Par Jeanne-Claire Fumet
L’ACIREPH (Association pour la Création d’Instituts de Recherche sur l’Enseignement de la Philosophie) est réputée pour ses propositions énergiques en matière de réforme de l’enseignement de la philosophie. A l’occasion de l’actuelle réforme des lycées, l’association a manifesté son mécontentement au sujet de l’absence de changements significatifs dans cette discipline. Pourquoi la philosophie serait-elle seule immuable, alors qu’elle souffre cruellement de son inadaptation aux mutations de l’école contemporaine ? Cécile Victorri, présidente de l’ACIREPH, répond à nos questions.
Quelle est la place de l’ACIREPH dans le monde de la philosophie scolaire ?
Nous sommes une association d’enseignants de philosophie (IUFM, universités, lycées) rassemblés depuis une douzaine d’années autour de la question de l’évolution de la pédagogie et des pratiques. Le phénomène bien connu de la massification ne nous permet plus d’exercer dans la posture magistrale d’Alain, devant sa classe de Philosophie du début du siècle ; mais d’autres modèles s’élaborent dans la réalité des pratiques, sans la moindre reconnaissance officielle de la part de l’institution.
A l’origine, notre objectif était d’obtenir la création d’IREPH (Instituts de recherches pour l’enseignement de la philosophie) sur le modèle des IREM en mathématiques, pour permettre aux professeurs d’échanger leurs pratiques et de faire avancer ensemble la pédagogie de la philosophie. Mais l’institution ne répond pas à nos propositions. Les blocages sont plus profonds qu’on n’aurait pu le penser, il y a dans notre profession des crispations radicales contre toute tentative de réforme ou d’évolution.
Est-il vraiment nécessaire de bouleverser l’enseignement de la philosophie ?
Les difficultés auxquelles se heurtent aujourd’hui beaucoup d’enseignants ne sont pas le fruit du hasard. Lors de récentes journées d’études, nous avons travaillé par exemple sur le problème très déstabilisant de l’évaluation des copies, qui ne correspondent pas aux exigences académiques. A quoi rime d’évaluer des travaux d’élèves sur des modèles qu’ils ne peuvent pas réaliser ? Il y a un enjeu fondamental à réussir la démocratisation de notre enseignement, qui n’est pas accomplie. Il faut s’adapter à la population qui fait notre public, sans niveler les exigences, mais en reprenant les méthodes, les moyens de l’enseignement, de sorte que la réussite ne dépende pas de circonstances accidentelles (talent personnel du professeur ou de l’élève, milieu social ou culturel, etc.) plutôt que de conditions institutionnelles.
Nous travaillons actuellement sur la question de la progressivité, qui permettrait aux élèves de mieux s’approprier l’enseignement qu’ils reçoivent, avec une répartition du programme sur 2 voire 3 années, comme cela se fait déjà dans d’autres pays européens. La réflexion doit aussi résoudre ce qui est une évidence dans les autres disciplines : comment évaluer ce qu’on enseigne vraiment ? Les actuels programmes et les sujets du bac rendent impossible, à notre avis, une évaluation équilibrée. Les candidats ne sont pas jugés sur des compétences et des connaissances qu’on leur enseigne, mais sur des capacités qu’on ne leur apprend pas. C’est d’ailleurs là notre point de désaccord historique avec une partie de la profession : nous refusons de dissimuler ce problème majeur.
Pourtant, dissertation et explication de textes sont travaillées en classe toute l’année…
Elles sont travaillées la plupart du temps à travers des médiations et des exercices préparatoires beaucoup plus précis et efficaces. La « doctrine officieuse » de l’institution soutient qu’un enseignement de la philosophie est en lui-même philosophique et suffirait pour insuffler à l’élève le sens du penser philosophique ; il suffirait de réaliser devant eux la démarche d’élaboration de la pensée pour que ce modèle les forme. Résultat : la plupart des attendus demeurent implicites et ce qui peut fonctionner par le jeu d’une sorte de connivence socio-culturelle avec certains élèves laisse la plupart d’entre eux complètement démunis.
De même pour les connaissances à acquérir : le programme actuel de notions ne permet pas de dire ce que l’élève doit savoir ou non. L’indétermination des programmes fait qu’aucune connaissance n’est exigible par principe. Toutes les disciplines demandent une certaine souplesse dans la mobilisation des savoirs ; mais elles enseignent explicitement ces savoirs et les manières de les exploiter.
En philosophie, les compétences demandées sont d’une difficulté considérable : les sujets présupposent des connaissances dont il n’est pas possible de savoir si l’élève a eu l’occasion de les acquérir au cours de l’année. On omet cette difficulté, comme s’il suffisait de mettre en œuvre des outils d’analyse méthodologique (censés être intégrés au bout d’une seule année d’étude) pour comprendre une question ou un texte enracinés dans la tradition philosophique.
