Le Conseil national d’évaluation du système scolaire, installé en début d’année 2014, a été créé par la loi de Refondation de l’école pour remplir trois missions centrales : une évaluation indépendante et scientifique du fonctionnement et des résultats de l’école française, une évaluation des méthodologies des acteurs de l’Education nationale et des évaluations internationales comme PISA. Il doit aussi contribuer à la diffusion des résultats des évaluations et principaux résultats de la recherche qui peuvent éclairer l’action des praticiens de l’école et une meilleure compréhension de l’école par le grand public. Il réunit, pour un mandat de six ans, des personnalités qualifiées qui sont toutes des scientifiques spécialistes de l’évaluation des acquis des élèves ainsi que des dispositifs et politiques scolaires, des parlementaires de la majorité et de l’opposition ainsi que des membres du Cese. Il publiera mi-juin un document sur ses orientations stratégiques pour la première partie de son mandat (2014-2017) qui présentera un programme d’activités pluri-annuel détaillé sur cette période. Nathalie Mons, professeur de sociologie à l’université de Cergy Pontoise, qui dirige le Cnesco, analyse le débat actuel sur les liens entre recherche et pratiques des praticiens qui s’est imposé suite à la publication des résultats des élèves de CE2, Sébastien Sihr et Michel Fayol préconisant, tous deux, sur le Café pédagogique le lancement de conférences de consensus.
La publication de l’étude de la Depp sur les compétences des élèves de Ce2 met en évidence la nécessité d’en savoir plus sur les apprentissages en numération, orthographe, vocabulaire. Quel rôle le Cnesco peut-il jouer pour faire avancer les connaissances sur ces points ?
Les missions confiées par la loi de Refondation au Cnesco sont extrêmement larges, ce qui signifie que sur ce sujet central des compétences des élèves – leurs performances générales mais aussi les fortes inégalités qui se sont invitées dans l’école française depuis dix ans, le Cnesco va intervenir à travers plusieurs chantiers. Le Cnesco va, tout d’abord, affiner les diagnostics de qualité qui sont posés aujourd’hui par les évaluations nationales et internationales. Comment les acquis et les lacunes des élèves se construisent dans le temps (notamment durant le primaire et le collège), quels liens existent-ils entre les champs disciplinaires, la compréhension de l’écrit étant centrale par exemple en mathématiques, en résolution de problème, comme le montre chaque cycle de PISA. Au-delà des diagnostics, le rôle du Cnesco est de réunir un ensemble pluridisciplinaire de chercheurs et de praticiens pour pouvoir construire des interprétations solides pour expliquer ces diagnostics. Depuis dix ans, et l’arrivée de PISA sur la scène médiatique, on pointe du doigt les lacunes de l’école française mais sans que des explications étayées scientifiquement soient construites avec les praticiens et soient diffusées au grand public. Faut-il interroger l’évolution des pratiques pédagogiques dans les classes, qu’il faut mettre en lien avec la quasi-disparition de la formation initiale et continue avant 2012, les politiques scolaires qui, par exemple, n’ont pas apporté aux enseignants un cadre scolaire permettant de suivre efficacement chaque élève et notamment les plus défavorisées, l’allocation des ressources scolaires qui a pu ne pas se faire au bénéfice des contextes les plus à risque scolairement… Par exemple, on parle en France depuis des années d’un accroissement des inégalités scolaires d’origine sociale mais à l’instant t personne n’est capable d’expliquer ce phénomène qui est très inquiétant pour l’école et plus largement pour la cohésion sociale de notre pays et donc à moyen terme – ou même à court terme – pour notre démocratie.
Ne pas construire des explications scientifiques pour éclairer des diagnostics mitigés sur les résultats de l’école qui s’imposent – et c’est normal – dans l’arène médiatique conduit à un phénomène de « school bashing », qui est stérile, voire dangereux. Il déstabilise les professionnels de l’école et peut conduire à terme à une perte de confiance des parents dans l’école. Il est plus qu’urgent de proposer des explications : il faut dire où en est l’école française – les points d’amélioration mais aussi ce qui fonctionne – ainsi que les raisons de cette situation, sinon l’école française ne pourra pas progresser. Enfin au-delà de la construction de diagnostics affinés et de constructions d’explications étayées scientifiquement, le Cnesco a aussi pour rôle de contribuer, en partenariats, à la diffusion des résultats des évaluations qui peuvent aider les praticiens à tous les étages du système scolaire. Du fait de sa composition très orientée sur le monde de la recherche, le Cnesco est le lieu de rencontre institutionnalisé entre le monde de recherche et celui de l’école.
Cette rencontre entre la recherche et les professionnels de l’école vous parait centrale… ?
