Que deviennent les jeunes de banlieue après le lycée ? Souvent montrés du doigt, parfois perçus comme une menace, les jeunes de banlieue sont souvent vus davantage comme un problème que comme une ressource pour la société française. Professeur de SES dans différents lycées de Seine-Saint -Denis, Fabien Truong a suivi leur parcours de vie après le bac. Dans un ouvrage extrêmement précis, il partage avec nous une véritable plongée dans l’intimité de ces jeunes étudiants. Il montre comment s’effectue leur intégration dans la société française, au terme d’un parcours difficile et souvent douloureux. Une étude tout à fait originale qui montre en détail ce que veut dire l’intégration dans la société française, ce qu’elle coûte et aussi la richesse du parcours et au final de ces jeunes.
Ils s’appellent Fatou, Sara, Lakhdar, Irfan ou Khader. Ce sont les anciens élèves de Fabien Truong. Des jeunes de banlieue, spécifiquement de Seine Saint-Denis, caractérisés par une origine populaire, une pratique religieuse, très souvent musulmane et un rapport distancié à la culture scolaire. Ce sont ces jeunes qui explosent en classe, qui ont une orthographe parfois fantaisiste, qui regardent leur prof avec ironie et que les enseignants ont souvent bien du mal à comprendre. De 2005 à 2015, Fabien Truong suit leur parcours après le bac. Certains prennent la voie médiane, celle de l’université. Ce sont souvent ceux qui veulent quitter la cité pour un ailleurs. D’autres font le choix des études supérieures courtes (STS, IUT) souvent par réalisme. Enfin quelques uns tentent les filières d’élite (CPGE, écoles de commerce, Sciences Po).
Tous doivent faire face au stigmate de leur origine territoriale, sociale et religieuse. Si être banlieusard c’est « à mi chemin entre l’Arabe et le Français », comme explique un de ces jeunes, les études supérieures les obligent à jouer du « cheval à bascule » en permanence entre l’univers de la cité et celui des études supérieures, entre le Paris bourgeois et blanc et la Seine Saint-Denis. Ils doivent apprendre à gérer cette double appartenance à deux mondes bien différents. Dans la cité ils sont « les parisiens », à l’université ils sont « les banlieusards ». Alors que les étudiants ordinaires ont à faire face aux études, eux doivent aussi construire leur légitimité personnelle en faisant le pont entre deux mondes sans se rompre. L’ouvrage montre à quel point cela peut être douloureux mais aussi quelles armes et quels leviers ils utilisent pour réussir cet exploit.
C’est ce chemin très personnel que l’extraordinaire relation de Fabien Truong avec ses anciens élèves réussit à faire émerger. On suit Lakhdar, Irfan, Sara dans un chemin difficile, cahotique, douloureux mais où au final rien n’est tracé. Car tous trouvent leur place dans la société. C’est rarement celle dont ils rêvaient à 18 ans. C’est beaucoup mieux que cela. Ils trouvent la place qu’ils ont largement construite, avec courage et obstination.
Alors que la société française regarde ces jeunes de banlieue de plus en plus comme une menace, l’ouvrage décrit des trajectoires personnelles profondément humaines. Il ne cache rien des particularités banlieusardes et par exemple du rapport à l’islam, présenté comme un « recours pratique » pour ces jeunes. Au final Lakhdar et ses camarades nous touchent par ce qu’ils montrent d’universel et d’humain dans un chemin de vie où ils se construisent en essayant de ne pas renier les leurs tout en les dépassant.
L’ouvrage est aussi une leçon sur l’école. Il montre la place de l’école de la République dans le parcours de ces jeunes et nous invite à réfléchir à la position que l’enseignant doit prendre face à des jeunes d’origine populaire. Et le personnage d’Irfan, un étudiant qui abandonne les rêves de l’entreprenariat pour embrasser le métier d’enseignant, dresse le beau portrait d’un hussard noir de la République du 21ème siècle au service d’un projet de société.
François Jarraud
Fabien Truong, Jeunesses françaises. Bac +5 made in banlieue, Editions La découverte, 2015. ISBN 978-2-7071-8688-1, 22 €.
Fabien Truong : Un livre pour mieux se voir comme enseignant
Ouvrage de sociologie, Jeunesses françaises a beaucoup à apprendre aux enseignants. C’ets ce que Fabien Triong décrypte pour nous.
