Rémi Brissiaud : Une évaluation de mi-CP contre productive 

Sauf à considérer qu’il conviendrait que tous les PE de France enseignent au même rythme selon une progression qui serait la même pour tous les écoliers de France, l’existence d’une évaluation nationale en milieu d’année de CP est très contestable. En effet, il est à peu près certain que divers items se trouveront inclus dans l’évaluation alors que, dans telle ou telle progression, les tâches correspondantes n’ont pas encore été étudiées à mi-parcours au CP ou qu’elles l’ont été de manière trop récente pour permettre la réussite. L’année qui suit, cela peut évidemment inciter les professeurs à vouloir « aller plus vite ». Ça ne serait pas grave si l’on était sûr qu’une étude précoce de ces tâches est bénéfique et, donc, que tous les écoliers devraient en bénéficier. Mais lorsqu’on est presque sûr du contraire, une évaluation à mi-parcours ne peut être que contre productive. Montrons-le en analysant l’un des items de l’épreuve : trouver le résultat de 8 + 5.

 

Le comptage-numérotage et l’usage de décompositions-recompositions

 

Pour qu’un élève de CP sache fournir le résultat d’une addition telle que 8 + 5, on observe deux sortes d’approches pédagogiques :

1°) Entrainer l’élève à trouver le résultat à partir d’un comptage-numérotage sur une file numérotée. Pour 8 + 5, l’élève doit commencer par repérer la case « 8 » sur cette file avant de compter 5 cases à la suite. Il dit : « un » alors qu’il pointe la case 9 , « deux » (10), « trois » (11), « quatre » (12) et « cinq » (13). Le résultat de l’addition est le numéro de la case d’arrivée : 13. On parle de comptage-numérotage dans ce cas parce que l’enfant n’a pas besoin d’avoir conscience  que chaque déplacement du doigt d’une case à la suivante correspond à l’ajout d’une nouvelle unité à la quantité 8 de départ. Il n’a pas besoin d’avoir compris qu’il a calculé 8 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1.

 

2°) Trouver le résultat de 8 + 5 à partir d’un raisonnement permettant de transformer le calcul de 8 + 5 en un autre calcul équivalent et plus facile, notamment ceux de type 10 + n. L’élève peut soit décomposer le premier terme, 8, en 5 + 3 et calculer 5 + 3 + 5 = 5 + 5 + 3, soit décomposer le second terme, 5, en 2 + 3 et calculer 8 + 2 + 3. Ces deux stratégies de décomposition-recomposition conduisent à un calcul de type 10 +n. 

 

La procédure de comptage s’enseigne très facilement du fait de son aspect mécanique. Certes, la réussite n’est pas assurée d’emblée parce que les élèves les plus fragiles disent « un » alors que leur doigt est sur la case 8 plutôt que d’amorcer le comptage dans la case suivante. On remarquera qu’un élève qui commet cette erreur ne sait pas qu’il est en train de compter deux fois la même unité, il ne comprend pas ce qu’il fait. Mais il n’est pas indispensable que l’enseignant attende que ses élèves comprennent : cette procédure est tellement facile à mettre en œuvre que, même sans compréhension, ils peuvent être entrainés à obtenir le bon résultat. Il suffit que l’enseignant leur répète autant de fois que nécessaire que le comptage s’amorce sur la case suivante. Avec de l’exercice, nul doute qu’il est possible d’assurer la réussite d’un nombre important d’élèves de CP dès le milieu de l’année, au moment de l’évaluation de mi-parcours.

 

En revanche, enseigner l’une et l’autre stratégie de décomposition-recomposition est un projet pédagogique d’une toute autre ambition et, en janvier au CP, on ne peut guère espérer que beaucoup d’élèves utilisent cette stratégie avec succès, du moins sans aide (usage d’un matériel, tutorat de l’enseignant). Examinons les conditions de la réussite. L’usage d’une telle stratégie n’est justifié que si l’ajout conduit à « franchir 10 » et, donc, les élèves doivent d’abord estimer le résultat : est-il supérieur à 10 ? Ils doivent bien maitriser les compléments à 10 (c’est 8 + 2 qui fait 10 et non 8 + 5, le calcul proposé), les décompositions des nombres inférieurs à 10 (5, le nombre qu’il faut ajouter, c’est 2 et encore… 3), ils doivent maitriser les relations de type 10 + n (10 + 3 = 13). De plus, ils doivent connaitre « en actes » la commutativité et l’associativité de l’addition, c’est-à-dire les propriétés qui permettent de réorganiser le calcul de la somme de trois termes : 8 + (2 + 3) = (8 + 2) + 3, par exemple.

