Eric Debarbieux : Le harcèlement est une question politique 

"Aucune méta-analyse ne révèle qu'un programme miracle règlerait 80% des cas de harcèlement". A la veille de la Journée de lutte contre le harcèlement scolaire, Eric Debarbieux craint des déceptions. Ancien délégué ministériel chargé de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire nommé par Vincent Peillon, Eric Debarbieux a présidé le conseil scientifique des Etats généraux de la sécurité à l'école, nommé par Luc Chatel. Il a aussi été à la tête des 4 premières conférences mondiales sur la violence à l'école. Il rappelle dans cet entretien quelques idées fortes : il n'y a pas de méthode miracle, lutter contre le harcèlement engage toute la communauté éducative et pas seulement les élèves, la violence en milieu scolaire renvoie à celle de la société. La violence des débats de la présidentielle peuvent toucher les cours de récréation...

 

Les questions du harcèlement et du cyber harcèlement se sont invitées dans la campagne électorale. On parle des "brigades régionales de sécurité". Laurent Wauquiez dit même que leurs membres seront de "gros gabarits". Est-ce la bonne réponse ?

 

Non bien sur. La violence à l'école c'est souvent des faits de faible intensité et qui se produisent pour 85% dans l'établissement scolaire. C'est une question qui doit être traitée de façon pédagogique plutôt que par un espoir vain que des interventions extérieures puissent régler le problème. C'ets ce que j'avais impulsé comme changement dans la réflexion publique à partir des Etats généraux de la sécurité à l'école (2010) et lors des Assises nationales contre le harcèlement à l'école (2011). Cela ne veut pas dire que l'on n'a pas besoin d'un traitement sécuritaire parfois en partenariat avec la police. Mais à un problème complexe, une solution simple est toujours  la mauvaise. On est là dans la démagogie.

 

Aujourd'hui la question du harcèlement à l'école est traitée par le ministère de l'Intérieur qui a créé un Comité de parents. L'éducation nationale n'a plus de délégué ministériel mais une mission à la Dgesco. La question lui a échappé ?

 

La délégation a une histoire compliquée. Crée par V Peillon c'était une sorte d'ovni combattu en permanence par les chefs de bureau de la Dgesco qui se sont sentis dépossédés. Progressivement c'est devenu un bureau comme les autres malheureusement. Pour pouvoir traiter la violence en milieu scolaire il faut avoir un point de vue systémique et toucher à tous les domaines comme la médecine scolaire, les psychologues EN, l'organisation même du pouvoir dans l'éducation nationale. On touche donc au pré carré de la Dgesco et c'est la guerre. C'est pour cela que j'ai fini par renoncer à ce poste.

 

Le ministère de l'Education nationale met en avant le programme pHARe qui faut appel à la fois à des délégués élèves et aux signalements. Qu'en pensez-vous ?

 

Je ne suis pas frustré. Je suis ravi que la question du harcèlement s'installe au centre de la réflexion ministérielle. D'autant que la montée de l'extrême droite va faire monter la violence dans les établissements. Mais il y a des choses qui me gênent dans le programme pHARe. Le programme met en avant la méthode Pikas et cherche à effacer ce que j'ai fait. J'observe par exemple des manipulations sur ma page Wikipedia où on me fait dire que les Etats généraux ne parlaient pas du harcèlement alors que  c'était le cas. Il y a comme une querelle de propriétaire.

 

Or je ne suis pas le propriétaire des victimes. Avant mes travaux il y en a eu d'autres comme ceux de Jacques Pain par exemple. Ou le livre de C Blaya en 2004 sur la violence et la maltraitance à l'école. Je regrette que le harcèlement soit devenu un enjeu commercial et de pouvoir. Sur le fond, les méta analyses sur ce sujet sont prudentes. Aucune méta-analyse ne révèle qu'un programme miracle règlerait 80% des cas de harcèlement. Attention à ne pas être trop optimiste. On serait déçu. Les conditions d'implantation d'un programme sont aussi importantes que le programme lui-même. Qu'une école se soude autour d'un programme même  peu efficace peut avoir un effet car le traitement du harcèlement c'est une affaire d'équipe et d'adultes.

