A quoi sert le lycée ? Selon une enquête d’abord à se faire des relations. Parce que quand il s’agit de mieux comprendre le monde, pour les lycéens cela passe d’abord par Internet ou la presse écrite avant le lycée. C’est une des révélations des auteurs de « La fin de l’école ». François Durpaire est maître de conférences en sciences de l’éducation et aussi consultant média très connu. Béatrice Mabillon Bonfils, professeure de sociologie, suit les mutations de l’École. Tous deux interrogent le modèle scolaire au regard de la globalisation et de la numérisation du monde.
Pour eux la fin de l’École renvoie à la mise en question des projets de l’École traditionnelle. La globalisation entre en conflit avec la mission politique de création de la nation que ses pères lui ont donné. A l’époque de l’économie globale, l’avantage va aux jeunes qui sont capables d’appréhender cette réalité. Par exemple de maitriser l’anglais même si ce n’est pas une langue nationale. De la même façon la mission d’instruction se dilue dans une société traversée par des flux d’information constants et variés. On apprend tout le temps et partout. Plus besoin d’un lieu et d’un moment précis ! Pour les auteurs, « dire que l’on doit en finir avec cette école n’est pas une provocation. C’est un acte de confiance en faveur d’une nouvelle éducation qui placerait au premier plan les valeurs humaines que sont l’entraide, la solidarité, le courage , le plaisir ». F Durpaire et B Mabillon-Bonfils, ces deux produits de l’École traditionnelle, veulent-ils vraiment la fin de l’École ? François Durpaire s’en explique.
Ce n’est pas la première fois qu’on évoque la fin de l’École. Qu’est-ce qui vous donne à penser que c’est le moment ?
Evidemment ce n’est pas une idée nouvelle. On la trouve dans des ouvrages de science-fiction et de façon plus sérieuse par Ivan Illich. Avec les nouvelles technologies cela apparait plus fondamental aujourd’hui. Avec Béatrice Mabillon-Bonfils on a observé que l’on a 80% de nos étudiants en e-learning et non en présentiel physique. Cette question, même si elle est ancienne n’est pas au coeur des préoccupations en France par rapport par exemple aux Etats-Unis où on réfléchit davantage à d’autres formes d’éducation. C’est l’idée que l’école peut ne plus être que l’un des lieux de l’éducation de demain. L’éducation serait par exemple partagée avec la famille (il y a plus d’un million d’enfant en home schooling aux Etats-Unis). Ou partagée avec les médias. Friedman parlait d’école parallèle. Je suis professeur d ‘histoire et je vois leur rôle. On a fait une enquête sur la Marseillaise. La majeure partie des élèves pensent que la Marseillaise a été créée durant la guerre. Cela correspond au fait que l’histoire est surtout donnée par les chaines d’information. On parle beaucoup d’écoles d’entreprise, l’école 42 par exemple, c’est-à-dire des formes différentes d’éducation. Cela prend donc plus de place.
On est à la période de la rentrée scolaire. C’est une manière de replacer l’École au centre de la question d’éducation. Mais ça interroge : c’est un rituel totalement dépassé. Il met de côté les vraies questions éducatives.
Vous expliquez dans votre livre que les lycéens voient le lycée avant tout comme un lieu de socialisation. Quand vous parlez de fin de l’École, vous parlez de la fin des savoirs scolaires ?
