéder à un cours supérieur où ils bénéficient de l’enseignement simultané du maître.
C’est aussi cette école qui invente le redoublement. Est-il important sous la IIIème République ?
Elle ne l’a peut-être pas inventé. En tout cas, le redoublement se développe dans l’enseignement primaire parallèlement à la sélection. Le modèle scolaire républicain est né dans la Seine à la fin du Second Empire quand Octave Gréard impose dans tous les cours l’enseignement simultané en 1868. Il créé un cursus divisé en trois cours (élémentaire, moyen et supérieur). Le passage d’un cours à l’autre est déterminé par des examens de passage. Aussi, l’âge est secondaire et un élève peut rester en cours élémentaire jusqu’à 4 ou 5 ans dans les années 1880. En 1888, 30 % des élèves seulement réalisent le cursus prévu sans redoublement. Cet usage massif du redoublement s’atténue dans les décennies suivantes grâce à la progressive diffusion d’une culture scolaire primaire et à la régression de l’analphabétisme, facilitée par la diminution des effectifs par classe. Mais subsiste une répartition inégale des effectifs par classe. Au début du XXe siècle, les cours élémentaires restent des classes plus chargées regroupant les débutants et des élèves n’ayant pas assimilé les bases.
On imagine souvent, avec le récit pagnolesque, que c’est une école reconnue par les parents , sans tensions, et respectueuse du pauvre comme du riche. Est ce le cas ?
L’école de la IIIe République repose sur l’égalité d’accès à une école de qualité homogène sur l’ensemble du territoire, ce qui n’est pas rien à une époque où les établissements scolaires étaient très hétérogènes. De plus, les représentations d’instituteurs au service du peuple ne sont pas qu’un mythe. Ils sont souvent issus d’un milieu populaire et ont développé une éthique qui consiste à promouvoir les enfants du peuple manifestant des dispositions scolaires, alors que le système scolaire est constitué de deux ordres d’enseignement socialement et culturellement ségrégués (l’enseignement primaire et l’enseignement en lycée dès les petites classes NDLR). Une partie de la population se mobilise autour de l’enjeu du certificat d’études.
Cependant, l’école républicaine tend à privilégier la scolarité de ses meilleurs élèves, ce qui a cette époque comme aujourd’hui n’est pas neutre socialement. Les relations ne sont pas toujours apaisées : – tension avec les parents à propos du choix des élèves présentés aux examens du certificat d’études primaire, critique d’une école qui ne s’intéresse qu’à ses bons élèves,.
– Les difficultés de l’école à répondre aux difficultés des élèves des quartiers populaires se manifestent par des comportements d’évitement. Les élèves qui ne parviennent pas à profiter de leur scolarité pratiquent l’école buissonnière. L’absentéisme atteint couramment 20 % dans les cours élémentaires dans les quartiers ouvriers de la capitale et de sa banlieue. Cet absentéisme est croissant en cours d’année, signe d’une démobilisation des élèves. De plus, à Paris, en 1901, 10 % des enfants de 6 à 13 ans ne sont inscrits dans aucun établissement scolaire. Ce sont souvent des enfants de 11 ou 12 ans, qui n’attendent plus rien de l’école et qui rejoignent le monde du travail ou parfois le monde de la petite délinquance urbaine.
Est-ce une école innovante sur le plan pédagogique ?
La pédagogie de l’école des années 1870 à 1914 est une pédagogie de la défiance pour reprendre l’expression d’Antoine Prost. Elle repose largement sur la mémorisation et la répétition des mêmes apprentissages et des mêmes exercices. Elle se méfie de l’activité spontanée de l’enfant et cherche davantage à marquer durablement le futur adulte qu’à permettre à l’enfant de s’épanouir dans le présent. C’est particulièrement visible dans l’intense préparation qui précède les épreuves du certificat d’études primaires. Ces conceptions pédagogiques n’ont pas été sans effet. En attestent les souvenirs très durables que les leçons de l’école primaire ont laissés aux élèves qui ont connu ce modèle pédagogique. De plus, bien que peu innovante, la pédagogie de cette école et ses exigences en terme de travail personnel étaient très lisibles pour les familles.