 

Privilégier les décompositions-recompositions plutôt que le comptage-numérotage

 

Le comptage-numérotage sur la file numérotée ne fait d’aucune façon appel à la connaissance des relations du type 10 + n. Quand l’enfant compte les cases, il dit, par exemple, « deux » quand il a le doigt sur la case « 10 » et, du fait de cette discordance, il ne convient pas qu’il prête attention au contenu chiffré des différentes cases, sauf pour la dernière, évidemment. Cela explique que, lors de ce comptage, la case « 10 » soit franchie sans s’en apercevoir, elle n’a pas un statut différent de celui des autres cases.

 

En revanche, l’enseignement des stratégies de décomposition-recomposition s’appuie sur la connaissance des relations du type 10 + n. Or, un tel usage de ces relations consolide en retour leur connaissance. C’est un phénomène général : toute utilisation d’une connaissance consolide celle-ci. On sait que les relations du type 10 + n jouent un rôle essentiel pour une bonne compréhension des 20 premiers nombres. En psychologie cognitive, on qualifie ce type de connaissances de « conceptuelles » parce qu’elles permettent de construire un réseau de connaissances reliées entre elles. La connaissance de ces relations est d’autant plus importante qu’elles sont en jeu dans tous les phénomènes de retenues concernant les 4 opérations arithmétiques.

 

L’enseignant de CP pourrait, évidemment, envisager d’enseigner la procédure de comptage-numérotage en début d’année pour favoriser la réussite de ses élèves à l’évaluation de mi-parcours puis, en fin d’année, consacrer son enseignement à l’étude des stratégies de décomposition-recomposition. Mais cette progression pédagogique serait très dangereuse parce que les élèves fragiles s’enfermeraient dans l’usage de la procédure mécanique. Pour ces élèves, en effet, le choix est vite fait entre, d’une part, l’emploi d’une procédure qui fournit mécaniquement le bon résultat et, d’autre part, celui d’une stratégie qui nécessite à la fois un raisonnement et des connaissances qu’ils ne maitrisent pas toujours. Les enseignants de cycle 3 et 4 le savent : les élèves en difficulté s’enferment dans l’usage du comptage-numérotage comme moyen d’obtenir le résultat d’une addition. Les recherches en psychologie cognitive confirment que cette procédure se fossilise chez ces élèves (pour une synthèse récente, voir De Chambrier, 2018). Certains élèves, au collège, n’ont toujours pas mémorisé les résultats des additions élémentaires parce qu’ils mettent systématiquement en œuvre un comptage-numérotage.

 

Dans la culture pédagogique de l’école française, ce phénomène était bien connu jusque dans les années 1970. Ainsi, la citation suivante est de Henri Canac, sous-directeur de l’École Normale Supérieur de Saint-Cloud et l’un des principaux pédagogues des années ayant suivi la dernière guère mondiale.

 

« Dans de nombreux cours élémentaires, ou même cours moyens, on trouve souvent de grands benêts qui comptent sur leurs doigts (en cachette lorsque M. l'Inspecteur est là) ou qui, sommés de résoudre une simple opération, comme 8 + 5, se récitent intérieurement à eux-mêmes : 8, 9, 10, 11, 12, 13 en évoquant des doigts imaginaires. Au vrai, avec ces élèves « mal débutés », comme on dit, il n'est qu'un moyen d'en sortir, qui est de leur faire apprendre par cœur les tables d'addition. Comme il a appris jadis la suite naturelle des nombres, le grand benêt de 8 ou 9 ans, si on l'assujettit tous les jours à répondre à des interrogations rapides sur la table d'addition (8 et 5 ? 4 et 3 ? 7 et 9 ? 8 et 4 ? …) finira par proférer sans hésitation les groupes de mots : huit et cinq, treize ; quatre et trois, sept ; etc… et se libèrera ainsi de la servitude des bûchettes, des barres ou des doigts. Oui, mais ce sera passer d'une routine à une autre. Or, il y a beaucoup mieux à faire… »

 

Ce qu’il y a de mieux à faire, poursuit Henri Canac, c’est de privilégier d’emblée les stratégies de décomposition-recomposition. Lorsqu’un professeur commence par enseigner le comptage-numérotage, soit par conviction, soit pour que ses élèves réussissent l’évaluation de mi-parcours, les enfants les plus fragiles risquent l’échec scolaire parce qu’ils auront été « mal débutés ».