Il nous est paru intéressant de demander aux élèves à quoi est utile le lycée. Pour eux il n’est en premier pour aucun rôle. Pour connaître les métiers ce n’est pas lui. Pour comprendre le monde, Internet passe devant avec la télévision. La seule activité où le lycée est en tête c’est faire des rencontres. Cela signifie que dans la tête de nombre de lycéens, le lycée est un endroit où on rencontre ses pairs. On apprend en dehors de l’École. A aucun endroit du monde on échappe au savoir brut. On arrive à une situation qui était bien vue par Ivan Illich. L’École n’a plus le monopole du savoir. Il est délivré à tous sans intermédiaire. Cela fait qu’on a une inversion du rapport cognitif entre enseignant et élève. Il sait avant que l’enseignant aborde le sujet. Avec les tablettes, les smartphones les enfants ont accès à des quantités de savoir considérables. Cela remet en cause la position de l’enseignant. Il ne s’agit plus de montrer la lumière dans une caverne sombre, mais, dans un monde hyper luminescent d’introduire du clair obscur pour comprendre ce savoir, le trier. Il s’agit de passer d’un savoir brut à un savoir de la relation, la capacité de relier différents savoirs. Sinon chacun se trouve écrasé par des millions de savoirs souvent établis par le marché. Une enquête sur l’usage des tablettes par exemple montre que les enfants peuvent apprendre à lire et écrire avant le CP et de manière différente avec leur grand frère ou soeur. La tablette fait qu’en 2 heures, dans un TGV, on assiste à ce qu’une enfant de 5 ans apprenne à écrire sous la stimulation d’un message commercial de Disney. Cela rend caduc l’unité de temps et de lieux pour l’apprentissage de la lecture traditionnel en CP.
Peut on dire que le rôle de l’École future c’est d’apprendre à traiter l’information ?
Dire la fin de l’École c’est s’interroger sur ce que ne pourra pas faire la technique, sur la pertinence du lieu. La rencontre avec un adulte est elle encore pertinente ? On dit qu’il y a encore des choses à apprendre pour faire face aux millions de savoirs. Comment dans ce monde d’hyper information apprendre la capacité à détecter le vrai, faire du lien, discerner ? Ce temps de discernement fait de l’École un lieu de ralentissement du temps face à la machine. Un temps d’appropriation lente du savoir. C’est aussi un temps de réunion, d’accès collectif au savoir. On pense que l’École a un avenir et que cet avenir c’est de fournir un lieu obligatoire de réunion. On doit avoir des lieux de mixité obligatoire et d’apprentissage collectif. Cela exige un modèle politique d’éducation. Il faut redéfinir ce que doit être l’École aujourd’hui.
L’École a un projet collectif : créer la nation. Elle a aussi un projet social : réduire les inégalités. Ces deux projets vous semblent condamnés ?
Précisément ces projets n’aboutissent pas. On ne voit pas la réduction des inégalités dans l’École française. Ce n’est pas un lieu de mixité obligatoire. On est à la croisée des chemins. Soit on va vers la disparition du lieu même de l’École d’ici 20 ou 30 ans. On n’est pas pour cette évolution. L’École doit se remettre en cause et trouver son sens dans une pluralité d’éducation. L’importance du lieu est essentielle pour cette mixité. Le fait de faire une rentrée où toutes les énergies sont mises à réussir quelques jours est très négatif pour l’ensemble du système éducatif. On n’interroge pas du tout ce rythme annuelle qui marque le mouvement des personnels, celui des élèves avec le redoublement.
On sort d’une période de refondation de l’École. Celle-ci manque d’ambition ?
Le mot refondation est sans commune mesure avec la réalité. On n’a pas refondé l’École. Refonder ce serait désannualiser l’École. Le rythme annuel est un outil conservateur très fort. C’est une sorte de ritualisation du changement annuel avec une circulaire de rentrée qui fait 50 pages. On est dans une mise en scène de changement annuel qui est en fait un éternel recommencement d’une École qui ne change pas. L’École ne se pense que dans une unité de temps et de lieu alors qu’on apprend en tous lieux et en tous temps y compris durant les vacances.
Propos recueillis par François Jarraud
François Durpaire, Béatrice Mabillon-Bonfils, La fin de l’école. L’ère du savoir-relation, PUF, 274 p., ISBN 978-2-13-062527-8
Alors que F Durpaire et B Mabilon-Bonfils annoncent « la fin de l’école », le GIRSEF, un groupe de recherches belge, organise le 6 novembre à Charleroi, un colloque important sur « l’École hors jeu ». » L’École est soumise à de fortes pressions. Souvent décriée, elle est sommée de s’adapter aux évolutions sociétales », explique l’argumentaire du colloque. « Mais où mènent les multiples réformes et innovations mises en place en réponse à ces pressions ? Ne contribuent-elles pas à dissoudre la forme particulière d’éducation qu’incarnait l’École ? N’éloignent-elles pas l’École de ses finalités émancipatrices ? Ne fragilisent-elles pas l’institution scolaire au point de la mettre hors-jeu après qu’elle ait régné en maître sur le terrain éducatif ? » Bernard Delvaux, qui anime l’équipe organisatrice, explique les objectifs d’un colloque. La page se tourne-t-elle vraiment ?
