En mettant des ressources à profusion devant l’élève, Internet pose d’une nouvelle façon la question de l’apprendre et de l’autonomie. Il ne suffit pas que des ressources soient là pour que le jeune apprenne, nous rappelle Bruno Devauchelle. Pour autant la disponibilité de ces ressources change l’éducation. Entre séduction et déception, il est impératif de définir ce que pourraient être les principes de la construction de soi dans un monde envahi par le numérique et de l’autonomie numérique…
Le paradoxe de l’autonomie en milieu scolaire est facile à identifier : comment être autonome dans un système dans lequel tout ce qui est à faire est guidé, orienté, contrôlé, évalué, certifié, de l’extérieur ? L’arrivée d’internet a fait découvrir un océan de savoirs à des publics qui n’y avaient pas accès. La première impression a été forte, empreinte de séduction, de fascination. Internet a aussi renforcé ce que la télévision et la radio avaient initié, la communication en offrant outre le regard immédiat sur l’autre mais aussi l’échange. La seconde impression a été aussi forte, faite de déception, de perte de repères, de sensation de fouillis… voire d’incompréhension des dimensions temporelles et spatiales. Bref il n’a pas suffi d’inventer le livre (et les bibliothèques) pour que tout le monde accède aux savoirs, il en est de même pour Internet. Et le monde scolaire y est pour quelque chose, lui qui nous a tous habitués à trouver les savoirs sur un plateau, posés devant nous par un servant attentionné à le transmettre : l’enseignant ! Quant à la communication, l’interaction, elle est longtemps restée cantonnée au minimum dans la classe, que ce soit entre élèves ou avec les enseignants (certes le cours dialogué a bien des adeptes).
L’injonction à être soi, bien repérée par nombre d’analystes, philosophes, sociologues, psychologues, a ceci de particulier qu’elle renvoie à chacun la responsabilité de sa trajectoire. D’où la question de la place du système scolaire dans la construction de soi dans ce monde, puisqu’il semble avoir enfermé son influence sur un modèle de trajectoire au service de quelques-uns. En parallèle, les moyens numériques ont amplifié le potentiel, mais aussi l’inquiétude. Si le système scolaire n’est pas adapté, comment se construire dans un tel environnement ? Fort heureusement, à l’intérieur du système ils sont de plus en plus nombreux à s’inquiéter du paradoxe et à vouloir le dépasser. Malgré l’immensité de la tâche, des axes se développent dont celui de l’éducation vers l’autonomie.
Imaginons un monde sans le système scolaire tel qu’il est dans notre pays. Autrement dit, imaginons qu’il n’y ait plus ce « passage obligé » de l’instruction scolaire. Quelles compétences devrait avoir toute personne qui entend pouvoir gagner une place dans cette société ? Un rapprochement entre divers travaux de recherche menés au cours des cinquante dernières années, mais initiés bien souvent plus tôt. En premier lieu rappelons ce sur quoi Marcel Gauchet insiste le plus : la transmission et la socialisation, en d’autres termes le rapport aux savoirs et le rapport aux autres. On le voit de suite, la place prise par le numérique dans les deux dimensions n’est pas sans poser question. C’est pourquoi, la construction de soi dans un monde envahi par le numérique doit reposer sur plusieurs piliers dont voici quelques-uns, qui concourent tous à la construction de l’autonomie :
1 – Autodirection de la trajectoire
La métaphore du GPS est bien mauvaise, car elle met en évidence l’inverse de ce qui est nécessaire désormais : savoir prendre la bonne direction dans sa trajectoire d’apprendre et de développement. Or, comme le montre Jean Pierre Boutinet dans plusieurs de ses écrits, entre ce que l’on choisit et ce que l’on vit réellement c’est un travail incessant d’ajustement que chacun tente de faire. Dans un contexte ouvert comme l’est par exemple Internet, construire une trajectoire qui s’inscrive dans une direction choisie est un savoir-faire complexe.
2 – Autorégulation dans la progression
Pour pouvoir ajuster le chemin et aller dans le sens choisi, il faut « autoréguler » dans les apprentissages. De l’autoévaluation, au sentiment d’estime de soi, il y a un travail permanent qui doit permettre de maintenir la « volition ». Nombre d’entre nous avons du mal à persévérer dans une recherche sur Internet si la réponse n’est pas assez rapidement trouvée. De même lorsque l’on trouve un document, un sentiment de victoire provisoire ne doit pas faire oublier la nécessaire évaluation de la pertinence du document, pertinence interne par la solidité des contenus, pertinence externe par l’intérêt de ce document par rapport à mes besoins.
