Vincent Bouvier d’Yvoire enseigne l’histoire et la géographie dans un lycée d’Angoulême. Il évoque dans cet entretien moins la tension entre liberté pédagogique et respect des programmes que la nécessité de s’appuyer sur la première pour accomplir sa mission républicaine tout en répondant aux attentes institutionnelles.
Historien de formation, vous enseignez dans un lycée. En ce moment, d’après votre expérience, peut-on parler de bonheur d’enseigner ?
Disons que comme enseignant et quels que soient les débats du moment, les traumatismes parfois (l’assassinat de notre collègue Samuel Paty), je suis d’abord heureux d’enseigner ma matière. Je la conçois d’abord non comme une formation citoyenne (je sais : cela peut étonner, voire choquer) mais comme une approche de la dimension (j’allais dire la profondeur) temporelle. Si je devais analyser ce qui me motive encore je dirais probablement que j’aime l’idée d’arracher mes jeunes élèves au présent, non pas pour le plaisir de les dépayser (l’exotisme du voyage temporel) mais pour leur faire sentir ce gouffre du temps (j’aime commencer par les temps géologiques et arriver dans un second temps aux temps historiques : peu de chose!). J’aime aussi leur faire sentir à travers l’histoire des mots les changements parfois étonnants de sens. Je me plonge avec eux dans la description de fouilles archéologiques (totalement hors-programme); je tente de rendre compte de l’évolution des sensibilités et des représentations sociales.
Comment s’articule cet objectif personnel avec le cadre des programmes d’enseignement ?
Préparer des cours est une chose mais il faut lire, beaucoup lire, ce qui n’est pas désagréable loin de là mais prend un temps considérable. Je dois dire que sans mes lectures, je ne me sentirais pas à l’aise pour enseigner du moins les spécialités. Les thématiques sont toujours faussement faciles tant elles sont dans l’air du temps (l’environnement, le patrimoine, les médias, la démocratie…) jusqu’à ce qu’on découvre que le programme à chaque fois impose des itinéraires extraordinairement contraignants et tellement dirigés qu’ils en deviennent suspects. Il suffit d’ailleurs de consulter les différents manuels parus dans l’urgence pour découvrir à quel point il est illusoire de vouloir, même en réunissant des auteurs parfaitement rodés à l’exercice, disposer de synthèses de qualité dans un temps aussi court.
J’enseigne pour ma part trois thèmes de spécialité histoire géographie géopolitique et sciences politiques (HGGPSP) en première (sur 5) et la totalité de la même spécialité en terminale. Un programme absolument passionnant mais mal fichu, beaucoup trop lourd pour les élèves qui n’ont absolument pas le temps de se l’approprier et qui risque d’aboutir très vite (mais sans que cela soit admis par l’institution de plus en plus sourde) à un désastre maquillé coûte que coûte par les fameuses commissions d’harmonisation et autres prévisibles cautères posés sur la jambe de bois du nouveau bac (mais au prix de quel mal-être pour des professeurs chargés de cautionner ce qu’ils ont dénoncé dès le départ, au prix de quel désenchantement pour les élèves).
J’estime qu’il est impardonnable d’avoir sacrifié l’histoire des arts dans les nouveaux programmes d’histoire, scandaleux de ne plus faire quasiment en première et terminale générale (je parle du tronc commun) que de l’histoire politique (et pour le coup très franco-centrée) : où placer les peintres romantiques, impressionnistes, cubistes? Comment accepter de ne jamais faire entendre un morceau de musique?
Trouvez-vous dans le collectif (travail avec vos collègues de la discipline, en équipe pédagogique, à l’échelle de l’établissement) de quoi renforcer votre motivation à enseigner ?
Je crains de n’être finalement représentatif que de moi-même. Et ce d’autant plus que mes collègues, qui sont pour la plupart des amis, et moi-même avons très tôt eu conscience de nos divergences d’approches, voire plus fondamentalement de nos divergences quant aux finalités de nos disciplines. Cela ne m’a jamais vraiment gêné mais m’a au minimum donné conscience de l’extraordinaire plasticité qui se jouait derrière les notions de disciplines, programmes, pédagogies, etc. Plasticité parce que chacun finalement enseigne comme il est, avec les liens toujours très particuliers qu’il a noués, souvent très tôt, avec les disciplines de son choix. Il me semble que cela est particulièrement évident lorsqu’il est question d’histoire (je m’étendrai moins sur la géographie qui n’est pas ma matière de prédilection). Choix ancien, obscur à bien des égards, mûri dans un contexte forcément familial particulier, politique aussi, pas toujours conscient de lui-même. Mais choix qui détermine notre désir de transmettre, et qui ne se laisse pas facilement contraindre par les injonctions institutionnelles. Le réel est ce qui résiste. Dans l’enseignement, c’est une évidence. Résister aux injonctions des programmes est devenu chez la plupart de mes collègues, mais chacun à sa façon (ce dont nous sommes presque fiers) une seconde nature. Gavage, formatage et prêt-à-penser, pas plus que dispersion dans l’immédiateté d’une actualité vite hors de contrôle, ou bienveillance factice ne visant qu’à propulser les meilleurs vers les parcours les plus prestigieux tout en dissimulant aux plus fragiles l’étendue de leurs inaptitudes : très peu pour nous. Les équipes jouent un rôle d’amortisseur, jusqu’à preuve du contraire. En histoire géographie le moral est bas chez beaucoup de collègues qui ont passé leurs vacances à travailler des programmes deux années de suite, très compacts en histoire et abominables en géographie. Le professeur vit bien, quand il n’est pas en burn-out ou (et cela aide) qu’il dispose d’un encadrement intelligent : proviseur et adjoint.
En somme qu’est-ce à nos yeux qu’une année réussie ? Une année où un collectif, la classe, s’est peu à peu construit comme tel, en découvrant son envie partagée d’apprendre, de s’ouvrir à des savoirs et à des questionnements qui, parce qu’ils ne visent pas à une utilité immédiate renvoient chacun aux fondamentaux nécessaires (on le croit !) à une vie d’adulte. Cette vie future qui exige structuration intellectuelle, confiance en soi et finalement aptitude à prendre pleinement sa part dans les défis et les incertitudes que réserve toujours l’avenir. Mais évidemment, encore faut-il que les programmes s’y prêtent.
Propos recueillis par Jean-Pierre Véran,
membre professionnel laboratoire BONHEURS