En quoi l’adoption remet-elle en cause les fondements de la filiation et de la parentalité ? Comment chaque enfant abandonné au plus jeune âge vit-il l’expérience d’appartenance à une autre famille que celle de sa naissance ? Amandine Gay, la réalisatrice de « Une histoire à soi » sait de quoi elle parle. Née sous X en France en 1984, elle n’a eu accès, à ses 18 ans, qu’à quelques bribes de ses origines : une mère marocaine sans papiers et un père dont elle ignore tout. Dépassant cette énigme personnelle, forte de son art de faire accéder à la parole des ‘invisibles’ de nos sociétés (« Ouvrir la voix », 24 beaux portraits de femmes noires francophones liées à l’histoire coloniale de l’Afrique et des Antilles, 2017), elle offre à Anne-Charlotte, Joohee, Céline, Niyongina et Mathieu la possibilité de témoigner de leur singulier cheminement. Une remontée dans le temps depuis leur arrivée dans une famille française jusqu’au retour aux sources de leur naissance. Ils ont entre 25 et 52 ans. Nés (et abandonnés) au Brésil, au Sri Lanka, au Rwanda, en Corée du Sud ou en Australie, ils mènent l’enquête sur leurs origines. Et chaque ‘histoire à soi’ questionne notre propre rapport à l’enfance, à ce qui ‘fait famille’, aux liens affectifs et culturels supposés nous rattacher à notre pays.
Voyages dans le temps pour cinq parcours singuliers
Clichés de petites filles souriantes ou de garçons à l’expression sérieuse, traces retrouvées plus tard d’une enfance que chaque personne adulte qui témoigne n’a pas vécue auprès d’une mère, d’un père ou de parents, contraints à les abandonner. Pour des raisons inconnues, la plupart du temps, ils sont alors remis à des services sociaux ou d’autres structures internationales –en cas de carence des dites structures dans le pays de naissance.
La documentariste ne prend pas le parti d’accompagner de façon linéaire chacun de ses héros ou héroïnes mais son travail découpe chronologiquement, et en alternance, des périodes clés : flash d’enfance, puis prise de conscience du statut d’adopté au sein de la nouvelle famille, recherche des origines, voyage au pays natal, désir ou non de rencontrer les géniteurs, conséquences, décision (ou non) de maintenir voire d’approfondir le lien…
La construction de ces récits de vie privilégiant la parole des témoins s’enrichit d’images d’origine et de nature différentes : photographies, dessins enfantins au graphisme sommaire, aux couleurs vives ou au trait de crayon rageur, lettres manuscrites, documents administratifs et archives visuelles familiales ou extraits des actualités de l’époque…
A chaque première apparition d’Anne-Charlotte, Céline, Niyongina, Joohee ou Mathieu, leur prénom apparaît en surimpression puis nous nous familiarisons avec chacun et le reconnaissons à la texture de sa voix lors de la prochaine séquence qui lui est consacrée. La réalisatrice reste toujours hors-champ et nous ne connaissons pas la nature des questions posées. Seule compte la puissance des témoignages.
Rigueur du dispositif, richesse des questionnements
La grande rigueur de l’écriture et l’attention extrême aux êtres permettent de suivre ‘le fil rouge’ de chaque itinéraire, sa charge émotionnelle, sa soif (et sa crainte) de vérité, tout en mettant au jour les points de convergence entre des personnes ‘adoptées’, qui ne se sont jamais rencontrées mais entre lesquelles ce documentaire hors normes suscite des correspondances secrètes.
Les paroles exceptionnelles de sincérité, fruits d’une confiance nouée au fil du temps avec celle qui les recueille et les filme, dépassent le ‘cas’ de leurs auteurs pour prendre une valeur universelle. Et elles vont au-delà de la critique politique implicite des manques et des dangers des systèmes d’adoption internationale (inégalités entre le Nord et le Sud, trafics d’enfants et risques d’enlèvements, opacité des procédures dommageables pour les adoptés en particulier…).
A travers des confidences, parfois formulées pour la première fois et tues aux parents d’adoption, les adoptés arrivés à l’âge adulte, encore en construction ou déjà parents à leur tour, interrogent le sens de la famille, la définition de l’identité (Qu’est ce que la ressemblance ? Est-ce une question physique, ethnique ou une construction familiale et culturelle ?). Pourquoi ne pourrait-on pas disposer d’une identité hybride et composite ? D’où vient le racisme ? Comment intégrer la différence et faire face à l’altérité ?
Ambivalence de l’adoption, retournement des clichés
Autant de découvertes inattendues que les protagonistes de « Une histoire à soi » semblent faire sous nos yeux, comme si la réalisatrice avait façonné pour chacun un ‘lieu intérieur’ où déposer leur intimité, leurs troubles, leurs tourments et leurs joies les plus secrètes sans craindre de les exposer aux yeux de tous, de les partager avec des inconnus.
Le questionnement politique et philosophique ainsi mis au jour ne se termine pas au moment où s’achève la projection. Avec les cinq protagonistes, personnes adoptées en France et nées aux quatre coins du monde, nous continuons à penser à la pluralité de l’identité, au chevauchement des liens du sang et des liens d’amour, au mélange (odeurs, parfums, intensités sonores, paysages et urbanisme, langues et musiques différentes) des terres et des cultures d’accueil et de naissance dans la construction d’une personnalité.
Des réflexions vivifiées par le documentaire étonnant d’Amandine Gay comme autant d’antidotes au racisme et à toutes les formes d’assignation, des idées généreuses incarnées avec talent dans les aventures de la conquête de soi et de l’accomplissement ici racontées.
En bref, il ne s’agit pas de guérir de l’adoption mais de la vivre comme une richesse à offrir aux autres et à partager. Ainsi, après une adolescence tourmentée, un protagoniste en paix avec lui-même à la maturité, bouscule-t-il les convenances avec une belle assurance : ‘Il faudrait tout devoir à ceux qui nous adoptent. Mais c’est grâce à moi qu’il y a une famille. Mes parents ont eu la chance de m’avoir comme fils’.
Samra Bonvoisin
« Une histoire à soi », film d’Amandine Gay-sortie le 23 juin 2021