Elle est essentielle pour plusieurs raisons. On conçoit aisément que doter l’école d’une ressource intellectuelle fabriquée dans les laboratoires ou des alliances entre chercheurs et institutions internes à l’Education Nationale peut enrichir les pratiques professionnelles au quotidien. Attention il ne faut pas avoir une position scientiste réductrice, qui se limiterait à rechercher le graal pédagogique, qui serait un modèle unique bénéfique aux apprentissages. Les échanges entre le monde de la recherche ne doivent pas se limiter pas à la circulation d’outils tout faits, prêts à l’emploi si l’on considère par exemple les pratiques pédagogiques dans la classe. Les échanges entre chercheurs et praticiens sont tout d’abord d’ordre intellectuel, de façon à creuser ensemble les ressorts positifs des apprentissages, ce qui n’exclut pas bien évidement la mise à disposition d’outils ou mieux la co-construction d’outils. Le dialogue chercheurs/praticiens amène aussi le plus souvent à un dialogue entre praticiens eux-mêmes par exemple dans une même école qui réfléchit à des évolutions de pratiques pédagogiques. On remarque par exemple de façon très concrète qu’une partie significative des effets des expérimentations, étayées d’un protocole scientifique peut tenir au protocole lui-même mais aussi au dialogue qui s’installe dans l’école entre chercheurs, formateurs, praticiens, parents… Offrir des ressources scientifiques est une occasion splendide de déclencher un cercle vertueux de dialogue riche dans les écoles.
Voyez-vous d’autres effets ?
Apporter ses ressources scientifiques permet aussi de protéger l’école des formes d’instrumentalisation politique dont elle est périodiquement l’objet en France. Cela permet de désidéologiser le débat public autour de l’école. Contrairement à d’autres pays, la France n’a pas encore atteint un consensus politique autour de l’école, même en ce qui concerne sa scolarité obligatoire. C’est la grande faiblesse de notre pays. Les alternances sont très déstabilisatrices pour l’école, notamment la vague des programmes scolaires qui s’est accélérée sur les vingt dernières années, conduisant à une mise en œuvre qui s’éloigne des cadres nationaux. La création du Conseil Supérieur des Programmes est une chance pour l’école française qu’il faut saisir, car elle vise à construire de façon indépendante, notamment sur des bases étayées scientifiquement des programmes qui auront une légitimité propre. L’école française est en état d’urgence, les enjeux qui pèsent sur elles sont majeurs notamment parce qu’elle est en France plus qu’ailleurs une des instances sociales cruciales qui construit la cohésion sociale, collectivement nous ne pouvons plus nous permettre qu’elle soit l’objet de débats politiciens, comme celui qui a agité la scène médiatique autour de la méthode syllabique il y a quelques années ou d’autres plus récemment. L’école est construite sur une expertise professionnelle forte, il faut qu’elle l’étaye plus encore en cherchant des ressources intellectuelles dans la recherche, notamment. C’est forte de cette légitimité professionnelle que l’école et son collectif de professionnels pourra marginaliser les débats politiciens stériles, qui sont dangereux parce qu’ils visent le grand public et les parents, et peuvent potentiellement déconstruire le lien de confiance entre l’école et les parents. C’est aussi forts de cette légitimé professionnelle que les praticiens développent des échanges de qualité avec les parents, qui dans tous les sondages reconnaissent la qualité de l’expertise des enseignants. C’est pour toutes ces raisons que nous pensons au Cnesco que le lien les mondes de la recherche et celui des praticiens et du grand public est central. La confiance dans l’école, dans l’expertise de son collectif de professionnels, qui peut être nourrie par la recherche, est un des déterminants majeur de sa réussite collective.
Ce lien est central mais comment faire passer le travail scientifique dans les pratiques enseignantes ? Il semble que l’institution ait bien du mal à le faire…
En effet, c’est une lacune du système français, les évaluations sont nombreuses, les recherches riches mais tout ce travail scientifique se diffuse mal vers les praticiens, les privant ainsi d’une ressource intellectuelle pour conduire leur mission. Dans un rapport que j’avais rendu à la Commission européenne sur le sujet des usages des évaluations, j’ai pu montrer que ce problème d’usage des évaluations est malheureusement répandu en Europe, un peu moins dans certains pays anglo-saxons plus pragmatiques. Les pays qui contrastent avec cette situation générale sont ceux qui ont pensé de façon structurée et pragmatique les circuits de circulation des idées entre le monde de la recherche et celui des praticiens. C’est notre position au Cnesco, il faut structurer de façon très pragmatique une stratégie de diffusion des résultats des évaluations, cela demeure un impensé en France aujourd’hui. Les politistes anglais disent que « les idées ne volent pas », leur diffusion n’a rien d’automatique, leur circulation, le transfert d’idées – comme les résultats de la recherche – entre des mondes qui ne parlent pas le même langage, nécessite des acteurs et des lieux de traduction. Le Cnesco est un de ces lieux.
