Le Conseil supérieur des programmes a publié le 3 avril la Charte qui doit encadrer et définir les futurs programmes. Le document propose une version très ouverte et très éducative des programmes qui va bien au delà des classiques programmes d’antan. Associant compétences et connaissances, les graduant afin de définir un socle, ouverts à la collaboration et au numérique, invitant à la coordination entre disciplines, les nouveaux programmes bénéficieront aussi d’une procédure de publication transparente. Un pas est fait vers le curriculum.
Ne cherchez pas le mot « curriculum ». Il n’apparait nulle part dans « La charte des programmes » que publie le Conseil supérieur des programmes le 3 avril. Mais son esprit est bien présent. Il apparait en fines touches tout au long des procédures proposées par le texte.
La charte définit les programmes comme une « norme nationale » qui s’impose aux établissements publics et privés sous contrat. Leur conception doit se faire par « des procédures d’élaboration des programmes mieux définies et connues de tous (qui) permettront aux professeurs d’avoir une vue professionnelle plus riche de ce qui est en jeu ». Les enseignants sont systématiquement consultés sur les nouveaux programmes. La charte spécifie aussi les conditions de révision des programmes.
La charte insiste sur la cohérence d’ensemble des disciplines aussi bien au niveau général (programme de maternelle, de l’école ou des lycées) qu’à celui de ses déclinaisons. Au niveau général, le programme » sert un objectif de cohérence globale, entre les acquis souhaitables des élèves et les enseignements dispensés, comme entre les champs disciplinaires, les disciplines ou les pratiques éducatives ». Pour ses déclinaisons par niveau, le programme fait « référence aux grands domaines de formation qui mettent en synergie plusieurs disciplines et qui peuvent associer des démarches d’éducation et d’instruction ». Sur ce point l’approche est bien curriculaire d’autant que la charte évoque aussi l’évaluation.
L’école du socle est évoquée indirectement à travers le socle lui même : « le socle commun de connaissances, de compétences et de culture relève d’un document qui constituera le programme général correspondant aux cycles de l’école élémentaire et du collège ». La charte distingue bien « ce qui est indispensable » et que tout élève doit avoir acquis du niveau de maitrise atteint par les élèves.
Le contenu des programmes associe connaissances et compétences , y compris des compétences sociales. La dimension éducative est mise en avant. Le programme doit » mettre en avant tout ce qui peut contribuer à développer chez les élèves la confiance en soi, les processus d’expression, de création, de mémorisation et d’appropriation, la compréhension du sens des enseignements ». « Norme nationale » , le programme a un contenu complexe qui repose sur des principes rappelés dans la charte. Les programmes « doivent « participer de l’ambition d’une recherche de vérité » et « relever du caractère inclusif de l’École et bénéficier à la totalité des élèves ». Ils « relèvent à la fois d’une mission d’instruction et d’une mission d’éducation ». Pour Alain Boissinot, président du Conseil supérieur des programmes, interrogé par le Café pédagogique, » il est important de dire que le programme ne comprend pas que des connaissances mais aussi des enjeux éducatifs. Il n’y a pas de contradiction entre les deux. Il y a la volonté de ne pas opposer connaissances et compétences et de ne pas se laisser enfermer dans la polémique. Dans un programme il y a conjonction de connaissances et de compétences. Les compétences ne sont pas hors sol, elles s’acquièrent dans des champs de connaissances. »
Le président du CSP reconnait l’importance de la partie éducative. » On a essayé de faire un texte mobilisateur, pas provocateur apportant des nuances sur certains sujets. Le Conseil souhaitait donner des indications techniques sur la façon dont on fait évoluer les programmes mais aussi aborder la question de leur finalité dans l’enseignement scolaire. La charte aborde des sujets importants comme ce qui caractérise les savoirs scolaires , la recherche de cohérence , de méthode et de vérité. Il est important de dire que le programme ne comprend pas que des connaissances mais aussi des enjeux éducatifs. Il n’y a pas de contradiction entre les deux. Il y a la volonté de ne pas opposer connaissances et compétences et de ne pas se laisser enfermer dans la polémique. Dans un programme il y a conjonction de connaissances et de compétences. Les compétences ne sont pas hors sol, elles s’acquièrent dans des champs de connaissances. »
Le numérique est très présent dans cette nouvelle vision des programmes. Le programme doit » prendre toute la mesure des outils numériques tant pour l’accès aux connaissances que pour les modes d’apprentissage qu’ils induisent, notamment collaboratifs ». Il doit » prendre en compte l’environnement culturel des enfants, et notamment l’importance croissante des images, des sons et des technologies numériques ». « Le numérique est essentiel », nous a dit Alain Boissinot. « Sous deux aspects. Il faut être capable de maitriser le numérique pour entrer dans la culture numérique y compris sous ses aspects déontologiques. Et puis il y a l’autre dimension : en quoi le numérique modifie la position du professeur, les pratiques de classe, incite à aborder autrement les apprentissages. Il y a des enjeux importants sur ces points ».