On a l’impression que la tache de l’instituteur y est moins lourde que celle de nos contemporains. Qu’en pensez-vous ?
La tâche est très lourde pour les enseignants de cette époque qui travaillent énormément, avec des classes dont les effectifs sont bien plus importants qu’aujourd’hui. De plus, ils sont soumis à un contrôle très étroit de leur pratique pédagogique par l’institution scolaire. Ils font en effet l’objet d’une inspection annuelle. Les inspecteurs sont très présents dans les écoles et les directeurs des écoles à plusieurs classes sont censés exercer un rôle de direction pédagogique auprès de leurs adjoints, ce qui n’est sans provoquer des relations parfois conflictuelles. En milieu urbain surtout, ils sont très exposés à la concurrence de l’enseignement privé congréganiste. Cependant, du point de vue du travail de classe, leurs pratiques sont strictement bornées par les programmes et les procédés pédagogiques préconisés par l’institution. Obéir aux injonctions de l’institution en bénéficiant de l’autorité et du prestige dont elle est alors auréolée était probablement plus confortable que de devoir s’adapter à un contexte fluctuant et aux exigences croissantes du public scolaire d’aujourd’hui.
Si je vous suis bien, l’école républicaine et élitiste est en fait pré-républicaine ?
C’est bien un modèle qui tire vers le haut les plus forts et ignore les plus faibles. Et cela tient au fait qu’il est né avant l’obligation scolaire, sous l’autorité de Gréard, en charge de l’enseignement à la préfecture de la Seine à partir de 1865, sous le Second Empire. Il commence par demander aux directeurs d’école d’exclure les élèves qui ne viennent pas assez régulièrement à l’école. Les écoles étaient en sureffectifs et devaient lutter contre la concurrence des congréganistes. Mais il faut ajouter que l’élitisme se situe aussi dans l’existence d’une filière d’enseignement secondaire totalement ségrégée socialement.
Si on cherche les origines de cette école, il faut remonter au milieu du 19ème siècle. Pour faire face à la concurrence des écoles congréganistes qui scolarisent les enfants des bonnes familles avec un enseignement simultané, on a à cette époque un cours élémentaire pour débutants et un cours supérieur avec un enseignement simultané. L’idée c’est déjà de séparer les débutants des meilleurs. Octave Gréard, nommé en 1865 à la tête des écoles publiques de la Seine, supprime l’enseignement mutuel et organise l’enseignement primaire en 3 cours avec des examens de passage d’un cours à l’autre ce qui conduit à surcharger le cours inférieur. Dès les années 1870 on observe qu’il y a deux fois plus d’élèves au cours élémentaire qu’au cours moyen. Cela va s’amenuiser avec la politique de construction d’écoles mais encore vers 1900 on a souvent 40 ou 45 élèves en CP et 35 en CM.
On a surestimé le rôle de J Ferry et F Buisson ?
Leur apport, dans les années 1880, a consisté à enrichir le curriculum en ajoutant de l’histoire et de la géographie, l’enseignement des sciences qui étaient inexistants auparavant. Et ils ont généralisé en France le modèle parisien de Gréard. On a bien alors des critiques de la surcharge des classes préparatoires. Mais on ne perçoit pas que c’est le résultat du modèle scolaire. On accuse les élèves. Or c’est bien le modèle qui crée cela. Par exemple, le directeur d’école n’a aucun intérêt à charger le cours supérieur : c’est là qu’il enseigne. Et tout le dispositif pédagogique est tendu vers la réussite au certificat d’études. On ne surcharge donc pas le cours supérieur pour avoir le maximum de reçus par rapport aux élèves présentés. On n’est pas jugé sur le nombre d’élèves présentés mais sur celui des élèves reçus. On a donc intérêt à sélectionner les meilleurs pour le cours supérieur. Cela permet de montrer la qualité de l’école primaire publique face aux congréganistes et à l’enseignement secondaire.
Propos recueillis par François Jarraud
Sur le site du Café
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