 

Le choix des décompositions-recompositions est conforté par de nombreux résultats scientifiques

 

Rappelons les résultats d’une étude de la DEPP publiée en 2008 : les performances en calcul des élèves de CM2 français se sont effondrées entre 1987 et 1999 et, depuis, sont restées au bas niveau qui était le leur à cette date. Or, le ministère s’est mis à recommander l’enseignement du comptage-numérotage en… 1986, juste avant 1987-99. Il s’agit d’une corrélation, évidemment, mais lorsqu’on cherche d’autres causes à un tel effondrement, on n’en trouve pas (Brissiaud, 2013). La baisse des performances résulte vraisemblablement du fait que les professeurs se sont mis à enseigner les nombres et le calcul à rebours de ce que recommandaient leurs prédécesseurs.

 

L’un des chercheurs les plus influents aujourd’hui aux États-Unis est très certainement Arthur Baroody qui, en 2009, a rédigé un article dont le titre est : « Pourquoi Johnny ne mémorise pas les résultats d’additions élémentaires ». Il consacre la plus grande partie de cet article au rôle joué par la connaissance des décompositions des nombres (par exemple : 8 = 5 + 3 ou encore : 5 = 2 + 3) et par l’usage de ces décompositions au sein de stratégies de décomposition-recomposition. Il considère que l’usage de telles stratégies joue un rôle crucial dans la mémorisation des résultats élémentaires d'additions.

 

De plus, il considère que l’apprentissage par cœur des tables d’addition ne peut pas se substituer à l’usage de telles stratégies parce que : « The memory network of experts may not simply involve discrete individual facts but interconnected concepts, combinations, and automatic rules or reasoning processes. » On retrouve dans cet extrait l’idée d’une mémoire qui n’est pas un sac dans lequel sont retenues des informations isolées et statiques. Tous les chercheurs états-uniens ne pensent pas comme lui, certains plaident en faveur de l’apprentissage par cœur ; il a d’autant plus de mérite que les Etats-Unis n’ont jamais connu une culture pédagogique qui invite les enseignants à se méfier du comptage numérotage. C’est seulement l’étude des résultats expérimentaux disponibles qui le conduit à cette position.

 

C’est de même à partir d’une recension des connaissances scientifiques disponibles qu’Elisabeth Spelke, professeure de psychologie cognitive à Harvard et l’une des principales théoriciennes du domaine, écrit en 2017 : « Je rejette la thèse selon laquelle le comptage jouerait un rôle central dans la construction du nombre chez l’enfant ». En revanche, elle met en avant le rôle du langage et, notamment, l’importance de la compréhension de phrases telles que « cinq, c’est quatre et encore un ». 

 

Des chercheurs comme Arthur Baroody et Elisabeth Spelke confortent le point de vue porté par la culture pédagogique qui était la nôtre entre 1923 et 1986, avant la dégradation des performances des écoliers français. Bien d’autres chercheurs pourraient être évoqués ici dont les travaux permettent d’argumenter dans le même sens.

 

Une évaluation qui ne permet pas de savoir où en sont les élèves

 

Les concepteurs de l’évaluation ne précisent à aucun moment si, pendant la passation, les élèves doivent ou non disposer d’une file numérotée, qu’elle soit collective ou individuelle. Ils ne s’intéressent qu’au résultat et, donc, ils mettent sur le même plan les procédures basées sur le comptage-numérotage et les stratégies de décomposition-recomposition. Le risque est évidemment de mieux apprécier le travail d’un élève qui trouve le résultat avec une procédure mécanique qu’il n’abandonnera jamais, que le travail d’un autre qui balbutie encore à utiliser des stratégies de décomposition-recomposition qu’il vient de découvrir, mais qui deviendra rapidement beaucoup plus performant. On ne peut pas considérer que cette façon d’évaluer permet de « savoir où en est chaque élève ». 

 

Dans le domaine de la résolution de problèmes, la situation n’est pas meilleure. Considérons par exemple cet énoncé : « Il y avait 9 verres fragiles dans la cuisine. Il n'en reste plus que 4. Combien y en a-t-il eu de cassés ? ». En résolution de problèmes, l’un des principaux dysfonctionnements est le choix d’une opération arithmétique à partir de la présence de « mots-clés ». Or, le mot « reste » est de ceux-là : chez les élèves fragiles, il déclenche l’usage de la soustraction, que cet usage soit correct ou erroné (J’ai mangé 3 bonbons et il m’en reste 5. Combien au départ ?). Avec l’énoncé proposé, l’élève qui a compris la situation et celui qui utilise la soustraction de manière mécanique, fournissent la même réponse. On ne peut pas savoir où en sont les élèves. Proposons un énoncé de substitution : « Il y avait 9 verres fragiles sur une table. Des verres sont tombés et se sont cassés. Maintenant, il y a 4 verres sur la table. Combien de verres sont cassés ? »