Enfin le texte institue le retour des documents d’accompagnement, une pratique ancienne sacrifiée sous Darcos sous prétexte de « liberté pédagogique » des enseignants. La charte prévoit « des documents plus spécialisés, destinés à aider les enseignants dans l’exercice quotidien de leur profession. Il s’agit d’une logique d’outillage et d’ingénierie pédagogiques, comme de formation continue. Ces documents, n’ayant pas la valeur réglementaire et normative des programmes, pourront être modifiés plus facilement et accompagner au besoin les évolutions nécessaires. » Pour Alain Boissinot, » Il faut relancer la production d’outils didactiques. C’est lié à la question de la formation initiale et continue qui sont essentielles. On va travailler avec les directeurs des Espé sur cette question. »
La liberté des enseignants est rappelée. Le programme doit « laisser aux enseignants et aux équipes pédagogiques des écoles et établissements des espaces d’initiative et de responsabilité concernant la mise en oeuvre du programme, notamment pour leur permettre d’apprécier comment atteindre les objectifs du programme dans chaque situation ». « On a voulu être clair », nous a confié Alain Boissinot. « Il ne s’agit pas d’instaurer des programmes à la carte dans les établissements. Le programme est bien une référence nationale qui participe du lien social. Mais cela ne doit pas empêcher les enseignants d’avoir un espace d’initiative. Le programme ne doit pas chercher à tout dire. Il doit dire l’essentiel et laisser ouvert un champ pour les équipes enseignantes. «
La charte va maintenant devenir une référence commune pour les programmes à venir, la rédaction du socle commun.
François Jarraud
La charte
http://cache.media.education.gouv.fr/file/04_Avril/37/5/charte_programme_csp_312375.pdf
Le Snes déshabille la charte des programmes..
Tous en affirmant la valeur de la charte des programmes, le Snes demande à en retirer ce qui le caractérise. « Le SNES-FSU considère qu’une approche qui consisterait à penser en cohérence les programmes, les conditions matérielles de mise en œuvre, l’évaluation des élèves, et la formation des enseignants peut contribuer à « une meilleure qualité des apprentissages de tous les élèves et à une équité améliorée de l’ensemble du système éducatif ». En tout état de cause, il rappelle son exigence de repères annuels dans les programmes et son opposition à toute logique qui renverrait à une définition locale de tout ou partie des contenus d’enseignement, qui viserait à soumettre les programmes disciplinaires à une logique de compétences « transversales », ou qui remettrait en cause le caractère national des diplômes. Il demande par ailleurs que les Groupes d’élaboration des projets de programmes des cycles CM1-CM2-6ème et 5ème 4ème 3ème comprennent des enseignants de terrain du second degré ».
Communiqué
http://www.snes.edu/Charte-des-programmes-un-pas-vers.html
Au moment de l’élaboration de nouveaux programmes et, transitoirement, du réajustement des textes de 2008, l’étude comparative des programmes de l’école primaire de 2002 et de 2008 permet d’alimenter la réflexion curriculaire sur un certain nombre de points.
Malgré l’évolution des systèmes de pilotage, en ce qu’ils renvoient au projet de formation que se donne une société, à des représentations de l’éducation et du rôle qu’elle devra jouer, les programmes scolaires contribuent à marquer les intentions politiques d’un gouvernement et constituent un signal qu’il convient de ne pas sous-estimer. Ils se posent comme des références nécessaires – même si elles ne sont pas suffisantes – pour la transmission, aux enfants et adolescents, de la culture, des savoirs et des valeurs d’une société, sans pour autant masquer la part irréductible d’interprétation et de compromis qu’ils autorisent. Si l’on postule qu’un programme scolaire révèle un modèle pédagogique particulier, on peut alors le considérer comme un système articulant, selon Philippe Meirieu (1), un pôle axiologique, c’est-à-dire une « prise de position sur des finalités », un pôle praxéologique révélant les modalités opératoires requises pour atteindre ces finalités, et un pôle scientifique (recherches pédagogiques, didactiques, psychologie de l’apprentissage, sociologie de l’éducation etc.) mis à contribution, à la fois pour fonder les propositions et éclairer les pratiques. La cohérence de ces trois pôles n’allant pas de soi, il convient donc, au-delà des seuls contenus, de s’intéresser aux finalités véhiculées par ces textes. En effet, aucun contenu retenu, aucune allusion, voire « instruction » quant aux mises en œuvre, et, bien sûr, aucun objectif disciplinaire ne peuvent être considérés comme anodins et abordés indépendamment des finalités (épistémiques, culturelles, sociales, mais aussi politiques et économiques) qui les orientent.
