Alors que se profile l’annonce d’une doctrine et d’une stratégie du numérique pour l’éducation présentée par le ministère sur proposition de la DNE, le bruit d’une interdiction à venir commence à circuler au sein des acteurs impliqués du « numérique dans l’éducation ». Au nom d’un retour à la souveraineté, on entend parler d’une interdiction des « GAFAM » dans l’Éducation Nationale. Rumeur, projet, mauvaise intention, fausse nouvelle… tout laisse à penser que cette idée traverse l’esprit des décideurs qui semblent vouloir clamer leur attachement à la souveraineté dans le domaine de l’éducation et donc de tenter de « bouter dehors » les « étrangers » malveillants qui en veulent à nos données, à nos jeunes… à notre culture. Qui sont-ils ? Ce sont ces grandes puissances industrielles qui ont réussi à dominer les marchés, et qui font trembler aussi bien à Paris qu’à Bruxelles. Cela concerne le logiciel, le matériel, les infrastructures (rappelons ici le sort fait à Huawey dans la 5G et par rapport à Androïd) … mais cela se croise avec les « usages » en place aussi bien chez les particuliers que dans les milieux professionnels.
L’idée qui semble monter est la suivante : des produits souverains, de préférence ouverte (attention à l’appellation libre), et fournissant aux établissements scolaires et universitaires une sécurité et une performance de qualité. Pour y parvenir, deux axes : l’accélération et l’interdiction. Accélérer la mise en place d’outils open-sources après les avoir testés s’ils n’ont pas déjà fait leurs preuves. Interdire tous les produits propriétaires ou non qui seraient venus de pays étrangers (à l’Europe, a priori). Ces produits sont ceux qui actuellement dominent le marché aussi bien du monde professionnel que des particuliers. Si l’on en juge par l’ambition, indépendamment de sa légitimité et de sa légalité, cela semble attirant. Si l’on en juge par sa faisabilité alors on peut s’interroger. En effet il semble bien qu’il ne soit pas aussi simple d’interdire brutalement ou pas des produits, s’il n’y a pas de solutions alternatives fiables et respectueuses des impératifs légaux (RGPD…) et techniques (Interopérabilité, ergonomie etc.…).
Rappelons ici quelques faits et observations qui peuvent aider à comprendre. En premier lieu, on rappelle ici qu’un ancien DNE avait été amené à quitter son poste à la suite de déclarations soutenant la place des GAFAM dans l’éducation. Rappelons ensuite les accords signés entre une de ces sociétés (Microsoft) et le ministère de l’Éducation. Rappelons aussi la présence de ces entreprises dans les évènements organisés autour des technologies en éducation, ainsi lors du dernier salon Educatech expo, a l’accueil des pochettes en tissu siglées « Google for education » étaient distribuées gratuitement. Rappelons aussi que nombre d’établissements scolaires et universitaires utilisent de nombreux produits issus des GAFAM. Les deux cibles principales sont bien sûr Google et Microsoft, mais il y a des cibles secondaires comme Apple ou encore Facebook. Rappelons ici que les matériels acquis pour l’éducation sont tous associés à des systèmes d’exploitation et des logiciels ou applications qui sont fournis par ces grandes entreprises internationales. Et il ne faut pas s’arrêter aux seuls GAFAM, car le marché du numérique est largement mondial et qu’il s’enrichit très régulièrement de propositions venues du monde entier. Signalons aussi qu’il y a des initiatives qui existent autour des logiciels open-source depuis longtemps, à commencer par le logiciel Moodle ou encore Big Blue Button dont la présence en éducation est courante.
Quels problèmes posent une telle annonce ? Le principal est celui des usagers et de leurs compétences numériques. Celles-ci se sont déployées au cours du temps autour des produits les plus courants et les plus faciles à utiliser. Les concepteurs des produits logiciels ont réussi à imposer leurs solutions en tentant d’apporter des services de plus en plus puissants et faciles d’utilisation. Les smartphones qui sont désormais la première porte d’entrée dans le monde numérique pour les jeunes ont imposé des formes d’usage et des produits logiciels qu’il sera difficile d’interdire sans solution alternative. Plus généralement des établissements scolaires et des universités ont fait des choix d’utilisation des produits issus de ces GAFAM, des collectivités ont fait de même (agissant en autonomie au nom de la loi). Pourra-t-on bloquer ces dispositifs ?
Le problème posé par cette rumeur est celle d’un pouvoir vertical qui, au nom d’une doctrine et d’une stratégie qui se disent concertées avec tous les acteurs concernés, voudrait imposer et interdire aux usagers du quotidien des choix dont ils se sentent en grande partie éloignés, voir opposés pour certains. On a pu le constater dans un texte reçu d’un RUPN qui a réagi après l’annonce de cette tendance en réunion académique. L’inquiétude réelle de ces acteurs du quotidien croise aussi celle des collectivités que l’État tente d’associer à ses choix afin de contourner la loi qui leur donne une responsabilité dans le domaine des choix logiciels et matériels.
Est-ce une rumeur, une proposition, une réglementation en cours d’élaboration ? Pour l’instant, les craintes exprimées sont réelles, mais elles sont encore contenues dans des cercles restreints. Nous souhaitons par ce texte les mettre en débat. On pourra entrevoir ici des éléments de la doctrine en débat… pour ce qui est de la stratégie, elles est rédigée, mais elle a du mal à être rendue publique, tant les polémiques politiques actuelles sont prioritaires. On ressent une volonté de reprise en main du numérique par le ministère de l’Éducation, mais sans entrer directement dans la salle de classe, mais en organisant et réglementant tout ce qui est autour.
Bruno Devauchelle