Le colloque annonce qu’une « page se tourne ». Est-ce le projet d’École actuel qui est condamné ou l’École telle qu’elle est ?
Le colloque qu’organise le Girsef pose de fait la question de la survie d’une institution qui a une histoire. L’institution scolaire a connu une période d’émergence et d’expansion. Et, comme tout ce qu’a produit l’histoire, elle peut disparaître pour laisser place à autre chose. Or, actuellement, une série de profondes transformations sociétales questionnent à la fois le projet institutionnel de l’École et la forme particulière d’éducation qu’elle promeut. L’institution scolaire tend à se fragmenter, avec la différenciation croissante des organisations qui la constituent. Elle est en outre concurrencée par des opérateurs d’apprentissage externes au système éducatif. Elle semble donc à la fois se dissoudre et perdre sa position dominante. Elle tend à être peu à peu mise hors-jeu, comme le dit le titre du colloque. Quant à la forme particulière d’éducation qualifiée de scolaire, certaines de ses caractéristiques sont au moins partiellement remises en cause. Pensons par exemple à la rupture nette entre apprendre et faire, au sacro-saint manuel scolaire, ou à la planification précise des apprentissages et des parcours de formation. Bref, on sent bien qu’une page se tourne. Mais il est difficile de dire aujourd’hui, si nous arrivons à la fin du livre ou simplement d’un chapitre de ce livre. Cela dépendra en partie des actions que développeront les divers acteurs concernés par l’École.
Est-ce le savoir scolaire ou la façon d’atteindre ce savoir qui est menacé ?
Les deux. D’abord la manière de se les approprier puisque, comme je viens de le dire, certains aspects de la forme scolaire sont mis en cause. Mais aussi le contenu des savoirs. Peut-être devrais-je cependant dire que ces contenus tardent à être vraiment affectés. Les savoirs scolaires apparaissent en effet étonnamment stables. C’est un marqueur de la résistance de l’institution scolaire à sa remise en cause, mais c’est aussi potentiellement un vecteur de sa marginalisation. Des évolutions sont néanmoins perceptibles dans certaines disciplines, comme en histoire où, du moins en Belgique francophone, on accorde plus de poids aujourd’hui à une démarche de recherche critique qu’à la maîtrise du « récit historique. C’est le cas aussi en langues modernes, où l’aspect de connaissance d’une culture différente est évacué au profit d’un rapport instrumental à la langue.
N’est-ce pas là le signe de l’idéologie néo-libérale ?
De fait, on voit bien, avec ce dernier exemple, qu’un des vecteurs d’évolution des savoirs est la volonté de mettre l’École au service de l’employabilité, de la compétitivité et des compétences permettant aux jeunes de s’inscrire davantage dans la société en réseaux. Quelle autre motivation y a-t-il en effet à étudier l’anglais que d’étendre potentiellement le nombre de contacts, de connaissances et d’opportunités dont on peut se saisir ? La question que pose cette dernière évolution (et plus généralement la place horaire accordée à l’enseignement des langues) est de savoir si c’est fondamentalement à l’École de s’occuper de cela, au détriment de l’apprentissage de tant d’autres savoirs et compétences qu’il serait urgent de transmettre pour favoriser une réelle émancipation au sein de cette « nouvelle société ».
Quelle place prennent les TIC dans cette remise en question de l’École ?
Des auteurs comme Michel Serres(2) ou Dirk Baecker(3) insistent sur l’impact considérable qu’a eu sur les sociétés l’apparition de nouveaux medias de communication. L’apparition du langage a bouleversé les sociétés pré-historiques tout comme l’écriture puis l’imprimerie ont bousculé les sociétés dans lesquelles elles sont apparues. Ces innovations ont en effet chaque fois ouvert la voie à un afflux de nouvelles représentations du monde mettant potentiellement en question les sociétés, institutions et communautés qui, jusqu’alors, les avaient tenues à l’écart. Quelques dizaines d’années après son émergence, l’informatique semble avoir un impact similaire, dans tous les domaines de la société.