Alors que les deux programmes de l’école primaire de 2002 et de 2008 se réclament d’un même fond idéologique revendiquant une interprétation commune du projet républicain, on s’aperçoit paradoxalement que les contenus proposés se révèlent être très différents. Dans les deux cas, on s’inscrit dans la tradition de « l’école de la République » et l’on parle d’instituer une école qualifiée d’ « école de la modernité », au dessein social et démocratique, présentée comme le lieu où, en même temps que se réalisent les conditions de l’insertion sociale et de la liberté de tous les individus, se construit le futur citoyen, sujet à la fois rationnel, éclairé et critique. Dans les deux cas, on reconnaît cependant qu’il s’agit actuellement d’une école qui, paradoxalement, échoue aujourd’hui dans une entreprise de démocratisation effective de l’accès à l’éducation qui se traduirait par des gains cognitifs, culturels, sociaux pour tous les élèves. Interroger les paradigmes éducatifs portés par les deux programmes impose donc d’éclairer les manières dont l’école primaire de 2002 et celle de 2008 ont choisi d’assumer le défi républicain d’unité de la Nation et le défi démocratique d’accès de toutes et tous aux savoirs fondamentaux, dans le cadre d’une modernité qui pose à l’école des problèmes nouveaux. Cela suppose d’éclaircir, outre les entrées dans la connaissance et la culture, le rapport à la rationalité, les contributions à la formation du jugement et à l’autonomie, mais aussi les précautions envisagées à l’égard de l’équité républicaine. À l’instar de Denis Meuret affirmant que « ce qui caractérise le plus fondamentalement un système éducatif, …, se compose de deux éléments étroitement liés : ce qui doit être enseigné, et la façon dont ce doit être enseigné. Les deux sont indissociables » (2), il paraît en effet illusoire, compte tenu des considérations actuelles sur les résultats de l’école (3), de revendiquer l’égalité des droits d’accès à l’éducation ou de se donner des ambitions à l’égard du citoyen, indépendamment d’un certain nombre de précisions quant aux conditions de l’atteinte effective des finalités annoncées, de l’appropriation des savoirs et démarches retenus, et de l’instauration d’un certain type de rapport à ces savoirs.
La comparaison entre les programmes de l’école primaire de 2002 et de 2008 nous permet de plaider en faveur d’une lisibilité maximale des objectifs et acquisitions visés. Lisibilité, certes, conditionnée par une formulation claire et rigoureuse et des contenus détaillés, étayés par des documents d’accompagnement, mais aussi par l’explicitation des enjeux affectés aux choix curriculaires opérés, et qui en permettent une lecture lucide et avertie. À un autre niveau, c’est la perspective d’éviter les dérives d’une « prolétarisation » (4)des enseignants qui doit présider à la rédaction des programmes. Afin que ces enseignants soient mobilisés et inventifs à la fois, capables de s’approprier une démarche, de créer et d’assumer les conditions de sa réussite, il convient de rendre compte fidèlement du paradigme éducatif officiellement retenu et des conditions de la cohérence entre ses trois pôles : l’exprimer explicitement en introduction des programmes, c’est-à-dire d’indiquer précisément aux enseignants quelles sont les finalités poursuivies et comment elles se traduisent concrètement au sein de chaque discipline.