3 – Autodidaxie collaborative
L’image de l’autodidacte s’oppose de prime abord à la démarche collaborative. Or l’analyse de trajectoires autodidactes nous enseigne que, bien au contraire, si l’autodidacte est représenté comme un être solitaire, c’est en fait un être qui sait organiser son parcours d’apprentissage en interaction avec l’environnement aussi bien humain que matériel, professionnel et cognitif. Savoir mettre à profit les contextes pour progresser (didactique professionnelle, P Pastré). Oser poser des questions, savoir poser des questions, discuter un point de vue, accepter d’apprendre de l’autre sont parmi les principales caractéristiques des pratiques autodidactes. Que l’on soit sur Internet ou en présence, la question est la même. Cependant on peut observer que certains jeunes, en particulier passionnés de certains sujets sont particulièrement capable de réaliser ce type de démarche autodidacte pour franchir les « obstacles » qui se présentent.
4 – Métacognition
Les mots qui commencent par le préfixe « méta » font souvent peur (vieille trace du titre de l’ouvrage d’Emmanuel Kant, « Fondements de la métaphysique des moeurs » qui nous fit peut-être souffrir en terminale ?). Or la métacognition, capacité à connaître la manière dont nous transformons les informations en connaissances, est un des mécanismes essentiels de la réussite de l’apprentissage. Dès lors que l’on veut passer de l’acte de mémorisation à celui de compréhension, puis d’utilisation des savoirs, la métacognition est indispensable. À l’opposé d’une conception purement mécaniste du fonctionnement mental, la métacognition est à la base de toute confrontation, de tout conflit cognitif. Il ne suffit pas de mobilier des informations disponibles, il faut les « faire travailler ». Britt Mary Barth l’a fort bien montré dans ses ouvrages et ses récentes conférences. De la même manière, les travaux de Gérard Vergnaux ou ceux plus récents d’Emmanuel Sander ont permis de mettre à jour ces mécanismes cognitifs qui, par le travail métacognitif permettent de comprendre. Face à une recherche sur Internet, l’utilisation de logiciels, cette faculté est indispensable pour progresser. Connaitre ses propres fonctionnements pour comprendre les fonctionnements de la machine que l’on a devant soi.
5 – Autoefficacité
Face à un travail que l’on mène à l’aide des moyens numériques, il est très facile de baisser les bras. Surtout si l’on est seul ou en petit groupe et que l’on n’a pas d’aide à proximité. Certains apprenants, en difficulté, en ont fait l’amère expérience en situation traditionnelle et encore davantage avec les moyens numériques (qui changent notablement le contexte de l’activité, même dans une classe). Avoir la sensation qu’on ne va pas y arriver est une des clés de l’échec scolaire. Certains jeunes déclarent d’ailleurs qu’ils n’y arriveront jamais, car ils ont toujours été mauvais. Or certains ont pu retrouver confiance, même avec le numérique comme tente de le montrer Salman Kahn, mais surtout comme l’a démontré Albert Bandura dans son ouvrage monumental sur l’auto-efficacité. La gestion de ce sentiment interne est davantage essentielle dans un contexte d’autonomie dans l’apprentissage
En général on confond autonomie et autodidaxie. Ou plutôt on réduit la première à une représentation de la seconde basée sur l’idée d’isolement. Rappelons ici que l’autodidacte est celui qui pilote sa trajectoire, qui est son propre « ingénieur de formation », mais qui en aucun cas n’apprend seul, bien au contraire. Mais c’est dans sa capacités à s’autodiriger, entre autres qu’il se différencie de la plupart d’entre nous qui avons été pris dans un univers hétéro-dirigé.
Soulignons enfin que l’un des présupposés implicites et mythes fondateurs de la FAD, la FOAD, l’hybridation, les Moocs et les classes inversées, est la grande capacité d’autonomie de celui qui apprend. Et que l’un des échecs les plus cuisants de tous ces dispositifs est « l’abandon » c’est-à-dire le fait que des personnes engagées dans ces dispositifs ont beaucoup de mal à aller jusqu’au bout des parcours proposés. Numériques ou non, les questions restent les mêmes, les solutions par contre diffèrent.
Les cinq éléments que nous venons de poser constituent donc le fondement (au moins partiel) d’un travail qui devrait déboucher sur des stratégies pour une éducation à l’autonomie. Une éducation à l’autonomie ce n’est pas un enseignement de l’autonomie, c’est d’abord la mise en place de contextes qui permettent le développement de l’autonomie. Or le monde scolaire, confronté au développement des pratiques autonomes du numérique a commencé par les rejeter en déclarant les jeunes incompétents. Mais une observation plus fine aurait dû lui permettre de penser une véritable refonte de l’organisation scolaire qui aurait réellement permis la construction de nouvelles manières d’être et d’apprendre dans un contexte d’omniprésence numérique.
Bruno Devauchelle