Une version amendée du projet de programme maternelle sera soumise au vote du CSE le 5 février prochain. Le Conseil Supérieur des Programmes vient de la mettre en ligne sur son site (1). De toute évidence, les auteurs de cette nouvelle version ont été soucieux d’améliorer la lisibilité du texte et, de ce fait, la compréhension des idées qu’il met en avant. Dans le domaine du nombre, grâce à des préconisations bien plus précises, les progrès sont considérables et il est raisonnable de penser que, dans l’avenir, ce texte sera considéré comme le point de départ d’une refondation de la pédagogie du nombre à l’école.
Eviter d’enseigner le comptage-numérotage et favoriser l’usage de stratégies de composition-décomposition
L’usage de stratégies de composition-décomposition était déjà mis en avant dans la première version du projet de programme, mais la recommandation d’éviter le comptage-numérotage est une nouveauté (2). On lit maintenant que « Les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage et faire apparaitre, lors de l’énumération de la collection, que chacun des noms de nombres désigne la quantité qui vient d’être formée ». Supposons par exemple qu’un enfant doive mettre 6 cubes dans une boîte vide en les prélevant dans un tas de cubes mis à sa disposition. Il est recommandé qu’il dise « un » quand un cube a été effectivement mis dans la boîte et non au moment où un 1er cube est prélevé dans le tas, qu’il dise « deux » quand deux cubes sont effectivement dans la boîte et non au moment où un 2e cube est prélevé dans le tas, qu’il dise « trois » quand trois cubes sont effectivement dans la boîte et non au moment où un 3e cube est prélevé, etc. Une façon de s’exprimer encore plus explicite, consiste évidemment à dire : « Un cube ; et-encore-un, deux cubes ; et-encore-un, trois cubes… » Ainsi, c’en est fini de la recommandation de théâtraliser à l’école la correspondance 1 mot – 1 objet : « Le un ; le deux ; le trois… », c’est-à-dire de la préconisation d’enseigner le comptage-numérotage.
Ce changement dans la façon de s’exprimer a évidemment un enjeu conceptuel : la verbalisation du calcul sous-jacent à un comptage conduit à un enseignement explicite d’une propriété qui, de l’avis unanime des chercheurs, fonde la notion de nombre (3): l’itération de l’unité. Dans la nouvelle version du texte, cette propriété est définie ainsi : « Les enfants doivent comprendre que toute quantité s’obtient en ajoutant un à la quantité précédente (ou en enlevant un à la quantité supérieure) et que sa dénomination s’obtient en avançant de un dans la suite des noms de nombres ou de leur écriture avec des chiffres. » Un comptage dont l’enfant maîtrise le calcul sous-jacent (« et-encore-un… ») est un dénombrement (c’est un comptage-dénombrement) parce qu’il s’agit déjà d’une stratégie de composition-décomposition : l’enfant sait qu’il compose des unités et il sait interpréter chacun des mots qu’il prononce en tant que résultat d’un calcul : « trois cubes, c’est deux cubes et-encore-un », « quatre cubes, c’est trois cubes et-encore-un », etc. Mettre l’accent aujourd’hui sur l’appropriation de cette propriété dans le domaine des dix premiers nombres est une évolution majeure.
Construire le nombre pour exprimer les quantités, l’utiliser pour désigner un rang
Ces dernières années, la fonction du nombre comme moyen de désigner des rangs (usage ordinal) a souvent été mise sur le même plan que sa fonction de représentation et de mise en relation des quantités (usage cardinal). Or, ne pas hiérarchiser ces deux usages des nombres relève d’une conception erronée des nombres. La nouvelle version du programme maternelle rompt avec une telle absence de hiérarchie en soulignant avec raison que le nombre se construit en contexte cardinal et, dans un second temps, s’utilise en contexte ordinal.
Pour se rendre compte du fait que le nombre, avec ses décompositions, ne se construit pas à partir de son usage ordinal, il suffit de remarquer que la grande expérience des adultes dans l’usage des lettres de l’alphabet pour désigner les rangs, ne les conduit généralement pas à des connaissances numériques. Au théâtre, par exemple, un adulte n’éprouve aucune difficulté pour retrouver le siège qui a le numéro « H » et, pourtant, la lettre « H » ne donne accès à aucune connaissance numérique parce qu’elle ne donne accès à aucune décomposition numérique. Lorsque les sièges sont numérotés avec des chiffres, un adulte sait que le 8e fauteuil est au 3e rang après le 5e parce qu’il a construit la relation correspondante, « 8, c’est 5 et encore 3 », en contexte cardinal. Pour se convaincre que c’est bien dans un contexte cardinal qu’une telle connaissance a été construite, il suffit de remarquer que « H » est la 8e lettre de l’alphabet, qu’elle exprime le même rang que « 8 », et qu’aucune relation analogue à « 8, c’est 5 et encore 3 » ne nous vient à l’esprit avec « H » malgré l’usage répété des lettres pour désigner des rangs. L’expression des rangs ne conduit pas à la mise en relation de ces rangs, elle ne conduit pas au nombre. Fort heureusement, l’enfant a la possibilité de construire ces relations en contexte cardinal.
Le nouveau programme parle des rangs en utilisant les expressions « troisième perle, cinquième cerceau », c’est-à-dire en faisant usage des mots que la grammaire qualifie d’ordinaux : « troisième » et « cinquième » en l’occurrence. Dans notre langue, en effet, ces mots sont spécifiquement destinés à désigner les rangs, contrairement aux numéros (le un, le deux, le trois…) qui, en plus de désigner des rangs, servent également comme substituts de noms propres (le « 9 » d’une équipe de football, par exemple) ou encore dans le contexte d’un comptage-numérotage. C’est évidemment en utilisant les mots qui, dans notre langue, sont spécifiquement destiné à la désignation des rangs que l’on aide le mieux les enfants à comprendre l’idée de rang.
Le point de départ d’une refondation de la pédagogie du nombre à l’école
Le nouveau programme de maternelle, comme les précédents, adopte un point de vue fonctionnel en pédagogie : le nombre y est considéré comme un moyen d’exprimer et de mettre en relation les quantités, de désigner les rangs et, plus généralement, de résoudre des problèmes. La rupture se situe dans l’importance accordée aux stratégies de composition-décomposition, dont le comptage-dénombrement, c’est-à-dire aux stratégies qui s’appuient sur une mise en relation des différentes quantités. Cette rupture s’accompagne de la préconisation de parler autrement les nombres et d’un recentrage sur l’apprentissage des premiers nombres. A l’école maternelle, mieux vaut enseigner les dix premiers nombres que les 30 premiers numéros. Considérées dans leur ensemble, toutes ces évolutions doivent effectivement être considérées comme le point de départ d’une refondation de la pédagogie du nombre à l’école maternelle.
Rémi Brissiaud
Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)
Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »
Membre du conseil scientifique de l’AGEEM
Voir aussi : Les interventions de R Brissiaud dans le dossier Programme de Maternelle et le dossier Lecture écriture calcul.
Notes :
1 Voir cette nouvelle rédaction du programme
2 Cette préconisation figurait seulement dans le texte long, celui qui était intitulé : « Projet de programme et recommandations »
3 Voir le texte : Brissiaud, R. (2014) Pourquoi l’école a-t-elle enseigné le comptage-numérotage pendant près de 30 années ?– Une ressource à restaurer: un usage commun des mots grandeur, quantité, nombre, numéro, cardinal, ordinal, etc. http://www.cfem.asso.fr/debats/premiers-apprentissages-numeriques