Avant même d’évoquer les contenus, il apparaît que les caractéristiques et conditions rédactionnelles des deux programmes étudiés présentent des divergences relevant de choix opposés, délibérés de part et d’autre, mais dont les conséquences sont bien réelles sur la qualité de la lecture et de l’appropriation de ces programmes. Les rédacteurs de 2002 avaient fait le choix officiel de la lisibilité et de l’explicitation afin d’aider les enseignants à élaborer les conditions de leur mise en œuvre effective, leur laissant néanmoins toute la part de conception et de régulation des situations susceptibles de faire apprendre les élèves. À l’inverse, le programme de 2008 marque le souci, officiellement au nom de « la liberté pédagogique » des enseignants, de ne préciser que les objectifs et acquisitions visés. Outre la conception éminemment discutable de cette « liberté » (qui suppose que toute méthode est toujours systématiquement compatible avec les objectifs poursuivis), cet engagement n’a été tenu qu’en partie : les concepteurs de 2008 ont régulièrement sacrifié à des propositions de mises en œuvre ou de contenus convoquant avec peu d’ambiguïté certaines modalités d’enseignement particulières, souvent incompatibles avec les intentions affichées.
Tout en s’inscrivant dans la loi d’orientation de 1989 qui avait résolument décidé d’organiser le système en fonction de l’apprenant, les programmes de 2002 sont le produit d’une élaboration longue et concertée, impliquant une commission d’experts de l’enseignement aux membres parfaitement identifiés, des instances consultatives officielles et de nombreux interlocuteurs au premier rang desquels, les enseignants. Les programmes de 2008 s’inscrivent dans la continuité de la loi d’orientation de 2005, initiatrice du socle commun de connaissances et de compétences. Les modalités d’élaboration de ces textes sont marquées par des délais de rédaction et de consultation courts, par l’absence d’enseignants du premier degré au sein des commissions de rédaction, par des déclarations de transparence et de concertation peu en phase avec le mystère entourant l’élaboration des textes et avec les modalités d’une consultation – dont les résultats ont été pris en compte essentiellement par des ajouts opportunistes de dernière minute, sans souci de maintenir la cohérence de certaines propositions.
Émergent ainsi deux paradigmes éducatifs fort différents dont l’un seulement, celui de 2002, nous paraît être de nature à relever effectivement le défi de la modernité démocratique tout en s’inscrivant authentiquement dans la tradition des valeurs républicaines. Le paradigme de 2002 présentait une grande cohérence entre les trois pôles qui le définissent. Il révèlait un pôle axiologique caractérisé par un projet de transmission des savoirs conçus sous l’angle de la construction de la normativité plutôt que sous celui de la normalisation, à des élèves considérés comme des sujets. Ce projet intégrait indissociablement une perspective à long terme d’émancipation de tous les élèves, par le développement progressif d’une « éthique de la communication » – reposant sur la formation à l’inter-argumentation rationnelle comme outil démocratique de discussion et de décision -, l’apprentissage du raisonnement et la construction d’un rapport au savoir signifiant, rationnel, distancié, critique, intégrant souvent une dimension interdisciplinaire, quel qu’en soit le support de diffusion. Il s’incarnait dans une citoyenneté pensée sur les bases, à la fois d’une identité conjuguant enracinement dans une culture et ouverture au monde – par une approche humaniste qui accordait une grande importance à la diversité humaine et à l’universalité des questions existentielles -, et sur une compréhension du fonctionnement civique et démocratique. L’atteinte de ces finalités reposait sur une pédagogie des situations d’apprentissage, individuelles et collectives, conçues et régulées par l’enseignant. Leur efficacité supposait la prise en compte de la diversité des manières d’apprendre, la construction du savoir par des procédés inductifs, l’usage du conflit socio-cognitif et de procédures de réflexion métacognitives, et une évaluation préférentiellement attachée aux processus d’apprentissage. Le rapport au temps lui-même, assujetti aux contraintes du raisonnement et de la recherche, tolérait la variété et la lenteur des cheminements et intégrait la prise en compte des erreurs au processus d’apprentissage. Ces choix praxéologiques révélaient la prise d’appui sur les théories socio-constructivistes et cognitivistes et sur les travaux de la didactique contemporaine, centrés sur « l’enfant qui apprend ». Ils supposaient une formation des enseignants extrêmement exigeante dans la mesure où le maître était investi de la responsabilité de faire apprendre tous ses élèves.
