Auteur, avec Jérôme Saltet, d’un livre important sur le collège, André Giordan propose une refonte complète des enseignements au collège. « Tant que les programmes ou/et les pratiques scolaires les dégoûteront du savoir, les enseignants auront bien du mal à les raccrocher… Il faut arrêter de traiter de questions qu’ils ne se posent pas ou sans prendre le temps pour qu’ils se les posent. »
Le Haut Conseil de l’éducation français vient de publier un rapport qui recommande la mise en place d’une « école du socle commun » regroupant l’école primaire et le collège. Pensez-vous que cette proposition soit à même de réduire l’échec scolaire ?
André Giordan – N’est-il pas normal au pays de Descartes que la réponse soit réductrice ! L’éducation nationale est un système, elle demande des réponses systémiques… Difficile de faire évoluer un système en agissant sur un seul élément, de plus structurel. L’éducation est affaire de personnes ; elle agit sur des personnes, elle est tributaire d’elles. Ajoutons qu’une réponse administrative, venue d’en haut, ne peut enclencher en retour que des oppositions provenant de sa base… Il en est ainsi dans les systèmes. Il est regrettable que nos élites n’aient pas un minimum de formation en la matière. Dans tout système humain (individu, service, entreprise, institution), le fait de légiférer ou de décréter un changement est ressenti par ses membres comme un diktat. Tous le vivent comme une agression et réagissent immédiatement en opposant toute l’énergie de leurs résistances. Les mesures seraient-elles favorables ou porteuses d’innovations qu’il en serait également ainsi !
L’éducation nationale n’a vraiment pas d’histoire. Trente ans de réformes administratives non préparées, non partagées, inachevées, pas évaluées n’ont pas servi ; le Haut Conseil de l’éducation français n’en a pas tiré les leçons ! Pour sortir de l’ornière de l’échec scolaire, il faut envisager un projet global où la formation des personnels est l’élément-clef. Surtout il faut introduire un suivi personnalisé de chaque élève avec des moments incontournables : un élève-un prof. « les yeux dans les yeux ». Et pour y parvenir, il s’agit de « travailler » plusieurs tabous en parallèle : celui d’une organisation routinière, pensée seulement en groupe classes, avec des cours disciplinaires, des enseignants et des horaires « saucissonnés ». A certains moments, les élèves peuvent apprendre seuls, si on leur apprend à apprendre dès la maternelle. Cela libèrerait d’innombrables heures/profs qui pourraient être employées plus efficacement. Etc…
Trop de réformes sont mortes de n’avoir attaqué qu’un petit bout du problème : le socle, les rythmes, etc,… seul un projet global, cohérent, testé au préalable et surtout envisagé dans le temps, a quelques chances de succès.
Il relève que le socle commun apparait au collège bien davantage sous sa forme bureaucratique (son évaluation) que dans l’enseignement. Etesvous d’accord avec diagnostic ? A quoi cela tient-il ?
AG.- Tout simplement au corporatisme ! Par manque de formation au métier, les enseignants –et les inspections disciplinaires y veillent et les encouragent- se rattachent à leur discipline d’origine. Pour faire « socle commun », les programmes antérieurs ont juste été toilettés à la périphérie !.. Or ceux-ci sont totalement inadaptés aux élèves, aux conditions d’enseignement et surtout aux savoirs dont les jeunes d’aujourd’hui auraient besoin pour comprendre le monde dans lequel ils vivent. Ce n’est pas en prenant appui uniquement sur la discipline de référence et sur les habitudes instaurées qu’on peut élaborer un socle de savoirs pour aborder les années… 2020, voire 2050.
Le socle commun souhaite définir les compétences et connaissances nécessaires à tout jeune français. Vous paraît-il répondre a ces objectifs ?
