Mickaël Jury : École inclusive : Les enseignants sont-ils les méchants de l'histoire ? 

Mickaël Jury est maître de conférences dans la 16e section du Conseil national des universités, celle qui regroupe les psychologues. Il est actuellement en poste à l’Université Clermont Auvergne, et notamment à l’INSPÉ et au laboratoire ACTé (activité, connaissance, transmission et éducation). Ses recherches portent sur la compréhension du maintien des rapports entre dominants et dominés dans les systèmes sociaux. Plus particulièrement, il travaille sur le système éducatif et la mise en place de l’école inclusive. Il prépare en ce moment la publication d’un ouvrage collectif avec Odile Rohmer et Maria Popa-Roch de l’Université de Strasbourg sur la manière dont la psychologie sociale peut éclairer la difficile scolarisation des élèves en situation de handicap.

 

Vos recherches explorent les effets des systèmes sociaux sur le comportement des individus. Une approche rapide des résultats que vous présentez pourrait aisément laisser penser que les enseignants ayant des réserves à l’égard de l’accueil des élèves en situation de handicap seraient les méchants de l’histoire. Est-ce vraiment le cas ?

 

Non, absolument pas ! L’objectif de nos travaux de recherche n’est pas de trouver les méchants mais bien d’essayer de comprendre ce qui fait encore obstacle aujourd’hui à l’accueil de l’ensemble des élèves dans notre École.

 

Si les enseignants sont au centre de nos travaux de recherche (et pourraient être perçus comme ayant le mauvais rôle par certains), c’est avant tout parce qu’ils sont les premiers concernés par la question de l’accueil des élèves. Toutefois, quand nous montrons par exemple que les enseignants sont en moyenne moins favorables à l’accueil d’élèves avec un trouble du spectre autistique par rapport à des élèves avec d’autres profils (par ex., troubles cognitifs ou handicap moteur), ce qui nous intéresse n’est pas de pointer du doigt cet état de fait mais davantage de nous offrir des pistes de recherche pour identifier, ce qui, chez les élèves avec ce type de trouble, peut générer de la crainte pouvant pousser certains enseignants à refuser de les accueillir.

 

En outre, et il me semble que c’est très important de le noter, une grosse partie des travaux de recherche que je réalise en collaboration avec des collègues de l’INSPé de Lille (Caroline Desombre, Kamilla Khamzina) vise à comprendre comment les enseignants eux-mêmes, en tant qu’agents du système, peuvent se retrouver face à des injonctions issues des instances qui vont venir influencer leur manière de se comporter et de penser, notamment à l’égard des élèves en situation de handicap. Ainsi, par exemple, lorsque la méritocratie scolaire est mise en évidence, valorisée, par nos responsables politiques, cela peut générer des dilemmes pour les enseignants parce que les principes de cette dernière n’entrent pas vraiment en résonnance avec ceux de l’école inclusive.

 

En d’autres mots, ce qui nous anime en tant que chercheurs n’est pas de cibler des responsables mais d’identifier et de comprendre les ressorts qui permettraient de faciliter l’accueil et la scolarisation optimale de tous les élèves.

 

Dans une contribution de l’ouvrage collectif dont vous préparez la publication prochaine, vous présentez notamment les connaissances actuelles de la psychologie sociale et des sciences de l’éducation sur la réussite des élèves en situation de handicap dans le cadre de l’évaluation. C’est là un sujet qui touche éminemment la question de l’école inclusive en France avec le développement des aménagements des évaluations, tant en classe avec les PAP que pour les examens. Selon vous, que nous montrent les recherches sur cette question ?

 

Cette question renvoie spécifiquement à mon point précédent et il me faut faire un détour avant d’y répondre plus directement. D’une manière générale, il existe une certaine ambiguïté autour de ce à quoi « sert » l’École, autrement dit, ses fonctions. En effet, une longue tradition de recherche en sociologie de l’éducation puis en psychologie sociale a permis d’identifier que si l’École doit naturellement former les élèves, leur permettre d’acquérir des savoirs, elle doit aussi identifier et sélectionner ceux qui sont les plus compétents, les plus méritants. Pour exercer cette mission, les enseignants ont alors notamment recours aux évaluations.