Le livre suppose une « condition banlieusarde ». Est-elle vraiment établie ?
J’essaie de montrer ce que partagent ces jeunes. C’est une condition pas une catégorie. D’abord objectivement c’est appartenir aux classes populaires, issus de l’immigration, souvent de religion musulmane. Ce sont aussi des jeunes qui vivent dans des endroits de moins en moins socialement mixtes et qui sont scolarisés dans des lycées de plus en plus socialement homogènes.
Mais l’élément le plus fort de cette « condition » c’est qu’ils se perçoivent à travers la façon dont ils sont perçus. Le terme de banlieusard renvoie à un stigmate. Ils doivent se battre contre une image dépréciative. Ca leur est propre.
Cette condition se décline en 4 formes d’illégitimité : territoriale, habiter dans le 93; culturelle : leurs parents n’ont pas de diplôme; raciale : ils font face au racisme; sociale face au mépris de classe. A tout cela s’ajoute encore la phobie liée à l’islam.
Tout cela joue mais avec des différences entre eux. On voit dans le temps long comment elles jouent dans leur parcours.
La première surprise du livre c’est la place que le bac tient dans la vie de ces jeunes. Le bac c’est plus que le bac ?
C’est très ambivalent. D’abord 80% de ces jeunes ont des parents qui n’ont pas le bac. Avoir le bac c’est donc une certification d’ascension sociale en train de se faire. C’est aussi un accomplissement objectif par rapport à leurs pairs. Je travaille sur des bacheliers généraux. Or dans les lycées des quartiers populaires il y a une sélection forte avant et après la seconde. Peu arrivent jusqu’en terminale générale.
Alors il y a une ambivalence dans le bac. D’un coté une fierté collective : on ne regarde pas les résultats sur Internet. On vient les regarder en famille au lycée. On passe le bac pour la famille, pour tous les autres. Mais très vite, ces jeunes prennent conscience qu ele bac est un point de départ et qu’ils sont confrontés à quelque chose qu’ils n’ont pas anticipé.
Vous dites que durant leurs études supérieures ils font du « cheval à bascule ». Que voulez vous dire ?
Ils doivent basculer entre des univers sociaux différents pour réussir leurs études. Leur trajectoire est un apprentissage progressif. Pour eux il ne s’agit pas seulement d’apprendre à bien travailler mais aussi d’apprendre à se sentir bien là où ils sont. Il y a un tel stigmate quand on sort de banlieue qu’ils sont confrontés à un regard extérieur qu’ils doivent affronter.
Par rapport au stéréotype du jeune de banlieue qui ne sort pas de sa culture, on observe exactement l’inverse. On voit un chemin douloureux. Plus l’écart social est grand plus la violence est grande. Mais on voit que ce sont des étapes que les jeunes digèrent et gèrent.
Pour y arriver, ils suivent 4 principes. Celui d ela coupure : ils apprennent à compartimenter leur comportement pour gérer le sentiment de trahison de classe. Ils doivent se comporter d’une certaine façon dans le monde du supérieur et continuer à voir leurs amis au pied des tours. Ils doivent aussi obtenir la reconnaissance de leur milieu. Et en même temps construire leur trajectoire très personnelle. On voit qu’ils arrivent à faire cette bascule et à trouver une place dans la société contrairement à ce que beaucoup disent.
La réussite sociale c’est forcément une trahison ?
Elle peut être vécue comme cela. Et la question se pose toujours. Pour ces jeunes, le sentiment de trahison est très fort au début. Mais cette expérience se surmonte. Ils arrivent à fabriquer de la cohérence d’autant qu’on ne trahit jamais complètement. Ils ont aussi tous des référents qui ont déjà ouvert le chemin.
Un point particulier de ces jeunes c’est la pratique de l’islam. C’est un élément de stigmatisation très fort. Mais vous dites que c’est aussi un appui, un « recours pratique ». Que voulez vous dire ?
La stigmatisation est omniprésente et le livre en donne des exemples. C’est d’autant plus durement vécu par ces jeunes que pour eux l’islam est vécu comme une ressource. L’islam permet de fabriquer des leviers que l’institution ne fournit pas. Par exemple l’islam aide à retrouver confiance en soi. Il aide aussi à construire un rapport ascétique au travail. Le simple rythme de vie de l’islam, avec les 5 prières par jour, aide les étudiants à rythmer leurs études. C’est une ressource par rapport à leur trajectoire. L’islam aide aussi à faire face au regard des autres quand ils sont dans des filières socialement élitistes.