Introduire des compétences -et pas seulement des connaissances- est un « plus ». Toutefois, il eût été utile d’avoir quelques réflexions sur les savoirs qu’un jeune doit mobiliser. Les savoirs aujourd’hui essentiels ne sont pas à l’école. Il faut faire circuler cette idée dans la société… Si le « lire, écrire et compter » reste incontournable –mais encore faudrait-il s’y atteler sérieusement dans les quartiers dits « difficiles »- le jeune est tout autant illettré de nos jours s’il n’a pas appris à rechercher, trier et à critiquer l’information, y compris visuelle. D’autres savoirs sont désormais des « passages obligés » comme le droit -ne vit-on pas dans une société de droit-, ou l’économie –la crise a été au moins un révélateur-. Et pourquoi attendre la terminale pour commencer la philosophie et l’éthique ?.. Dans une société mondialisée, il faut comprendre l’autre, le différent, gérer des conflits, changer son regard sur le monde, pourquoi les bases de l’anthropologie ne sont pas présentes ? De même, la sociologie, la psychologie, l’analyse des institutions, l’histoire des idées sont désormais des connaissances de la scolarité obligatoire.
Tous ces savoirs sont indispensables pour comprendre, au même titre que la culture des techniques -toujours dévalorisée, méprisée- alors que les objets et la consommation envahissent nos vies. Pouvoir en décoder les usages et les limites fait partie du « bagage » de base…
Oui ! pour y parvenir, on peut s’attaquer à la prédominance idiote de ces maths ou de ces sciences –je suis un scientifique à l’origine- qui infantilise au lieu d’apprendre à penser. En lieu et place, des savoirs transdisciplinaires sont à introduire, des savoirs organisateurs sont à promouvoir pour éviter l’émiettement des connaissances. Mais les plus grandes lacunes actuelles du socle sont au niveau de l’appropriation de démarches de pensée. Une pratique de l’analyse systémique -qui consiste à travailler sur les liens, les interactions, les organisations- devient un objectif indispensable. Tout comme la pragmatique -pour savoir poser les problèmes et trouver des solutions alternatives- ou la modélisation sont d’autres outils incontournables pour décoder un monde complexe et incertain.
Et pourquoi ne pas réintroduire la rhétorique –en la renouvelant-, tant il devient important de communiquer et de convaincre. Autant de savoirs implique de concevoir les programmes et l’organisation de l’école et du collège autrement. Tout cela est possible ; depuis 30 ans, nous avons engrangé une somme de pratiques favorables .
Depuis des années vous intervenez pour que les collégiens développent leur capacité à apprendre. Pourquoi ce combat ?
Ceux qui ont un mode d’apprentissage correspondant à ce qui est attendu au Collège sont plus disposés à faire une bonne scolarité. Hélas, tout le monde n’a pas la chance d’appartenir à un milieu de vie qui fonctionne comme à l’institution scolaire ! Prenons un exemple que met en avant l’école traditionnelle, mais qu’elle laisse en jachère : la mémoire. Savoir mémoriser efficacement nécessite l’acquisition de techniques adaptées d’une part et une prise de conscience de ses propres habitudes. Chacun élève possède sa propre façon de mémoriser, de comprendre et d’apprendre. Il y a ceux qui ont besoin de « photographier » ce qu’ils vont mémoriser. Pour eux, un croquis, une carte, un schéma valent tous les discours. D’autres ont besoin de se répéter la leçon à voix haute ou de se parler à voix basse. D’autres encore doivent faire, ressentir ou s’inventer quelque chose. Etc.. Les cheminements sont plus complexes que ceux que proposait La Garanderie…
Alors comment faire ? En permettant au jeune de découvrir comment il mémorise habituellement et lui faire rencontrer d’autres pratiques de mémorisation. Comprendre le cheminement mental ou l’organisation pour réussir facilitent les études.
Des exemples de capacités peu développées dans le système éducatif ?
Les exemples sont multiples. Elles commencent avec la prise de notes que les étudiants ne maîtrisent pas encore. On ne prend pas des notes de la même façon quand il s’agit d’engranger un cours, de faire un rapport ou de monter un projet. On peut encore citer :
– savoir s’organiser, savoir se mettre au travail,
– travailler en groupe, aller au bout d’un projet,
– savoir rédiger un devoir, savoir aborder une épreuve,
– savoir argumenter à l’oral,
– savoir gérer son temps ou encore simplement
– savoir gérer son stress… etc.
Les enseignants négligent ces savoirs-apprendre. D’une part parce qu’ils n’ont pas été formés, nombre d’entre eux ne pensent pas que de tels objectifs font partie de leur métier ; d’autre part, parce qu’il s’agit d’évidences. N’oublions pas qu’ils ont souvent été de « bons » élèves !
Si les parents sont inégaux devant les apprentissages, l’Ecole devrait réduire l’inégalité. Mais comment faire ?