Notre analyse des programmes de 2008 révèle, quant à elle, un certain nombre de manques, d’ambiguïtés, voire de contradictions, intradisciplinaires, interdisciplinaires, intercycles, entretenues par ces derniers, révélant un projet non approfondi. Le paradigme sous-jacent à ces textes comporte un pôle axiologique privilégiant la normalisation à la normativité, avec une conception de la transmission de savoirs arc-boutée sur les « pédagogies explicites ». A notre sens, ce choix contribue à l’élaboration d’un rapport non critique au savoir et à la parole du maître, ainsi qu’à une dépendance entretenue à l’égard de ce dernier et d’une certaine « morale de la répétition », minorant les ambitions émancipatrices officiellement annoncées. Ces programmes visent plus vraisemblablement l’adaptation à l’exigence scolaire d’élèves pas encore considérés comme sujets, et l’enseignement, à tous, des « fondamentaux » mécaniques du « lire-écrire-compter » et de connaissances factuelles. La dimension praxéologique de ce modèle se caractérise par une pédagogie de l’exercice essentiellement individuel, l’entraînement constituant le moteur de l’apprentissage, voire de la compréhension. Cette pédagogie que l’on pourrait, avec Paulo Freire (5) , qualifier de « bancaire », repose sur un enseignement structuré en amont, prenant peu en compte les régulations en cours d’apprentissage, s’exerçant du maître vers un élève générique, et avec une évaluation principalement centrée sur les résultats quantifiables. Le rapport au temps est celui d’une certaine immédiateté organisée par la restitution des acquisitions. Ce type de préférences praxéologiques renvoie à l’appui scientifique des théories behavioristes, suggère des emprunts à la « pédagogie explicite », et relève de la didactique traditionnelle, centrée sur une gestion des techniques de transmission du savoir et occultant, pour une grande part, l’apprenant concret et singulier. Le paradigme défendu en 2008 minimise ainsi, de facto, l’importance d’une formation professionnelle des enseignants renvoyés, pour l’essentiel, au « bon sens pédagogique » de leurs propres souvenirs de bons élèves.
Face aux nombreux défis qui s’imposent à l’école, et dont le principal est celui de la modernité démocratique, les programmes de 2002 se révèleraient plus authentiquement « conservateurs », au meilleur sens du terme et le plus recommandable, conformément à la « grande tradition républicaine » telle que Condorcet avait pu l’initier, en instituant un sujet critique face aux savoirs et contre certaines valeurs et pratiques sociales dominantes, lucide quant aux nouveaux supports de connaissance et à la manière d’en faire des outils de savoir.
Les programmes de 2008 s’inscrivent davantage dans une école primaire apparemment à l’écart des enjeux et problématiques sociétaux, attachée essentiellement aux fondamentaux scolaires classiques, et entretenant un rapport ambivalent avec la formation critique et citoyenne qu’on ne peut pas officiellement écarter mais qu’on marginalise très largement. Ces programmes apparaissent hâtivement conçus et se caractérisent par une confusion apparente dans les intentions annoncées. Ils permettent, en effet, de débusquer un important curriculum caché en raison des nombreuses incohérences entre les intentions affirmées et les contenus et moyens mis au service de leur réalisation, ainsi qu’avec le socle commun de connaissances et de compétences. L’affirmation abondamment réitérée de la « liberté pédagogique des enseignants » est fréquemment démentie par des suggestions plus ou moins directes de procédures pédagogiques à mettre en œuvre et simultanément, les finalités sont peu lisibles. Le souci exprimé de rendre les programmes plus lisibles a pour conséquence une augmentation de leur fragilité principielle apparente, une augmentation de leur marge d’interprétation et, donc, un creusement potentiel de l’écart entre curriculum prescrit et curriculum réel, porteur, à terme, d’inéquité pour les élèves. Il est tentant de qualifier les programmes de 2008 de « réactionnaires », dans la mesure où ils restent cantonnés à une certaine idéalisation du passé, à l’attachement à la transmission de savoirs figés, apparemment indépendante de l’évolution de la société, à la préférence accordée à un certain ordre, et cela dans l’ensemble du processus d’enseignement comme de la conception de l’éducation qu’ils proposent. Ils s’appuient, en outre, sur une conception archaïque de « l’homme machine » qui peut, justement, aujourd’hui, faire opportunément le lit du « capitalisme pulsionnel (6)». La réalité est, évidemment, toujours plus complexe dans la mesure où elle invite à des compromis, mais il faut bien, à un moment ou à un autre, faire émerger les logiques dominantes retenues, identifier ce qui porte fondamentalement, les programmes. Il faut que le citoyen puisse comprendre où sont les enjeux et faire ses choix en conséquences.