 

Traditionnellement, selon un principe que l’on pense juste, tous les élèves doivent donc recevoir la même évaluation pour que l’on puisse juger réellement de leurs compétences. Dit autrement, tout le monde doit se trouver sur la même ligne de départ. Ainsi, celui ou celle qui réussit ou obtient la meilleure évaluation à ce travail, est alors bien souvent identifié comme étant le ou la plus travailleuse, le ou la plus sérieuse et mérite donc de recevoir une reconnaissance à hauteur du travail réalisé.

 

Cependant, comme vous le rappelez, l’accueil des élèves en situation de handicap a changé la donne. En effet, en vertu du droit à la compensation (afin de favoriser une participation sociale pleine et entière de tous les individus – Loi n°2005-102 du 11 février 2005), ces derniers peuvent bénéficier d’aménagements d’examen (par ex., un scripteur, une évaluation orale plutôt qu’écrite, un tiers temps supplémentaire) qui peuvent alors donner l’impression que ce principe de l’évaluation identique pour tous est bafoué. Ainsi, il ne m’est pas rare d’entendre en formation des collègues enseignants me dire : « Oui, bon moi l’évaluation de l’élève x [en situation de handicap], je ne la compte pas dans sa moyenne, ce n’était pas la même ce ne serait pas juste par rapport aux autres ! ». Ou encore, « Je vois bien que l’AESH l’aide, il n’y arriverait pas de la même manière s’il était tout seul ».

 

Derrière ce type de remarques communes, deux points sont particulièrement intéressants à noter. Premièrement, si on voulait une évaluation réalisée strictement dans les mêmes conditions par tous les élèves, il faudrait alors demander, par exemple, à tous ceux portant des lunettes de les enlever. J’imagine que vous trouvez ça absurde, moi aussi ! Toutefois, ces dernières sont, au même titre qu’un scripteur l’est pour un élève dyspraxique, un moyen de compenser une déficience. Deuxièmement, il est paradoxal de noter que ce type de remarques n’apparait que lorsque l’élève en question réussit à l’évaluation. Si sa note est mauvaise, la question de la faire compter dans la moyenne se pose bizarrement beaucoup moins.

 

En d’autres termes, il semble que l’aménagement d’examen est encore perçu aujourd’hui non pas comme un moyen de lever les barrières à la participation sociale de l’élève, mais comme une aide potentielle qui pourrait fausser la « compétition » avec ses camarades.

 

Pour finalement répondre à votre question, il me semble donc très important que l’institution clarifie auprès de ses personnels, enseignants comme cadres, le rôle de ces aménagements d’examen. Il ne me semble pas possible aujourd’hui par exemple qu’un élève dyslexique se voit refuser pour le DNB l’emploi de la police d’écriture utilisée pendant tout son cursus – différente de celle classiquement recommandée comme compensation – au motif que ce n’est pas juste par rapport aux autres dyslexiques (anecdote très récente). Outre des actions de formation initiale et continue sur ce point, il faut qu’il y ait donc un effort sensible d’explicitation de la finalité de ces aménagements d’examen afin que les collègues sur le terrain ne puissent pas penser qu’ils entrainent une rupture d’égalité.

 

Enfin, à toutes fins utiles, il est important de rappeler que si un enseignant décidait, par exemple, de lire à haute voix l’ensemble des consignes de l’examen pour compenser les difficultés de décodage d’un élève dyslexique, rien ne l’empêche de le faire pour l’ensemble de la classe. Non seulement cela remet tout le monde sur la même ligne de départ sans laisser d’élèves sur le côté mais en plus cela bénéficie à la réussite de tous et toutes comme l’a montré la méta-analyse de Hongli Li en 2014 .

 

Dans une de vos études, vous avez identifié que les enseignants n’ont pas toujours la même attitude « inclusive » à l’égard des élèves à besoins éducatifs particuliers selon qu’il s’agit de leur enseigner un savoir ou d'évaluer leurs acquis. Pouvez-vous nous présenter ce phénomène ?

