Dominique Momiron : Que faudrait-il pour que l’école soit vraiment inclusive ? 

Poser la question de ce qu’il faudrait pour que l’école soit vraiment inclusive, c’est admettre que notre école, malgré les textes officiels, ne l’est pas. Dès lors, il faut sans doute se demander pourquoi. D’autre part, un système scolaire peut-il être partiellement inclusif ? Ou bien sommes-nous devant une obligation de tout ou rien ? Quelles perspectives peut-on dessiner ?

 

Le plus grand frein…

 

Le plus grand frein à l’inclusion scolaire, celui qui perturbe vraiment les enseignants dans la classe, c’est l’écart entre les acquis de l’élève à besoins éducatifs particuliers et les objectifs d’enseignement proposés dans la classe où il est inscrit. Quand cet écart est très important, le principe d’universalité de la capacité d’apprendre et de progresser comme celui de la scolarisation inclusive de tous les enfants sans aucune distinction sont sérieusement ébranlés aux yeux des professeurs.

 

Ceux-ci traduisent ce grand écart en évoquant la trop grande hétérogénéité des élèves qui les empêche de faire leur métier. On a ici l’origine la plus fréquente de la défiance à l’égard d’une école pleinement inclusive. Aucune loi affirmant le principe inclusif « sans distinction » ne peut effacer la réalité de cette situation qui est source d’angoisse et de mal être enseignant. Dans le même temps, on constate que très peu d’acteurs ont eu connaissance de la possibilité officielle pour faire face à cette situation de mobiliser une PAOA (programmation adaptée des objectifs d’apprentissages) instaurée par une circulaire de 2016. La nature de ce dispositif et ses modalités de mise en œuvre sont largement ignorées.

 

Des obstacles majeurs dans l’architecture du système scolaire français

 

La tension née du « décalage » entre le niveau de l’élève « inclus » et celui de la classe trouve sa source dans les principes structuraux du système scolaire français (principes qu’on ne retrouve pas dans tous les systèmes scolaires). Par exemple :

– des groupes d’élèves organisés en classes ou divisions aux effectifs actuellement proches de la trentaine (hors secteur rural qui fait baisser les moyennes nationales) ;

– un culte de l’élitisme sélectif qualifié de républicain et considéré comme démocratique au nom de l’égalité des chances et de la méritocratie ;

– une évaluation chiffrée des élèves dans une logique d’évaluation par compétition qui met d’abord en évidence les échecs en vue d’une sélection par éliminations successives.

 

La formation professionnelle initiale des enseignants, et particulièrement dans les niveaux du second degré, est profondément imprégnée de ces principes depuis près de deux siècles.

 

Dès lors, l’introduction des idéaux de la démocratisation scolaire, de la coopération et de l’éducation inclusive sans avoir préalablement discuté et accommodé la forme scolaire usuelle ne peut que confronter les professeurs à des situations d’injonction paradoxale, et même à une forme de doute moral.

 

Un embrouillamini institutionnel

 

Pour faire évoluer l’école, les gouvernements successifs ont accumulé nouveaux dispositifs, nouvelles procédures et nouveaux objets avec des sigles et des acronymes obscurs, et cela sans jamais rien retrancher de ce qui existait avant, ni même essayer d’articuler entre elles toutes ces créations.

 

On a construit pendant des années un embrouillamini institutionnel illisible pour l’immense majorité des acteurs non spécialisés. Cette ratatouille pédagogico-administrative ne peut que contribuer à la méconnaissance, à l’incompréhension et à la défiance envers les principes de l’école inclusive.

 

Deux grandes impasses doivent être repérées.

 

D’abord, croire que l’école inclusive n’est qu’une politique catégorielle qui ne concerne que les seuls élèves handicapés est une erreur fondamentale. L’école inclusive concerne la totalité des élèves et la totalité des enseignements à tous les niveaux. Elle prend les élèves comme ils sont dans toute leur diversité, non pas pour les laisser où ils sont, mais pour les faire tous progresser et réussir dans les apprentissages scolaires.

 

Ensuite, il faut arrêter de croire que l’inclusion scolaire permet de faire des économies sur le budget parce que l’on n’aurait plus besoin de professeurs spécialisés ou d’établissements et de services médico-sociaux. L’école inclusive ne doit pas être un prétexte pour faire des économies sur le dos des enseignants, des autres professionnels de l’école, des partenaires et des élèves. Dépenser pour l’école inclusive, c’est répondre à des besoins jusque-là invisibilisés et investir pour l’avenir commun de tous. Ce n’est certainement pas une perte d’argent public. C’est une ambition démocratique et humaniste.

 

Des pistes concrètes

 

En éducation inclusive, il est toujours nécessaire de former des enseignants spécialisés sur les besoins éducatifs particuliers (et pas seulement dans le domaine du handicap) et de les déployer sur le terrain, comme on avait pu le faire autrefois avec les équipes des Rased. Pour répondre aux besoins des élèves sourds, par exemple, nous manquons cruellement de professeurs formés à la LSF et à la LfPC.

