Éric Debarbieux : Le quinquennat Blanquer a été celui du repli sur soi 

Spécialiste internationalement reconnu de la violence scolaire, ancien délégué ministériel chargé de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire et ancien Président de l’Observatoire International de la Violence à l’Ecole, Éric Debarbieux est l’un des chercheurs, au côté de benjamin Moignard, de l’enquête réalisée par l’Autonome de Solidarité Laïque (ASL) « À l’école de la défiance ». Une enquête pour mesurer les transformations vécues par les personnels et l’évolution de leur perception en 10 ans. Il revient sur ce travail et les questions qu'il soulève.

 

Pourquoi une telle enquête maintenant ?

 

Depuis plusieurs années, nos recherches – à Benjamin Moignard et moi - sont axées sur le climat scolaire et la violence en milieu scolaire. Après le quinquennat Blanquer, il nous semblait judicieux de mener une nouvelle enquête, dix ans après celle que nous avions menée en 2013. On sentait sur le terrain une montée en puissance de la défiance envers la hiérarchie et un certain malaise dans les équipes, nous souhaitions quantifier ce malaise.

 

Et puis, concernant la violence, tellement de choses circulent et sont récupérées politiquement de façon très souvent nauséabonde, qu’il nous semblait important de mettre un peu de raison dans le débat public.

 

Que nous apprend-elle du climat scolaire ?

 

Il est important de rappeler que le climat scolaire, ce n’est pas simplement le bien-être des élèves. C’est le point de vue de différentes catégories de différents acteurs des conditions de travail au sein d’un établissement scolaire mais aussi la manière dont le contexte extérieur rejaillit sur ces conditions de travail. Effectuer une enquête de climat scolaire, c’est aller voir si les différents personnels d’un établissement ont des visions qui se heurtent, qui se complètent ou sont les mêmes. C’est voir comment les différents acteurs d’un établissement interagissent. Le concept de climat scolaire donne donc une vision sur l’organisation du système, c’est de la sociologie des organisations.

 

Notre enquête nous apprend donc que le climat scolaire s’est dégradé de façon notable, on passe de 37,8% d’insatisfaits en 2013 et 50,7 en 2022, soit plus d’un enseignant sur deux. C’est assez spectaculaire. Cette insatisfaction est très peu sur la relation aux élèves mais beaucoup sur la relation aux adultes.

 

Dans quel état est la relation élèves-personnels ?

 

La relation aux élèves reste à un bon niveau pour 80% des répondants, il y a même une légère amélioration - +2%, qui est significative sur le plan statistique. Le sentiment d’être respecté par les élèves est là aussi à un niveau satisfaisant pour 84% des sondés. Ces résultats ne minorent en rien les difficultés que rencontrent les personnels, cela ne signifie pas que tout est parfait, nous ne relativisons pas sur le plan qualitatif mais sur le plan quantitatif, il est important de le rappeler. On est donc face à un effondrement du climat scolaire mais pas de la relation aux élèves. C’est loin de la conception ethnologique des sauvageons.

 

Les personnels sont-ils plus victimes de violence aujourd’hui qu’en 2013 ?

 

Les personnels ne perçoivent pas plus de violence qu’en 2013. Et quant aux violences orales subies, les personnels déclarent qu’elles ont sensiblement baissé – une baisse de 2%. Quant aux violences physiques, là aussi elles restent très à la marge – 2% des sondés. Les violences avec armes – et souvent des armes par destination, cutter, ciseaux…- sont d’une extrême rareté.

 

C’est l’occasion pour moi de rappeler que le drame du meurtre de Samuel Paty ne doit pas être un fait divers, c’est une tragédie. Il ne faut pas que cette tragédie soit l’occasion d’une récupération malsaine, politique et parfois médiatique qui ne tient pas compte de la réalité de la chose et qui méprise quelque part Samuel Paty qui est une victime exceptionnelle d’une tragédie exceptionnelle et non pas le résultat d’une augmentation des violences faites aux personnels de l’éducation. Il ne faut pas faire de ce drame exceptionnel la clé de ce que vont être les relations entre les élèves et les professeurs, particulièrement les élèves que l’on pense être musulmans.

 

Il me semble aussi important d’ajouter que lorsque violence il y a, elles sont généralement internes à l’établissement et que très rarement du fait d’éléments externes. Les phénomènes d’intrusion sont donc loin d’être majoritaires. Encore une fois, je ne minimise pas la gravité de ces intrusions, mais je les quantifie. Ce n’est pas la vidéo protection, les grilles qui protégeront les établissements. Le problème des violences s’inscrit au cœur du pédagogique.

 

Dans quel état est la relation des personnels entre eux ?

 

On constate un effondrement de la relation entre adultes, et à une défiance forte envers les hiérarchies. 78% des répondants ont exprimé l’idée qu’ils ne sont pas respectés par la hiérarchie hors établissement. C’est une évaluation extrêmement négative de la manière de faire les réformes. Le précédent quinquennat était basé sur un double langage, Blanquer qui affirmait ne pas vouloir faire de réformes ou encore qui parlait de confiance… Les réformes ont été nombreuses, et souvent dans la douleur pour les personnels : réforme du bac ou encore du lycée. Il y a un sentiment d’une hiérarchie qui serait complètement hors-sol mais cette enquête montre aussi l’impuissance d’un ministre, aussi autoritaire soit-il.