Enfin, alors que l’on ne peut plus, désormais, occulter la dimension curriculaire de toute réforme éducative, on ne peut concevoir des programmes sans envisager concomitamment le type d’enseignant qui devra pouvoir en assumer efficacement la mise en œuvre. On peut qualifier le programme de 2002 d’ambitieux, tout en considérant que son extrême cohérence et sa lisibilité permettaient de croire en la viabilité d’une telle ambition. Il n’en reste pas moins que l’exigence manifestée par ces programmes, d’un enseignement qui se tienne au plus près des apprentissages des élèves, suppose une maîtrise importante de l’ensemble des compétences professionnelles désormais exigibles. À l’inverse, il apparaît que la centration, en 2008, sur l’enseignant et le savoir à transmettre, tend à minorer l’exigence vis-à-vis de certaines de ces compétences professionnelles, la secondarité du facteur « apprenant » étant de nature à décomplexifier considérablement la tâche d’enseignement.
Le programme scolaire, quelle que soit la manière dont il est appréhendé, reste malgré tout, paradoxalement, le moyen principal de garantir les premières conditions de l’équité républicaine, de l’accès de tous à la modernité, à une citoyenneté active et épanouie, car aucun enfant, en France, ne doit et ne peut, en droit, « échapper » à l’école et à son projet éducatif. L’enjeu est donc de taille : rendre les programmes attractifs, en faciliter la lecture et l’appropriation du projet éducatif qu’ils portent, des ambitions qu’ils véhiculent à l’égard de tous les écoliers d’un pays, quel que soit leur rapport initial à l’école, au savoir et à la culture, quelle que soit leur origine, quel que soit l’endroit où ils vivent. On ne peut sans doute plus concevoir un programme sans avoir, en perspective, le futur citoyen qui s’y dessine, et en filigrane, l’élève potentiellement en difficulté qui pourrait s’y révéler. On ne peut donc plus se contenter d’y énumérer des objectifs et des contenus d’apprentissage, y laisser subsister des ambiguïtés, des contradictions, sacrifier à la logique du facilement enseignable ou du facilement évaluable.
La « loi de refondation de l’école (7) », se donne comme priorités l’école primaire et la formation des enseignants et réaffirme l’idéal républicain. Afin que les intentions qu’elle porte se concrétisent, il paraît essentiel que la réflexion qui s’amorce sur les futurs programmes soit particulièrement claire, qu’elle spécifie explicitement les pôles axiologiques, scientifiques et praxéologiques et garantisse une cohérence entre ces trois pôles et avec le futur socle commun. Cette réflexion doit également se révéler audacieuse quant aux transformations curriculaires à envisager, indépendante des pressions consuméristes comme des représentations collectives relevant du sens commun ou de l’idéalisation d’un hypothétique passé. Les programmes sont essentiels, même s’ils ne sont pas tout. Leur élaboration et leur contenu en disent long sur l’avenir que nous voulons préparer…
Isabelle Delhaye – Le Goaziou
(enseignante à l’ESPE de l’académie de Paris)
Les détails de la synthèse sur les paradigmes éducatifs révélés par chacun des programmes et de leurs implications à l’égard des compétences des enseignants peuvent être consultés à l’adresse suivante :
http://www.meirieu.com/ECHANGES/echangesdepratiques.htm
Notes
1MEIRIEU, P., 1991. Le choix d’éduquer : éthique et pédagogie. Paris : ESF éd. Collection Pédagogies, pp. 99 – 100
2 MEURET, D., 2007. Gouverner l’école: une comparaison France-États-Unis. Paris : Presses universitaires de France. Éducation & société, p. 25
3 Ces considérations, relayées par la classe politique, sont alimentées par les résultats des comparaisons internationales (notamment PISA)
4 « La prolétarisation est, d’une manière générale, ce qui consiste à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser). ». STIEGLER, B. Ars Industrialis. Prolétarisation. Consulté le 29 septembre 2012 sur le site Ars Industrialis :
http://arsindustrialis.org/prol%C3%A9tarisation
5 La pédagogie bancaire de Paulo Freire désigne l’acte de dépôt d’une matière inerte et prédéfinie dans un contenant vide prêt à recevoir et à mémoriser. FREIRE, P., 1974. Pédagogie des opprimés (suivi de) Conscientisation et révolution. Paris : F. Maspero.
6 Le « capitalisme pulsionnel » renvoie à une économie de consommation à visée « comportementaliste ». STIEGLER, B., 2008. Prendre soin, de la jeunesse et des générations, Paris : Flammarion
7 LOI n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République, 2013
Sur le site du Café
|