 

Les pays les plus avancés dans la scolarité inclusive sont justement des pays où l’on trouve des enseignants spécialisés présents dans les établissements et les classes, pour travailler en partenariat, en ressource ou en co-enseignement avec leurs collègues. Les enseignants spécialisés doivent être perçus comme des garants de la diversité pour un véritable parcours scolaire inclusif. Avoir pensé qu’il suffirait de recruter des AESH pour répondre aux besoins d’adaptation pédagogique est une impasse désormais évidente. Il est utile d’avoir des AESH, mais seulement pour effectuer les missions d’aide qui sont les leurs, et qui ne sont pas des missions d’aide didactique comme celles des professionnels des Rased.

 

Avoir des AESH et des enseignants spécialisés est indispensable pour l’école inclusive, mais disposer aussi d’éducateurs spécialisés comme on en trouve dans le secteur médico-social et dans celui de la protection de l’enfance serait un formidable progrès et un atout qui rassurerait bien des professeurs et des parents.

 

Pour ce qui concerne toutes les catégories professionnelles, dont évidemment les professeurs, il est fondamental que la formation professionnelle initiale et continue soit imprégnée du principe de l’éducation inclusive. Cela est nécessaire à tous les niveaux et pour toutes les disciplines ou matières d’enseignement. On ne peut plus se limiter à une formation professionnelle centrée sur la seule didactique disciplinaire et sur des programmes académiques encyclopédiques sans se soucier de la réalité psychologique, cognitive, sensorielle, culturelle et économique des élèves réels.

 

Une affaire de pédagogie

 

La question de l’enseignement efficace – c’est-à-dire efficace pour tous les élèves – a fait l’objet de recherches scientifiques au niveau international et on ne devrait plus en ignorer les résultats aujourd’hui dans la formation des professeurs. La conférence de consensus que le Cnesco avait organisée en 2017 sur la différenciation pédagogique en avait mis en évidence les grands principes. Par exemple :

– bien connaître les acquis de départ des élèves pour construire à partir ce ceux-ci de nouveaux acquis ;

– pratiquer un enseignement explicite, structuré et fondé sur des repères clairs, tant pour les élèves que pour le professeur qui sait identifier avec la plus grande précision ce que l’élève doit apprendre, à un échelon bien plus fin que les généralités ou les grands titres de chapitre des programmes ;

– diversifier et alterner les styles, les scénarios et les supports didactiques ;

– faire des retours fréquents sur les acquis avec explicitation et auto-évaluation par les élèves, notamment les moins habiles et engager une remédiation immédiate ;

– ajuster le temps d’apprentissage au rythme d’apprentissage des élèves ;

– garantir des objectifs ambitieux pour tous les élèves, quel que soit leur niveau de départ.

 

En outre, on pourrait faire connaître les principes de la conception universelle de l’apprentissage-enseignement à tous les professeurs. Si dès la construction du scénario didactique on prend en compte les besoins réels des élèves avec des adaptations raisonnables et utiles pour tous, alors on s’économise beaucoup de travail de personnalisation et on peut limiter celui-ci au strict nécessaire.

 

Évaluer n’est pas classer

 

Il est aussi indispensable de repenser le système d’évaluation scolaire. Là encore, les travaux scientifiques existent et nous montrent les pistes :

– Nous avons l’obsession de la note chiffrée et de la construction de moyennes avec de savantes pondérations pour classer les élèves, au détriment de l’essentiel : le but n’est pas d’« évaluer les élèves », mais d’évaluer les acquis scolaires des élèves, c’est-à-dire le fruit de leur apprentissage, en identifiant la nature de ces acquis et la qualité de leur maîtrise. Le reste vient après.

– On tend à valoriser les erreurs et les carences dans notre notation, ce qui ne fait que décourager les élèves : l’exemple typique, c’est la notation de la dictée où tout le monde part avec la note maximale, et à l’arrivée, ce sont les erreurs qui ont été valorisées et non les acquis.

– Et puis, quand allons-nous prendre enfin en considération les travaux d’André Antibi sur la constante macabre et son remède : l’évaluation par contrat de confiance ?

 

Faire évoluer la forme scolaire ?

 

Si l’on s’en tient aux programmes scolaires, notamment au collège, il apparaît nécessaire de sortir du strict cloisonnement par lequel chaque discipline dérivée plus ou moins de l’université se vit de manière totalement autonome et accumule des corpus encyclopédiques à l’attention des élèves qu’aucun professeur d’une autre discipline n’est capable de maîtriser. Là encore, on devrait s’inspirer des travaux du Collectif d’interpellation du curriculum (Cicur) qui appelle à « penser et mettre en œuvre le contenu d’une scolarité émancipatrice sur le temps d’une scolarité complète ».

 

La forme scolaire actuelle avec ses classes de 30 élèves et plus, et un découpage en heures de cours disciplinaires génère une difficulté indirecte mais réelle pour la personnalisation pédagogique. Comment peut-on demander à un professeur qui voit défiler chaque semaine plusieurs centaines d’élèves dans ses classes d’individualiser le travail des élèves à besoins éducatifs particuliers ? C’est matériellement et intellectuellement impossible. Une limitation importante de la taille des classes, mais aussi, pour le collège, une organisation ne se limitant pas à la seule succession de cours strictement disciplinaires d’une heure ou deux seraient utiles, sauf à renoncer.