Quelle stratégie construisez-vous ?
La stratégie du Cnesco de diffusion des résultats des évaluations dans une acception large comprend plusieurs dimensions. Tout d’abord, il faut réfléchir aux véhicules de circulation des idées. C’est pour cela que le Cnesco ne produira pas seulement des rapports qui à eux seuls ne suffisent pas à appuyer une diffusion des idées, nous produirons des « conférences de consensus », des « conférences de comparaisons internationales » qui visent à faire réfléchir conjointement praticiens, monde de la recherche et politiques et administratifs étrangers, des « forums en région » qui vise le grand public avec la Ligue de l’enseignement et France Culture. Seconde dimension de notre stratégie de diffusion des idées : la diffusion n’est complète, et donc efficace que si elle respecte l’intégralité de la chaine de diffusion, c’est-à-dire si elle touche au final la formation initiale et continue. Nous réfléchissons aussi en fonction des questions que se posent les praticiens, nous partons de la demande, alors que souvent les évaluateurs internes ou externes à l’école sont dans une démarche, une politique d’offre. Par exemple, le cycle de conférence de consensus, qui sera une activité centrale du Cnesco et que nous montons en partenariat avec l’IFE, part de l’expression des demandes sociales adressées par le grand public et le monde scolaire. On est plus audible auprès des acteurs de terrain quand on part de questions qu’eux-mêmes se posent, et de la façon dont ils les posent. Le comité consultatif du Cnesco qui réunit des représentants des parties prenantes du monde scolaire (collectivités territoriales, fédérations de parents d’élèves, élèves, syndicats des professionnels de l’éducation, entreprises…) nous est très précieux pour comprendre ces questionnements. Nous construisons aussi notre stratégie de circulation des idées en pensant à la création de relais de diffusion des idées. Bref, diffuser les idées, cela se construit.
Vous évoquez les conférences de consensus comme une activité phare du Cnesco. De quoi s’agit-il précisément ?
Les conférences de consensus, issues du milieu médical et de l’environnement notamment, visent à faire le lien entre les préoccupations et les questions des praticiens et du grand public, d’un côté, et les productions scientifiques de l’autre, dans un objectif de réflexion et d’évolutions des pratiques des acteurs de terrain. Elles se concrétisent au final par des conclusions écrites par un jury de praticiens qui auditionne des experts. C’est un outil majeur et efficace de dialogue entre le monde de la recherche et les acteurs de terrain. C’est pour cela que cette activité va être centrale pour le Cnesco qui lance un cycle complet 2014-2017, avec l’IFE, sur des thématiques à dimensions pédagogiques et organisationnelles – les apprentissages en numération, la lecture experte, la production d’écrit, le redoublement…. Au Cnesco, nous concevons ces conférences de consensus comme un processus d’échange entre acteurs de terrain et scientifiques qui se construit sur la durée. Elles durent en moyenne 9 mois, elles débutent par la formulation de questions sur la thématique par les acteurs de terrain eux-mêmes, sollicitation que nous voulons large, avec un réseau d’établissement volontaires partenaires. Elles se poursuivent par les apports de scientifiques sous forme écrite, des synthèses de littérature scientifique et l’appel à candidature auprès des acteurs de terrain pour faire partie du jury de praticiens. Les journées de conférence de consensus qui seront en présentiel mais aussi à distance, pour permettre une forte participation, ainsi que la remise des conclusions en aval sont aussi des temps forts. Bref, il s’agit de construire grâce à l’apport de ressources scientifiques un processus de réflexion collective autour d’une thématique spécifique qui questionne les acteurs de terrains (professionnels de l’éducation mais aussi parents, élèves, autres partenaires, par exemple si l’on parle de redoublement). Une fois les conclusions rendues, des outils de diffusion doivent être créés pour atteindre l’ensemble des acteurs de terrain. Une telle conférence de consensus qui s’était déjà tenue en 2003 autour de la lecture, avait remarquablement fonctionné mais il faut des piqures de rappel.
Evaluer l’école est une vaste tache. Par quelles priorités commencer ?