Justement en donnant les outils et les ressources pour apprendre à l’école. De plus en plus souvent l’école française ressemble aux écoles japonaises ou coréennes. On y va seulement pour se faire évaluer et sélectionner. On apprend véritablement dans les petits cours après l’école…
Les obstacles, y compris en mathématiques, sont liés à des formes de pensée ou à des rituels qui appartiennent « naturellement » à des groupes favorisés. Apprendre à apprendre n’a rien d’évident ! L’apprendre, le métier d’écolier ou de collégien doivent s’apprendre à l’école, en y accordant le temps et les moyens nécessaires. Notamment on peut envisager des semaines ah hoc ou des temps supplémentaires, comme pendant les vacances ou le week-end comme cela commence à se pratiquer. On peut même l’envisager sur un mode ludique !
On développe en ce moment au primaire et au lycée des formes d’accompagnement ou d’aide personnalisée. Qu’en pensez-vous ?
J’y suis très favorable, nous l’avions mis en place il y a plus de 30 ans !.. mais des obstacles sont à dépasser. Ces accompagnements doivent devenir évidents, jamais en sortant l’élève de sa classe. Il en est stigmatisé…
Par ailleurs, ces accompagnements demandent une formation pour les personnels qui accompagnent. Ils doivent comprendre où sont les obstacles, ce n’est jamais immédiat. Ils ne sont pas seulement psychologiques ; il s’agit de faire travailler l’élève sur les 5 dimensions de sa personne : les dimensions affective, infra et méta-cognitive en plus du cognitif, sans oublier le… perceptif. Ces enseignants doivent posséder de plus une « mallette » de pratiques possibles. S’il s’agit de répéter la classe, le résultat est rarement favorable. Souvent ils doivent accepter des détours considérables, notamment pour faire naître le désir d’apprendre. Pour récupérer un jeune sur la lecture, il faut passer parfois par le prompteur ou le théâtre ! Pour lui redonner le goût des études, des temps pour qu’il cause de lui et de ses rapports aux savoirs ou à l’école sont souhaitables…
Un syndicat, le sgen cfdt, demande que l’accompagnement personnalisé soit introduit au collège. Pensez-vous que cela puisse aider les élèves et lutter contre le décrochage ?
Oui ! dans les strictes conditions évoquées précédemment. Mais cela ne suffira pas… Tant que les programmes ou/et les pratiques scolaires les dégoûteront du savoir, les enseignants auront bien du mal à les raccrocher… Il faut arrêter de traiter de questions qu’ils ne se posent pas ou sans prendre le temps pour qu’ils se les posent.
Au Collège, il importe d’introduire le savoir à partir des questions qui sont les leurs. Immanquablement, elles sont en lien avec leur adolescence ou avec leurs conditions de vie. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut rester à leur niveau ! On peut très bien partir d’un sit-com pour les intéresser à la tragédie grecque ! On peut valoriser le rap ou le slam, pour les conduire à la poésie. Cela a été montré par une recherche menée dans mon équipe.
André Giordan
Professeur extraordinaire à l’université de Genève. Directeur du Laboratoire de didactique et épistémologie des sciences (LDES)
Dans le Café :
Mettre l’apprendre au programme
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/2009/99[…]
Dernier livre d’André Giordan : Changer le collège, avec Jérome Saltet, Oh Editions, 2010.
« La mission du collège idéal : Former des personnes citoyennes, autonomes, responsables, entreprenantes et… heureuses ». Le projet d ‘André Giordan va bien plus loin que le projet de l’école républicaine. Il s’agit de concevoir une école de l’épanouissement qui apprenne ce qui est utile au jeune citoyen.
Et les savoirs ? « Les savoirs pour comprendre le monde, leur époque ou eux-mêmes ne sont toujours pas enseignés au collège. A quoi servent tout ce temps, tout cet argent dépensé ? » interrogent les auteurs.
En s’inspirant de pratiques innovantes, ils dessinent un nouveau collège. « Son fonctionnement est très original : il n’est plus centré sur une organisation fondée sur une succession de cours, donc sur un enseignement systémique. Le socle sur lequel repose le collège idéal est l’apprendre. Une grande part des apprentissages dépend de « travaux personnels accompagnés ». L’autodidaxie est valorisée.
Le site lié au livre
Sur le site du Café
|