 

Toutefois, la discipline enseignée et le découpage en heures de cours, comme l’évaluation par notation chiffrée, sont profondément constitutifs de l’identité professionnelle des professeurs dans le second degré. Il est illusoire de vouloir faire évoluer ces éléments sans leur expertise, leurs points de vue et leur adhésion. Toute évolution doit avoir du sens pour les professeurs et être une amélioration de leur qualité de vie au travail, et non une dégradation.

 

Et un vrai partenariat

 

La création d’équipes mobiles d’aide à la scolarisation par le secteur médico-social est une bonne chose qui répond à un besoin fondamental de l’éducation inclusive : le partenariat. Or, on fait comme si tout le monde savait mettre en œuvre spontanément ce partenariat. Pourtant, en contexte professionnel, travailler en équipe d’intermétier et d’intercatégoriel n’a rien d’évident. En apprendre la mise en œuvre devrait être l’un des grands chantiers de la formation de tous les professionnels.

 

De même, le partenariat professionnel exige du temps professionnel : celui-ci doit être reconnu comme faisant partie du service clairement identifié et rétribué comme tel.

 

Le Pial pourrait être l’espace du partenariat inclusif, disposant d’équipes d’enseignants spécialisés à l’image des Rased, comprenant aussi des éducateurs spécialisés en plus des AESH. Il conviendrait de réaffirmer sa mission de pôle ressources pour la communauté éducative. Pour cela, ses pilotes et ses coordonnateurs méritent d’être véritablement reconnus, formés et valorisés. Son ressort territorial devrait être finement défini pour qu’il soit un véritable pôle de vie éducative à taille humaine, en articulant explicitement et clairement son existence avec les autres découpages scolaires que sont les circonscriptions du premier degré, les secteurs de collège, les bassins d’éducation et de formation et les équipes mobiles d’aide à la scolarisation. Évidemment, les AESH ont toute légitimité à être rémunérés et formés à la hauteur de la forte valeur sociale, morale et technique de leur mission au cœur du partenariat.

 

Tout ou rien ?

 

Notre école n’est pas vraiment inclusive. Mais elle en prend le chemin, avec encore bien des maladresses et bien des errements.

 

Il y a eu des régressions incontestables quand on a amputé les Rased, quand on a réduit le nombre de départs en formation des enseignants spécialisés, quand les gouvernements ont progressivement rogné sur les temps et moyens de formation professionnelle des professeurs, y compris pour la formation spécialisée, rendant difficile (voire quasi impossible dans le second degré) le remplacement pendant les regroupements de formation.

 

Mais il y a eu des progrès réels qu’on ne peut ignorer : création d’un lien entre les équipes pédagogiques des inspections spécialisées et les services administratifs (les SDEI), institution des Comités départementaux de suivi de l’école inclusive, création des enseignants ressources TSA et des dispositifs pour l’autisme, création d’une formation spécialisée modulaire tout au long de la carrière (vrai atout du Cappei), développement des aménagements des examens, création de la plateforme pédagogique Cap école inclusive, et possibilité de déroger au rythme implacable des programmes avec la PAOA (programmation adaptée des objectifs d’apprentissage). La question des AESH est devenue une question nationale et leur place est désormais incontournable dans les équipes pédagogiques. Les effectifs d’élèves en situation d’inclusion ont été considérablement multipliés. Désormais, ils arrivent nombreux à l’université comme dans la formation professionnelle scolaire ou post-scolaire.

 

Avancer !

 

Il ne faut pas désespérer les acteurs de terrain. L’objectif final est juste. On peut continuer à avancer. Mais rien ne peut se réaliser avec la seule publication de textes officiels. Car c’est toute la philosophie de notre système éducatif qui est en tension. On ne pourra évoluer vers un modèle véritablement inclusif sans un débat public ambitieux, progressif et patient. Tout le monde doit pouvoir comprendre ce qui est en jeu. Un consensus républicain et citoyen est possible avec une large majorité. Mais là aussi, il est utile que tout soit explicite.

 

Dominique Momiron

 

Cnesco : recommandations pour une différenciation pédagogique efficace

Cap école inclusive

La programmation adaptée des objectifs d’apprentissage (PAOA) sur le site du SDEI 31

Collectif d’interpellation du curriculum – CICUR [désordre dans les savoirs scolaires]

Mouvement de lutte contre la constante macabre

Mickaël Jury : École inclusive : Les enseignants sont-ils les méchants de l'histoire ?

Sylvie Cèbe : Une didactique inclusive avec la "conception universelle de l’enseignement-apprentissage"

Alexandre Ployé : Il ne suffit pas de décréter l’inclusion

École inclusive : mais de quoi parle-t-on ?

 

 

Par fjarraud , le jeudi 30 juin 2022.

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