 

Considérons maintenant la tâche suivante, qui fait tant débat : l’enfant est face à un segment dont chaque extrémité est numérotée, avec par exemple 0 et 10 ou 8 et 12, on lui indique une position et, parmi plusieurs propositions d’écritures chiffrées, il doit choisir celle qui correspond à cette position ? Je l’ai longuement analysée dans un article du Café Pédagogique, écrit suite à la première évaluation de rentrée. Je signalais notamment qu’ayant regardé les résultats d’une classe de CE1, il sautait aux yeux que chez 9 élèves sur 28 les résultats à cette épreuve étaient totalement déconnectés de leurs compétences arithmétiques réelles. Ainsi, l’un des élèves avait 93% de réussite en moyenne aux autres épreuves numériques mais il n’avait que 33% de réussite au placement d’un nombre sur un segment numéroté à ses extrémités.

 

Michel Fayol et Stanislas Dehaene présentent cette épreuve comme testant la « capacité à mettre en relation un symbole, le chiffre arabe, et la quantité correspondante ». Qui peut penser qu’un tel enfant n’aurait pas cette capacité ? De toute évidence, certains enfants deviennent performants en calcul et en résolution de problèmes sans s’appuyer sur la représentation complexe que constitue une droite numérique graduée. En utilisant les résultats du début de l’année en CE1, il serait très facile de s’assurer que ce phénomène n’est pas marginal. Pourquoi le ministère ne commande-t-il pas cette étude très facile à mener ? S’il se confirmait que pour devenir performant en calcul et en résolution de problèmes, l’usage de ce type de représentation n’est pas nécessaire, à quoi sert cette épreuve ?

 

Pourquoi le ministère brouille-t-il le message des programmes de 2015 et 2018 ?

 

On a vu que le choix d’une progression qui favorise l’emploi de stratégies de décomposition-recomposition est conforté par de nombreux travaux scientifiques, il est également conforté par les programmes 2015 et, à leur suite, 2018. Dans ces derniers, on lit par exemple que les élèves doivent apprendre à « …décomposer/recomposer les nombres additivement, multiplicativement et en utilisant les unités de numération (dizaines, centaines, milliers)… » On y lit également que les élèves doivent « …comprendre que le successeur d’un nombre entier c’est « ce nombre plus un » ». Cette dernière recommandation, plutôt obscure, vise à mettre en garde les enseignants contre l’enseignement du comptage-numérotage (rappelons qu’on dénomme ainsi un comptage que l’enfant met en œuvre sans avoir conscience du calcul « +1 répété » sous-jacent). Le programme maternelle 2015, toujours d’actualité, avance la même idée de manière beaucoup plus explicite puisqu’on y lit que « les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage ».

 

Ces recommandations, en rupture avec celles de la période 1986-2015, ont fait naitre l’espoir d’une réduction de l’échec scolaire en mathématiques. Pourquoi le ministère s’évertue-t-il à brouiller le message contenu dans les programmes 2015 et 2018 ? Pourquoi, dans ses actions concrètes, semble-t-il préférer que les enseignants reviennent aux pratiques préconisées dans les programmes 1986, 1995, 2002 et 2008, ceux qui ont accompagné un effondrement des performances en calcul des écoliers français ?

 

Rémi Brissiaud

 

Maitre de Conférences honoraire de psychologie cognitive

Membre du conseil scientifique de l'AGEEM

 

Sur le Café

R Brissiaud : Evaluations de CP et dérives actuelles

Evaluations 2018 : le dossier

 

Bibliographie

Baroody A. Bajwa, N. & Eiland M. (2009) Why Can’t Johnny Remember the Basic Facts ? Developmental disabilities research reviews ; 15, 69-79.

Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l'école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz

Canac, H. (1955) L'initiation au calcul entre 5 et 7 ans. In F. Brachet, H. Canac & E. Delaunay (ed.), L'enfant et le nombre, p.9-27. Paris : Didier.

De Chambrier, A. F. (2018) Les capacités arithmétiques chez les enfants dyscalculiques, A.N.A.E., 156, 596-602.

Rocher T. (2008) Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d'intervalle 1987-2007. Note 08.38 de la DEPP ; décembre 2008.

Spelke E. (2017) Core Knowledge, Language, and Number. Language Learning and Development, 13- Issue 2: The Representation of Number: Origins and Development

 

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 25 janvier 2019.

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