Quel genre de programme et d’exercices d’évaluation préconiserez-vous ?
Nous n’avons pas de solutions alternatives toutes faites. Les positions sont d’ailleurs très diverses au sein de l’ACIREPH. Une chose est certaine : si on veut résoudre le problème de l’indigence des copies, sans se réfugier derrière l’idée de la faiblesse des élèves, de leur manque de maturité ou de culture, il faut s’interroger aussi sur les insuffisances de l’enseignement. Il faut une adéquation entre ce qu’on enseigne et ce qu’on évalue. Il ne s’agit pas de renoncer aux formes traditionnelles d’exercices, mais d’en aménager l’approche méthodique pour les rendre accessibles à la majorité des élèves.
Parmi les réformes proposées ces dernières années, celle d’Alain Renaut (1) , nous convenait assez sur la forme : un programme de questions, qui permet de préciser le champ d’étude sans entraver la liberté du professeur, qui peut être régulièrement renouvelé et, pourquoi pas ?, assorti d’un programme d’œuvres à étudier. Au moins l’élève pourrait se saisir de repères communs sur lesquels il serait évalué.
Les notions cadres et les repères conceptuels du programme actuel prétendent aller dans ce sens, mais ce sont de fausses déterminations. La subordination des notions n’est pas prise en compte dans la formulation des sujets du bac ; quant aux repères, ils sont de natures très différentes : « croire et savoir », par exemple, sont des notions par elles-mêmes, d’autres constituent des problèmes spécifiques dans leur rapprochement ou leur opposition.
N’est-ce pas une discipline par elle-même trop difficile pour nombre d’élèves, en particulier dans les séries technologiques ?
Il serait plus juste de remarquer que la difficulté d’enseigner dans les classes technologiques est pour nous un formidable révélateur de ce qui ne fonctionne pas dans les séries générales. Cela nous oblige à inventer toutes sortes de solutions qui sont autant de pistes à exploiter ensuite dans les autres classes. Il faudrait surtout cesser de penser l’enseignement en STG comme une copie allégée de ce que l’on fait dans les autres séries, et s’appuyer au contraire sur ce qui marche dans ces séries pour revoir l’ensemble de nos pratiques.
La réforme des lycées aurait pu être l’occasion de changements fructueux pour les élèves, comme la répartition des cours sur plusieurs années, avec une progressivité cohérente, en particulier en pour la série littéraire avec un étalement des 8h sur deux ans (2h en Première puis 6h en Terminale). De même, la philosophie aurait pu entrer dans les nouveaux enseignements d’exploration en seconde. Des expériences sont menées en ce sens dans nombre d’établissements, mais sans décision institutionnelle, il n’est pas possible de mettre en place une organisation pérenne. Il faut reconnaître que cela supposerait de renoncer à l’image « initiatique » de la philosophie, découverte en dernière année avec un professeur unique…
L’ACIREPH reçoit-elle un large écho dans la profession ?
A l’heure actuelle, nous comptons environ 150 adhérents. Nous organisons des journées d’études qui donnent lieu à des publications, nous diffusons nos appels à contribuer à la réflexion partagée. Mais force est de constater que la mobilisation est difficile. Les collègues sont souvent découragés par les réunions et les consultations sans suite qui ont jalonné les tentatives de réforme de ces dernières années. Ils n’ont pas toujours la disponibilité pour s’impliquer, pris dans la lourdeur du quotidien au sein des établissements. Et puis il faut reconnaître que la discussion sur ces sujets n’est pas toujours aisée ; les positions sont fortement ancrées et les anathèmes sont vite lancés. Il y a encore un très gros travail à faire, pour faire connaître et comprendre nos propositions ; mais nous espérons que d’autres collègues viendront se joindre à nos efforts.
Entretien : Jeanne-Claire Fumet
Note :
(1) BO n°28 du 12 juillet 2001
Côté Philo – Le journal de l’enseignement de la philosophie.
La revue annuelle de l’ACIREPH publie des dossiers sur des questions actuelles en lien avec les problèmes fondamentaux de la philosophie.
Au sommaire du n°13 (juin2009)
Dossier complet sur les droits des animaux : conférence d’E. Utrilla, suivi de textes philosophiques choisis ; conférence sur l’état de la bioéthique en Europe ; fiches pédagogiques utilisables en classe sur le devenir des embryons surnuméraires. A lire également, un article de C. Vitorri sur l’enseignement de la philosophie en série technologique.
A télécharger sur le site de l’ACIREPH :