Plus précisément ?
Elle participe à l’émergence de nouvelles structures sociales et d’une nouvelle culture. Elle va dans le sens d’une société structurée en réseaux plutôt qu’en secteurs et territoires cloisonnés. Elle est vecteur d’accélération, comme le montre bien Hartmut Rosa(1). Elle modifie potentiellement nos stratégies individuelles et collectives (plus adaptatives que planifiées), ainsi que notre rapport au texte et à la connaissance. Elle touche donc également une École qui reste fondée sur la planification de processus long d’éducation plutôt que sur des parcours différenciés et individualisés, sur l’autorité du maître et des savoirs qu’il transmet plutôt que sur la fragilité de toute affirmation, sur le manuel présentant un savoir clos et cohérent plutôt que sur des textes courts et inter-reliés, etc. Oui, les TIC sont un important vecteur de transformation de l’École, et la question des rapports entre TIC et École est bien plus large que celle de la place à accorder à l’ordinateur dans les salles de classe.
L’École actuelle a un projet qui est d’entretenir la nation. Quel projet pour l’École demain ?
Il est clair que l’histoire de l’École épouse étroitement l’histoire de l’État, et ce n’est pas un hasard si l’État et l’École sont l’un et l’autre actuellement en situation de crise. Vouloir que l’École contribue avant tout à la compétitivité économique est dans le droit fil de cette tradition, et en même temps génère des politiques contribuant au renforcement du libéralisme destructeur d’État. A travers ses réformes successives, l’État semble ainsi saper les bases de son institution scolaire, et ses propres bases. L’une des difficultés actuelles de l’École est précisément que son « pilote » est bien mal en point et éprouve beaucoup de difficulté à faire autre chose que « piloter à vue », en fonction des contingences évolutives plus que d’un projet. On se demande donc quel acteur collectif peut être porteur d’une École prenant un tout autre cap que celui que prend actuellement le système scolaire au gré des coups de gouvernail donnés tantôt à droite tantôt à gauche, mais dans une direction qui dépend fondamentalement du fort courant des évolutions sociétales et de l’idéologie libérale.
Et quelle place pour les profs ?
Personnellement, je rêve d’une École émancipatrice. A mon sens, une telle École implique, à côté d’un socle de savoirs, une démarche d’alphabétisation sociale. Une telle démarche ne se réduit absolument pas à un cours d’éducation à la citoyenneté. Elle implique de donner une place à des dispositifs de coéducation bien plus horizontaux au sein de groupes d’apprenants hétérogènes, où le prof devrait être le garant du fait que tous les participants puissent avoir la parole et puissent interagir conflictuellement dans une dynamique constructive. Mais de tels dispositifs constitueraient pour beaucoup d’enseignants une révolution. En effet, comme le dit François Galichet dans son intéressant petit livre sur l’émancipation (4), « la démarche émancipatrice oblige le formateur à renoncer à l’autorité qui est traditionnellement la sienne pour en inventer une autre, fondée sur l’organisation de dispositifs plutôt que sur l’imposition de connaissances et d’exercices ».
Propos recueillis par François Jarraud
Le colloque
http://www.uclouvain.be/472241.html
La fin de l’École
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2014/09/01092014Article635[…]
Notes :
1. Hartmut Rosa (211) Accélération. Une critique sociale du temps, La découverte.
2. Michel Serres (2012), Petite Poucette, Le Pommier.
3. Dircck Baecker (2014), Layers, Flows, and Switches: Individuals in Next Society,in Beate Geissler, Oliver Sann, Brian Holmes (eds.), Volatile Smile, Nürnberg: Verlag für moderne Kunst, pp. 90-97. Disponible sur : http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2200791
4. François Galichet (2014), L’émancipation. Se libérer des dominations, Chronique sociale.
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