Maternelle : Serge Petit : Analyser le programme mais proposer aussi… 

Mon dernier article publié le 12 mai dernier dans le Café pédagogique m’a valu trois échanges oraux avec des professeures des écoles de cycle 1. Ces professeures, inquiètes de l’évolution des programmes, se demandent comment on peut rédiger des programmes sans utiliser le terme « quantité » et comment on peut enseigner le concept de nombre entier en se passant du primat de la suite des noms de nombres. Je vais tenter de préciser ces deux points en suggérant une autre approche du concept de nombre et en illustrant mes propos par des pistes pédagogiques, dont la plupart ont été expérimentées en classe.

 

Un des fondements de la démarche proposée consiste à séparer nettement les mathématiques que les élèves fréquentent au quotidien (à l’école et hors de l’école) de celles qui se construisent explicitement et de manière structurée en classes, en réponse à des questions. Il s’agit à la fois de construire avec les élèves l’itération de l’unité et de donner sens à chacun des noms de nombres. Il n’est en effet pas rare de voir quelques élèves en CP bien connaitre la suite des noms de nombres sans pour autant donner de sens à « quatre » par exemple.

 

Quelques prémisses

 

La première des prémisses est l’enseignement par cycle, qui permet à l’enseignant d’adapter au mieux les activités, non pas en référence à l’âge des élèves, mais à leurs compétences et capacités de chaque instant, dans un projet cohérent et explicite d’enseignement. Ceci facilite aussi les interactions sociales par une entraide qui devient assez naturelle entre les élèves.

 

Je retiens tout particulièrement de l’introduction de la partie 4 des projets de programmes [cf. Expresso du 12 mai dernier] que l’enseignement des mathématiques doit être « structuré et ambitieux ». Cette structuration passe par une construction systématique des notions abordées en réponse à des problèmes qui seront proposés aux élèves puisque « l’enseignant les met face à des problèmes à leur portée » [2.2], problèmes pour lesquels les élèves n’ont pas nécessairement « de réponse directement disponible » [2.2].

 

L’adjectif « ambitieux » laisse imaginer que l’enseignement doit permettre non pas seulement aux élèves d’assimiler des automatismes primaires, mais de construire du sens, de développer leur autonomie en mathématiques, d’accroître leur appétence pour cette discipline.

 

Je retiens aussi que « les connaissances et compétences acquises forment un socle solide sur lequel appuyer les apprentissages ultérieurs » [4.1]. Un des « apprentissages ultérieurs » majeur est, en cycle 2, la construction du système de numération usuel. Une des bases de cet apprentissage est la décomposition-recomposition des nombres, base fondamentale pour la construction du concept de nombre tout autant que pour celle du système de numération usuel. C’est pour cela que les propositions que je formulerai se fondent sur la décomposition-recomposition des nombres et non sur le primat de la suite des noms de nombre.

 

Enfin, je suis attentif au fait que les apprentissages langagiers spécifiques, sous leurs différentes formes, doivent être travaillés dans tous les domaines et à tout moment de la journée, donc spécifiquement en mathématiques. J’y attache une grande importance que j’évoquerai succinctement.

 

Une suggestion pour l’approche du sens du nombre et de ses désignations en cycle 1

 

Comparaisons de collections

La construction du nombre s’appuie sur la comparaison de collections d’entités, qu’elles soient ou non de même nature, quelles que soient leurs dimensions. Ces comparaisons conduisent l’élève à communiquer par le langage et, progressivement, à mobiliser un lexique et une syntaxe spécifiques. Par exemple : « Zoé a plus de billes qu’Ali. », « Ali a moins de billes que Zoé. », « Il y a autant de lapins que de poules. », etc.

 

Une activité langagière importante à développer est la reformulation.

 

Classements de collections

Les activités précédentes de comparaisons de collections conduisent à classer les collections, en groupant les collections selon qu’il est ou non possible d’apparier leurs éléments (de réaliser une bijection entre elles), ce qui revient à faire correspondre à chaque élément de chaque collection un et un seul élément de l’autre collection. Aucun objet ne doit rester seul après ce processus d’appariement. Il est important de faire réaliser ces « bijections » en faisant manipuler aux élèves des collections concrètes.

