La musique a-t-elle le pouvoir de transcender les peines et la solitude, la capacité d’enflammer les cœurs, même meurtris, à l’âge ultime de la vie ? Lors de son retour tardif au pays natal, Sérgio Tréfaut, réalisateur portugais d’origine brésilienne, enfant de 10 ans contraint à l’exil en 1975 par l’instauration de la dictature, fait une découverte bouleversante, attiré par la douceur mélodique diffusée par un ilot de joie irréductible, formé par un groupe de Brésiliens et de Brésiliennes, tous très âgés et marqués par la dureté de l’existence, réunis chaque soir dans les jardins luxuriants du Palais de Catete à Rio de Janeiro.
Sérgio Tréfaut donne à ses grands personnages aimantés par les chants et la danse une place majeure dans notre champ de vision par un filmage discret et attentif à la formidable énergie véhiculée ici par la musique populaire brésilienne. Sérénades et sambas soulèvent alors le poids du temps et bravent avec indifférence la violence et la brutalité du pouvoir d’un Président fraichement élu, Jair Bolsonaro, peu de temps avant l’irruption et les ravages de la pandémie. En magnifiant la transmission de la musique populaire brésilienne, par des aînés témoins de l’histoire d’une nation durant le XXème siècle, le réalisateur de « Paraiso » rend un hommage vibrant et juste à celles et ceux qui s’assemblent pour l’incarner au point de renouer avec le bonheur, de chanter et danser l’amour jusqu’à leur dernier souffle.
Le secret des jardins du Palais brésilien de Catete, un exilé sous le charme
Une journée ordinaire dans le parc de l’ancien Palais présidentiel de Rio de Janeiro, devenu Musée de la République. Des employés entretiennent les allées et arrosent les espaces verts tandis que nous distinguons des chants d’oiseaux et les bruits assourdis de la ville. Et qu’une voix off, celle du réalisateur, signale brièvement son retour tant désiré au pays à l’âge de 50 ans, un pays quitté dès l’enfance avec l’instauration de la dictature. Une frêle et vieille femme fredonne une chanson, assise sur un banc, face à nous. Plus loin, sur un autre banc, cadré de profil, un homme âgé joue de la flute. Ici on regroupe en cercle des chaises en plastique blanc.
Le soir tombe sous les grands arbres et les palmiers géants. Quelques personnes, femmes et hommes assis, spectateurs ou membres d’un petit orchestre. Un homme aux cheveux blancs précise au guitariste : ‘c’est une samba’ et entame un air mélancolique regrettant le départ de la femme aimée : ‘Va vivre ta vie avec un autre/ Je suis fatigué de n’être rien à vos yeux…’. La caméra en plan fixe accompagne son interprétation. L’orchestre demeure. Quelques gros plans ou plans plus larges s’attardent sur des visages attentifs dans l’assistance. Puis, une femme aux formes généreuses, habillée de blanc, bracelets dorés au poignet, entonne une chanson populaire célèbre, debout devant nous, le corps chaloupant doucement, les bras bougeant en rythme, la voix tonique et revigorante, entraînant une femme vêtue de jaune dans son sillage dansant : ‘Ne laisse pas la samba mourir / Ne laisse pas la samba s’éteindre/ La samba c’est le peuple/ La samba nous donne la vie’. D’autres airs traversent la nuit. Bientôt on range les chaises et la petite troupe se disperse. Nous suivons alors la marche dans les rues d’une petite silhouette menue vêtue d’une robe à fleurs. Une participante rentre chez elle, ouvre puis referme plusieurs grilles pour arriver à l’intérieur d’une chambrette aux murs décatis avec réchaud et lavabo. Dans la solitude silencieuse et la lenteur des gestes pour coiffer ses cheveux, elle se prépare à dormir.
Désir de collectif en musique, ilot de culture vivante et de joie irréductible
Ni pathos ni condescendance dans le regard du cinéaste mais l’expression manifeste d’un respect et d’une reconnaissance pour ces personnages abîmés par le grand âge et le dénuement affronté quotidiennement. A ses yeux, en effet –et le filmage centré sur le rituel rassembleur du soir au détriment d’une misère journalière laissée hors champ et rarement visible à l’écran nous le montre clairement-, l’obstination des protagonistes à revenir régulièrement dans les jardins romanesques du Palais de Catete non seulement fait ressurgir le Brésil de l’enfance de l’auteur et le noyau musical qui s’y rattache. Mais cette même détermination de vieilles et de vieux chanteurs et danseurs, porteurs de la mémoire populaire de la culture musicale, fait aussi résonner l’histoire récente d’une société avec le Brésil d’aujourd’hui. Ilka, la vieille dame, plus que centenaire, a beau avoir la démarche chancelante, la voix tremblante et le phrasé mal assuré, elle retrouve un souffle nouveau pour célébrer en chanson un rendez-vous d’amour près d’une fontaine et combien ‘heureuse fut cette journée’… Et ‘le reste de notre amour [que] seul Dieu connaît’.
Outre les chants, sérénades et sambas chargés des peines, des errances et des joies de l’amour, d’autres airs, anciens et parfois méconnus, comme le note non sans humour, une vielle chanteuse exaltée. Cette dernière entonne le sourire aux lèvres un vieil air à peu près en ces termes : ‘Je me tords de rire/ Quand j’entends dire que la femme est le sexe faible/ Alors que je vois l’homme descendre de son piédestal/ Et faire tout ce que la femme désire’….
En chœur ou en solo, accompagnés la plupart du temps d’un orchestre aux instrumentistes variés (guitaristes et joueurs de banjo en majorité), ainsi vont les membres de ce collectif singulier, unis par l’amour de la musique brésilienne, la bienveillance et l’affection pour leurs complices, transportés par le rôle actif que leur appartenance à ce groupe aux contours changeants et aux gouts constants leur offre.
Sérgio Tréfaut, à rebours du sensationnalisme et de l’impudeur, ne demande pas à ses personnages blessés de ‘raconter leur vie’ mais, grâce aux partis-pris de réalisation, sous nos yeux , ces femmes et ces hommes investissent la musique de leur pays, transcendent le temps (qu’il leur reste à vivre), le contexte politique (qu’ils subissent) et font parvenir jusqu’à nous les chocs émotionnels, les séismes intimes, les métamorphoses profondes engendrés par l’amour au cœur des êtres humains. Autrement dit : « Paraiso » de Sérgio Tréfaut, au-delà des frontières géographiques et des barrières générationnelles, s’affirme mezzo voce comme la fiction documentaire d’une éphémère ‘utopie’ d’un bonheur partagé dans la musique.
Samra Bonvoisin
« Paraiso » de Sérgio Tréfaut-sortie le 9 novembre 2022
Grand Prix du documentaire musical ‘Sacem’, FIPADOC 2022