 

Le problème du programme pHARe c'est qu'on nous promet un programme clés en main. Or il ne peut y avoir que du cas par cas. Chaque situation d'équipe, de harcèlement dans un établissement dépend de dynamiques internes. Il faut donc adapter la réponse et avoir une trousse à outils avec des programmes adaptés sur le terrain.

 

Au Sénat, J Grosperrin vous a reproché une vision "pédagogiste". Qu'en pensez-vous ?

 

C'est parce que j'insiste sur cette dimension collective avec un rôle des adultes important. Le  harcèlement ne survient pas dans un groupe d'enfants séparés de l'ensemble de la société. Ce que je dis, avec la plupart des chercheurs, c'est que le harcèlement et la violence à l'école sont des affaires de groupe. C'est aussi une affaire où les adultes ont un rôle important. Et ce qui me gêne c'est qu'on dépolitise le problème. Parmi les facteurs de risque il y a l'existence de groupes déviants. Le harcèlement c'est un groupe qui se soude contre une autre personne qui peut être considérée comme différente car pas du même quartier, du même milieu ou de la même religion. On oublie que l'on vit dans une société qui actuellement est une société du rejet, où le discours politique se durcit contre l'autre. Où l'on a un discours anti musulman, xénophobe et une course à l'échalote avec un pseudo intellectuel d'extrême droite. Comment voulez vous que tous ces propos n'aient pas d'effet dans la cours de récréation ? Je crois que c'est cette responsabilité des politiques que l'on n'a pas aimé au Sénat. Attentions à la récupération sécuritaire et politicienne du harcèlement. Il faut davantage d'attention aux victimes.

 

Pour lutter contre le harcèlement il faut faire évoluer le métier enseignant ?

 

On a surtout tendance à déléguer la lutte contre le harcèlement à des spécialistes comme les CPE. Et on espère qu'un programme miracle va régler le problème. Mais c'est en réalité l'affaire de tous.  Il faut un travail d'équipe ce qui va contre la culture enseignante qui est celle de l'isolement dans sa classe.

 

Il faut aussi un changement idéologique. Ce qui veut dire rompre avec les discours sur "le savoir avant tout" et le discrédit porté sur le reste considéré comme du "pédagogisme" ou à une partie du cerveau qui fonctionne mal. En réalité il faut les deux : la transmission des savoirs et le bien être des élèves et des enseignants. Il faut donc parler de climat scolaire. Penser qu'on va traiter la violence à l'école en se tournant seulement vers les élève est une erreur. Il ne faut pas oublier que le harcèlement concerne aussi les enseignants et que leur bien être est lié à celui des élèves. Or on voit bien qu'il y a une souffrance au travail chez les enseignants et des difficultés à recruter.

 

Il faut aussi aborder la question de la stabilité des équipes enseignantes. On sait depuis une étude américaine portant sur 300 000 personnes que le premier facteur de risque de violence à l'école est l'instabilité de l'équipe éducative. Il y a encore d'autres points qui concernent le métier enseignant comme la réflexion sur la justice scolaire et les exclusions. La question du harcèlement renvoie donc à la manière dont un établissement scolaire est organisé et dont l'enseignement est conçu. En en faisant une affaire entre élèves on écarte le changement pédagogique qui est pourtant nécessaire.

 

Enfin l'école n'est pas responsable de tout. Il y a les conditions économiques et sociales. Et les campagnes politiques : plus les candidats auront des programmes clivants plus les enfants souffriront.

 

Propos recueillis par François Jarraud

 

E Debarbieux au Sénat

L'école face à la violence

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Par fjarraud , le mercredi 17 novembre 2021.

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