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Le renoncement à Hegel
 

Culture du livre, culture numérique, avec le développement des écrans, la culture a changé de nom, elle a changé aussi de dimensions. Serge Tisseron nous propose de concilier l’une et l’autre, tournant le dos à l’idée de rupture pour enrichir plutôt nos horizons et nos apprentissages.

Nous avions quitté hier le psychanalyste un peu déçus par son exposé trop court, trop ramassé, trop sujet à polémique à force d’aller à l’essentiel. Ce matin, le colloque scientifique lui a offert une tribune où ses éclairants propos ont pu se développer avec tout le temps et l’écoute qu’ils méritent. D’ailleurs, son exposé a commencé en revenant sur les réactions désappointées qu’une de ses propositions de la veille avait suscitées : celle de mettre à disposition un ordinateur pour plusieurs enfants afin de développer les aptitudes collaboratives. Murmures dans la salle en nocturne, commentaires désapprobateurs sur twitter, au matin sous le chapiteau jaune, le malentendu était dissipé.

Pour Serge Tisseron, le numérique doit permettre d’élargir les potentialités d’apprentissage et donc éviter de reproduire ce que l’on fait avec le livre. Apprendre avec les écrans, apprendre avec les livres se complètent, s’enrichissent, confondre l’un et l’autre c’est aussi appauvrir l’éventail des modalités. Une enfant seul face à un ordinateur est une situation qui calque ce que l’enfant apprend face à un livre. En proposant sur ordinateur des activités, des exercices qui ne peuvent résolus individuellement, le travail numérique collectif sensibilise les élèves très tôt à la dimension collaborative.

Différencier la culture du livre et la culture numérique ouvre des pistes pédagogiques qui, pour les emprunter, oblige à admettre que nous ne maitrisons pas forcément leur issue. La culture de l’écran a mis du temps à s’imposer, à imposer une construction qui n’était pas linéaire. Serge Tisseron rappelle que jusqu’à Pierrot le Fou de Godard, les films s’appuyaient sur un scénario fortement structuré. Les mangas ont imposé à leur tour une construction autre où la chronologie n’est pas scrupuleusement respectée. En littérature, Joyce ou Rimbaud en poésie ont adopté cette forme mais elle reste marginale. « La culture numérique n’est pas une histoire de support, c’est une histoire de construction » nous dit le psychanalyste.

La culture du livre emprunte le modèle de la communication verticale. Le lecteur lit un livre écrit par un auteur présumé savant. La culture des écrans amène le multiple. Chacun est appelé à être devant plusieurs écrans, et plusieurs individus sont devant le même écran, même à distance et partagent le même spectacle. S’ils créent, ils créent le plus souvent à plusieurs. La transmission est horizontale puisque chacun est amené à interagir.

Pour Serge Tisseron, dans le domaine cognitif, la rupture est encore plus évidente. La culture du livre est la culture du déroulement linéaire, de la temporalité. La mémoire évènementielle est privilégiée. Du côté des écrans, la culture est marquée par la dimension spatiale. La mémoire de travail est favorisée, une mémoire où il faut être capable de capturer des éléments sur l’écran dont on saura faire une petite synthèse provisoire pour permettre de résoudre sur le moment un problème donné. Avec le jeu vidéo, par exemple on apprend sans savoir que l’on apprend. Les capacités d’attention, d’attraction s’accroissent en jouant. La contradiction du serious game pointe là son nez. Comment solliciter une forme d’apprentissage intuitive lorsque le cadre du jeu sérieux apporte des contraintes ? La culture numérique admet tout et son contraire, le monde numérique est peuplé de contradictions qui co-existent sans obligation aucune d’opérer une synthèse. On quitte la sacro-sainte thèse /antithèse/synthèse pour entrer dans un faisceau. Nous sommes dans un colloque scientifique alors une participante précise que nous assistons à « un renoncement à Hegel ».

Le numérique opère aussi un bouleversement psychologique. D’une personnalité unifiée, on évolue vers une personnalité flottante adaptée aux changements sociaux. Jusque dans les années 80 , la norme était celle de la personnalité unique. On flottait à l’adolescence puis on se forgeait une identité. Aujourd’hui, on admet et la sociologie nous l’a démontré que l’identité est une attribution sociale. Kauffman l’avait déjà identifié avec la télévision : le repère des enfants n’était plus uniquement nourri par les parents mais aussi les héros des films et des séries. Avec Internet le phénomène s’accroit. On adopte des pseudos, des identités. Les jeunes apprennent à passer d’une identité à une autre en fonction des attentes du groupe auquel on appartient à l’instant T.

Nous sommes totalement immergés dans l’écran qui s’ouvre, notre appareil psychique est entièrement mobilisé. La mémoire de travail se développe constamment. Mais quand on ferme l’écran, on oublie l’écran. Le recours à la mémoire évènementielle issue elle de la culture du livre favorisent la pérennité des apprentissages acquis par le numérique. De plus en plus de concepteurs de jeux ou de logiciels prévoient d’ailleurs un classement chronologique. Pour Serge Tisseron, il ne faut pas aborder le numérique en pensant que la culture numérique va permettre d’apprendre plus et plus vite. Il faut aborder le numérique en ayant conscience que le numérique va permettre aux élèves d’apprendre ce que l’on n’avait pas prévu. Le numérique éducatif est une voie que l’on emprunte alors que ses potentiels sont encore inconnus. Le risque de l’incertitude sera d’autant plus facile à prendre si l’on n’oppose pas culture numérique et culture du livre, si l’on ne substitue pas l’un à l’autre mais si au contraire on joue sur les complémentarités. Apprendre des poésies par cœur est toujours nécessaire tout autant que l’apprentissage de la mémorisation spatiale.

Serge Tisseron gomme aussi l’idée de digital natives. Les jeunes acquièrent des aptitudes numériques en passant des heures et des heures devant les jeux ou l’ordinateur. Nous sommes loin d’une culture de la facilité. L’attractivité est liée au retour immédiat sur l’effort. Ce qui caractérise la culture numérique c’est qu’elle a la possibilité de récompenser à chaque phase. Les incidences sur le design pédagogique sont grandes. L’apprentissage par le jeu nécessite d’introduire des renforcements positifs. Le grand problème de la culture numérique est de jouer les stratégies de renforcement tout en invitant à prendre du recul. Le tutorat par un pair permet de concilier culture de l’écran à la culture du livre par l’explicitation de l’implicite avec des mots, du langage. Expliquer ce que l’on a fait, ce que l’on comprend construit l’interface entre les deux cultures, les deux types de mémorisation.

Admettre les incertitudes, favoriser les collaborations, visualiser les acquis, apprendre sans le savoir, la culture numérique stimule les apprentissages, la culture du livre permet de les ancrer. Le mot « plaisir » a été peu prononcé mais à écouter Serge Tisseron, on cerne mieux les promesses du numérique pour favoriser le plaisir d’apprendre et le plaisir d’enseigner.

Monique Royer

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