 

Autre surprise : la hiérarchie proche est elle-aussi beaucoup plus négativement perçue qu’en 2013, un bond de 14% d’insatisfaits, près de la moitié des personnels. Cela ne signifie que les chefs d’établissements sont devenus plus mauvais, mais que l’organisation place les cadres intermédiaires que sont les chefs d’établissement en position de « sandwich » entre une hiérarchie qui les charge – et les soutient peu comme lors du Covid où les informations étaient données aux médias avant qu’elles ne leur arrivent, et une base qui ne supporte plus le discours de la « confiance » ou encore de la bienveillance.

 

Dans cette enquête de victimation, le harcèlement moral ressenti a aussi fait un bond. Plus d’un enseignant sur cinq, contre un sur dix en 2013. C’est un indicateur sur la façon dont sont perçues les relations. La solidarité dans les équipes s’est aussi affaiblie.

 

Toute cela montre une montée de l’incivilité, qui n’est pas seulement de ne pas se dire bonjour, mais qui se caractérise par le repli sur soi, le repli dans son pré carré, dans sa classe. Les espaces publics - cours de récréation, escaliers, sont abandonnés par le collectif laissant ouverte la possibilité d’une violence qui monterait, c’est dangereux.

 

Que nous dit votre enquête de la gestion du ministère de l’éducation nationale ces cinq dernières années ?

 

Je ne veux pas accabler Blanquer mais sa pratique ministérielle a été totalement autoritaire, loin du discours de l’autonomie ou de la confiance. Ce n’est pas parce qu’un ministre a une idée, qu’elle va être appliquée d’un claquement de doigt. Il y a une méconnaissance totale de la manière de faire réforme. « On ne change pas une société par décret » disait Crozier. J'ajouterais « on ne change pas une profession contre elle ». La confiance et la bienveillance ne se décrètent pas. C’est un problème d’organisation, de structure pyramidale malgré un discours qui se veut faire confiance à la base.

 

93% des professeurs désapprouvent la réforme du Lycée ou du bac, ceux qui sont chargés de l’appliquer dans la classe. Et 60% lorsque l’on inclut les directions. Comment voulez-vous que cela puisse fonctionner ?

 

Autre point, le problème du recrutement n’est pas lié seulement aux salaires, mais à l’évolution extrêmement négative du bonheur au travail chez les personnels en poste. Alors une politique salariale pour les entrants dans le métier ne suffira pas à pallier les problèmes de recrutement ou d’abandon de postes.  Aujourd’hui, 55% des enseignants se déclarent insatisfaits, contre 31% en 2013 et 51,3, plus d’un enseignant sur deux, songent souvent à quitter le métier. C’est là aussi un effondrement.

 

Comment les choses pourraient-elles changer ?

 

Nous n’avons pas de solution miracle, cela n’existe pas, comme pour le harcèlement d’ailleurs. Il faut être dans un accompagnement au plus près du terrain par le terrain avec de profondes évolutions idéologiques et de profondes évolutions au niveau de la formation qui ne se feront pas à coups de baguette magique. On pointe un problème, si on ne le pointe pas, il ne peut être résolu.

 

Vous avez ajouté une nouvelle thématique liée à la laïcité. Les profs pensent-ils que la laïcité est vraiment menacée à l’école ?

 

La moitié des équipes pensent que la laïcité est menacée au sein de l’école, ce qui signifie que l’autre moitié ne le pense pas. Le drame Samuel Paty participe à cette perception.

 

Au niveau de la remise en cause de l’enseignement, c’est le fait d’élèves perturbateurs qui auront proférés des injures ou critiquer la manière dont le prof fait cours sans lien avec une quelconque idéologie. Les remises en cause pour faits religieux sont vraiment à la marge, et à égalité avec les remises en cause racistes, xénophobes ou LGBT-phobes, ou en lien avec les théories du complot…

 

Beaucoup à la lecture du rapport se contenteront de crier au loup, mais le rapport montre bien que la perception est liée à plusieurs éléments. Et j’ajouterai que la responsabilité des discours politiques est très importante dans ces perceptions.

 

Je profite d’ailleurs de notre entretien pour rappeler l’avertissement que j’avais fait lors de mon audition au Sénat : nous avons une responsabilité politique. La radicalisation du discours politique qui fait du rejet de l’autre un argument électoral a évidemment des conséquences en cours de récréation. Le processus d’ethnicisation des rapports sociaux est clair : je te rejette, tu me rejettes, on fait du nous contre eux et du eux contre nous. Les adultes, le personnel politique et une partie du personnel médiatique ont une responsabilité clé. Nous sommes dans une bi-radicalisation de deux extrêmes : extrême droite et risque de radicalisation – limité - chez certains élèves.

 

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

 

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Par fjarraud , le mercredi 19 octobre 2022.

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