 

Ce phénomène est une très bonne illustration de ce que je disais précédemment. Dans une étude menée auprès d’enseignants du 1er degré, nous avons présenté une situation fictive d’enseignement au cycle 2 pour une classe incluant notamment un élève à besoins éducatifs particuliers. Il était ensuite présenté du matériel pédagogique classique – issue d’un manuel - ou suivant les principes de la conception universelle de l’enseignement pour travailler et évaluer cette compétence. Nous demandions alors aux participants d’indiquer la mesure dans laquelle ils souhaitaient utiliser les différents matériaux pour enseigner et évaluer la compétence pour l’élève avec les besoins éducatifs particuliers. Si les résultats étaient positifs dans le sens où ils préféraient utiliser le matériel adapté par rapport au matériel classique, ils préféraient toutefois davantage le faire pour la leçon que pour l’évaluation, confirmant la difficulté associée à cette question de l’évaluation. S’il nous faut encore des données pour étayer notre compréhension de ce phénomène, je pense que la crainte d’une rupture d’égalité évoquée précédemment est très certainement une bonne candidate.

 

Dans la compréhension du handicap, en France comme sur le plan international, on est sorti de l’approche nosologique avec la seule prise en compte des déficiences médicalement identifiées. En milieu scolaire, on a ainsi développé l’approche éducative par « besoins éducatifs particuliers » plus centrée sur les apprentissages et les progrès de l’élève. Mais cela suffit-il pour que l’on s’affranchisse du phénomène d’étiquetage des élèves « pas tout à fait comme les autres » ?

 

Non malheureusement. En dépit de l’existence assez ancienne de cette approche par besoins éducatifs particuliers, celle-ci est encore mal connue ou mal comprise et apparait alors comme finalement peu opérationnelle pour les enseignants, alors que c’est son but premier ! De fait, les enseignants préfèrent avoir des informations sur « ce qu’il a » afin de se rassurer. Cela produit automatiquement le phénomène d’étiquetage que vous évoquez et renvoie à l’idée que l’inclusion est une réponse pédagogique individualisée par élève. On le voit, nous sommes donc encore loin de l’approche souhaitée qui consiste à identifier pour les élèves – indépendamment de leurs troubles ou déficiences – les barrières à l’apprentissage pour mettre en œuvre des solutions pédagogiques communes qui lèveront celles-ci sans nécessairement faire de la « dentelle » pédagogique ou du préceptorat individuel.

 

En conclusion, quelles perspectives issues de vos travaux pourraient être utilement mises à profit par l’institution comme par les enseignants pour que notre école devienne vraiment plus inclusive ?

 

Si je reprends mon propos introductif touchant les objectifs de nos travaux de recherche, je dirais que mes travaux contribuent (modestement) à mieux comprendre les freins à la mise en place de cette école inclusive et invitent l’institution à se questionner quant aux injonctions paradoxales qu’elle peut véhiculer auprès de ses professeurs (par ex. sélectionner les plus méritants tout en reconnaissant que le mérite ne suffit pas). En outre, ils me semblent appuyer l’importance de la compréhension des concepts associés à cette école inclusive et invitent en ce sens à une politique de formation initiale et continue ambitieuse sur la question. Une de nos toutes dernières études réalisées auprès de plus mille enseignants indique que plus de la moitié d’entre eux n’auraient jamais eu de contenu de formation sur l’accompagnement des élèves à besoins éducatifs particuliers. Or dans cette même étude, et sans surprise, il apparait que les professeurs formés, par rapport à ceux ne l’ayant pas été, se sentent plus compétents en tant qu’enseignant et moins épuisés professionnellement. À l’heure où l’institution s’inquiète du bien-être de son personnel, ces résultats ne me semblent donc pas à prendre à la légère et peuvent servir de levier pour renforcer le développement d’actions de formation.

 

Propos recueillis par Dominique Momiron

 

Les publications de Mickaël Jury

 

 

 

 

Par fjarraud , le jeudi 09 septembre 2021.

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