C’est une vaste tâche, le Cnesco souhaite, tout d’abord, répondre aux questions centrales qui se posent classiquement à l’école – de quelles connaissances/compétences l’école française dote-t-elle les élèves, pourquoi le fait-elle de façon aussi inégalitaire, et de plus en plus de façon inégalitaire, l’école et ses partenaires se dotent-ils de la bonne gouvernance pour réussir, l’Education Nationale a-t-elle une politique de Ressources Humaines efficace pour rendre ses métiers attractifs, pour former ses personnels… ? Au-delà de ces questions centrées sur la réussite scolaire des élèves et sur le fonctionnement de l’institution scolaire comme organisation désormais multi-acteur donc très complexe, le Cnesco veut aussi interroger l’école sur la qualité de vie qu’elle offre aux jeunes (la restauration scolaire, le suivi de leur santé, le climat des établissements…) car derrière chaque élève il y a aussi un jeune qu’il faut prendre en compte dans ses dimensions physiologiques et psychologiques. Enfin, le Cnesco se soucie aussi de ce que l’école fait à la société, l’école est évidemment jugée sur sa capacité à atteindre ses objectifs internes (niveaux et disparités des compétences scolaires, qualité des flux scolaires, diplomation…) mais aussi sur l’atteinte d’objectifs externes : prépare-t-elle bien les jeunes à entrer dans la vie citoyenne et associative, les arme-telle bien pour vivre la mondialisation économique et culturelle… ?
Préparez-vous un programme pour le Cnesco ?
Ces questions étant larges et les productions du Cnesco variées dans leur format, les membres du Cnesco ont décidé d’élaborer des orientations stratégiques pluri-annuelles (2014-2017) qui couvrent une première partie de notre mandat. Mi-juin nous rendrons public un programme d’activité très concret. Dans une société de l’immédiat, qui est devenue de plus en plus chaotique politiquement et socialement, le Cnesco est sensible à répondre à des questionnements qui nous sont adressés à court terme par l’ensemble des parties prenantes de l’école mais nous souhaitons aussi enchâsser ces questionnements ponctuels dans une construction d’activités et d’objectifs de long terme en définissant un cap général. L’école est percutée par des demandes de court terme et ce d’autant plus qu’il y a urgence à agir, mais il ne faut pas oublier que les apprentissages d’un élève se construisent sur le long terme. Les pays qui réussissent sont ceux qui ont été en capacité à définir une continuité dans leurs questionnements, leurs objectifs et à tenir le cap en terme de mise en œuvre de politiques scolaires. Au Cnesco nous développons une politique d’évaluation volontariste, structurée, étayée scientifiquement donc indépendante et construite en consultant l’ensemble des parties prenantes du monde scolaire qui malgré leur disparités sont très consensuels quant aux questions que nous devons nous poser sur l’école. Nous essayons à notre humble niveau de prendre à rebours une société de l’immédiat, où peine à se dessiner une direction consensuelle, ce qui fait peser sur les acteurs de terrain une charge d’incertitude qui est déstabilisante et peut conduire à des phénomènes d’anomie sociale.
Le Cnesco fait partie des jeunes institutions issues de la loi d’orientation. Comment s’organise vos relations avec le ministère et les partenaires de l’Ecole ?
Les premières relations du Cnesco avec les acteurs internes à l’Education sont de très bonne qualité. Ces échanges montrent que nous pouvons développer une intelligence collective pour mieux comprendre et faire comprendre l’école à l’extérieur. Le Cnesco ayant été créé et fondé sur les valeurs de transparence de l’action publique, de reddition des comptes au citoyen, de responsabilisation du politique, dans le contexte actuellement de déconstruction de la légitimité du politique, je crains peu qu’on limite ses marges de manœuvres.
En ce qui concerne les partenaires de l’école (collectivités territoriales, associations d’éducation populaire…), l’accueil est aussi plus que favorable, notamment parce que les dispositifs d’évaluation en cours de développement interrogent et le Cnesco est perçu comme un centre d’expertise pour une évaluation de qualité permettant de faire avancer le regard sur les activités de chacun, qui sont finalement très peu observées en dehors de l’Education nationale. Il faut oser dire que tous les dispositifs d’évaluation ne sont pas de qualité et certains notamment fondés strictement sur un panel d’indicateurs quantitatifs rustiques peuvent même avoir des effets négatifs. La sociologie de la quantification a montré que les acteurs adoptent des stratégies de détournements de ces dispositifs, qui peuvent s’avérer contre-productifs. La capacité du Cnesco a proposer une analyse permettant de développer des dispositifs d’évaluation de qualité est valorisée par tous ces acteurs. La formation à distance que nous allons développer avec le consortium universitaire intéresse grandement. Les futures activités que nous avons conçues vont donc intéresser et associer un ensemble large d’acteurs.
De quels moyens disposez-vous pour vos actions ?
Aux côtés de RH propre, un premier budget 2014 a été octroyé au Cnesco, qui était limité mais été présenté comme celui d’une première année d’ouverture donc à consolider et amplifier pour 2015. Le Cnesco suscite des attentes fortes, ce projet d’une évaluation indépendante, porté par une « instance au-dessus de la mêlée » mettant en lien le monde la recherche et de l’école est original, nos partenaires y souscrivent, notamment le comité consultatif, qui est consulté sur notre programme d’activités. Nous pourrons en dire davantage sur le programme du Cnesco dès la mi-juin.
Propos recueillis par F Jarraud
Sur le site du Café
|