En même temps la pratique religieuse change au fil des années. Elle est plastique. On voit un étudiant être à la fois pratiquant et boire de l’alcool pour participer aux soirées étudiantes. On voit Sara évoluer d’une pratique très régulière à une relation plus distancée. Mais entre ce que l’islam peut représenter dans leur trajectoire à un moment donné et ce qui est perçu par l’extérieur l’écart est tellement grand qu’il est parfois insupportable.
Une autre particularité c’est la place du collectif dans leurs études ?
Le collectif d’alliés est très important. Il permet de déconstruire ce que l’institution ne déconstruit pas. Par exemple de poser les questions que l’on n’ose pas poser au professeur. De dédramatiser des choses violentes comme ne pas comprendre le vocabulaire utilisé par le professeur.
Ces jeunes ont-ils le même rapport à la culture que les autres étudiants ? Est ce un rapport plus utilitariste ?
Ca change dans le temps. Au départ c’est un rapport utilitariste. Ils font des études pour monter socialement. Toute perte de temps est un coût pour la famille. Mais dans un second temps, plus ce sjeunes avancent dans les études plus ils développent une forme de réflexivité importante. Le capital culturel prend de la légitimité. Ceux qui arrivent en école de commerce par exemple sont déçus. Ils sont devenus de bons étudiants et se sont réalisés par leurs études. Quand ils découvrent que l’école de commerce apprend autre chose que le travail intellectuel, ils sont déçus. Ils jouent alors les intellos contre les commerciaux.
Peut-on dire que leurs études sont au final un leurre ?
Oui et non. En permanence ils reconfigurent leurs aspirations. A chaque étape de leur parcours il y a des déceptions. Mais ceux qui avancent rationalisent leur déception et vont vers une nouvelle direction. Par exemple Khader se voyait entrepreneur. Il vit une descente aux enfers et finalement au bout de 6 ans il entre comme fonctionnaire par la petite porte. Il ne le vit pas comme une déception mais comme une forme de reconnaissance.
Parmi tous ces jeunes, Irfan m’a touché car c’est un mauvais élève qui se découvre une vocation enseignante. Il pose ainsi la question de l’utilité de l’école.
C’est quelqu’un qui au bout de 7 ans devient professeur alors que c’est insensé. Il a du passer trois fois le bac pour l’avoir et il a des lacunes en orthographe et grammaire énormes. Ce qui le fait basculer c’est une opportunité qui lui fait découvrir qu’il adore ce travail. Tout d’un coup, tous ses efforts prennent un sens profond. Il se rend compte qu’avec ce qu’il a appris il peut faire des choses et pas seulement de l’argent. Il peut transmettre. Ca le pousse à travailler d’arrache pied pour passer le concours. Et là on découvre que quand apprendre de la grammaire gagne un sens, Irfan l’apprend et surmonte ses difficultés. Mais le sens est aussi par rapport à sa famille. Dans l’éducation nationale Irfan veut devenir un « passeur », un traducteur.
Ces jeunes sont souvent perçus comme un problème. Que peuvent tirer les enseignants ce des parcours montrés dans le livre ?
La déconstruction sociale des implicites. On voit des jeunes pleins de bonne volonté qui rencontrent des enseignants pleins de bonne volonté. Le problème c’est le comment. A trop vouloir se centrer sur l’académique on met la charrue avant les boeufs. On ne déconstruit pas assez qui sont ces jeuens, pourquoi ils réagissent ainsi. Quand on les comprend mieux beaucoup de choses deviennent moins dramatiques. Par exemple je raconte une séquence où un élève me traite d’enculé. C’est violent et ça peut aller loin dans les conséquences si l’on ne comprend pas les pourquoi.
Beaucoup d’enseignants font déjà ce travail d’analyse. Mais globalement les professeurs ne sont pas assez formés à ces choses là qui sont essentielles. Tant qu’on continuera d’envoyer des enfants des classes supérieures enseigner devant des enfants des classes populaires sans leur donner les moyens de déconstruire les fantasmes réciproques, on aura des situations difficiles. J’espère que ce livre peut aider à dédramatiser et finalement à mieux se voir comme enseignant.
Propos recueillis par François Jarraud