 

De manière pratique, des collections de petits objets peuvent être enfermées dans des pochettes zippées et toutes les pochettes comportant autant d’éléments sont alors groupées dans des cartons. On limitera les collections à neuf objets. Il y aura donc neuf cartons référence que l’on demandera aux élèves d’ordonner (chaque carton contient le même nombre de pochettes),

 

Ainsi apparait une relation d’ordre.

 

Construire l’itération de l’unité et la suite des noms de nombres

Chaque carton ainsi constitué devient une référence puisqu’il contient (et ne contient que) des collections comportant autant d’éléments. De nombreuses activités qui peuvent se résumer à l’activité prototypique de « commander autant de… que de… » peuvent alors être mises en place. Des situations naturellement vécues en classe dans tous les domaines d’apprentissage, plus familières, constituent autant d’occasions importantes d’exercer ces activités langagières et mathématiques.

 

Vigilance lexicale : il est important de bien distinguer les objets réels et leurs représentations. On favorisera des expressions comme « image de lapin », « photo de lapin », réservant le mot « lapin » pour l’animal lui-même.

 

Cette tâche peut être réussie par l’élève en transportant la pochette et en allant chercher autant de billes par association un à un des billes et des objets de la pochette. L’élève peut aussi mobiliser d’autres outils, comme une collection intermédiaire qu’il pourrait se constituer (des cailloux, des doigts, etc.). Ces réussites, fruits de procédures non-numériques, prouvent que l’élève a compris la consigne et maîtrise le sens de « autant ».

 

L’enseignant impose alors aux élèves (de manière différenciée) de n’utiliser aucune collection de référence, de ne plus dessiner, de garder ses mains dans le dos, etc. et de n’utiliser que la parole pour passer sa commande.

 

Les enfants qui utiliseront les noms de nombre comme « deux, trois, etc. » seront félicités, mais l’enseignant leur dira alors de résoudre un problème plus difficile pour eux, de ne pas utiliser les mots « deux, trois, et les suivants dans la suite des noms de nombres ».

 

C’est à ce moment qu’intervient la séparation entre les mathématiques qui se fréquentent et celles qui se construisent systématiquement et de manière cohérente à l’école. Cette délimitation peut émerger d’un travail dans un univers fictionnel qui pourra de plus développer des émotions positives, motrices des apprentissages. Dans un tel cadre fictionnel, le récepteur de la commande peut en effet ne pas comprendre que les deux mots « un » et « et ».

Les élèves sont alors contraints d’utiliser des désignations comme « un », « un et un » ou « un et encore un », « un et un et un », etc. Ils construisent ce faisant des désignations des nombres et en filigrane celle de nombre.

 

Toutes ces désignations sont inscrites sur les cartons (le premier porte l’étiquette « un », le dernier, l’étiquette « un et un et un et un et un et un et un et un et un ». Les élèves disposent maintenant d’un nouvel outil pour passer leurs commandes, soit par écrit, soit oralement. L’écriture « 1 » sera introduite et les cartons comporteront le double étiquetage de type « un et un » et « 1 et 1 ».

 

Ainsi est construite l’itération de l’unité.

 

Les exigences accrues de l’enseignant qui impose aux élèves (toujours de manière différenciée) de piocher leur collection dans des cartons comportant des collections de plus en plus grandes et de ne passer les commandes qu’oralement conduiront les élèves à des échecs. L’origine de ces échecs est analysée collectivement. Elle provient essentiellement de la difficulté à communiquer avec de telles désignations. Ce problème sera alors résolu collectivement par l’adoption d’un nouveau mot (souvent proposé par les élèves), le mot « deux », mot qui peut aussi être introduit par la fiction, ainsi que la désignation chiffrée « 2 ».

 

Un nouvel étiquetage des cartons, comportant des désignations plus courtes et donc plus utilisables sera alors réalisé (par groupes ou collectivement). Les étiquettes seront alors « un », « un et un » ou « deux », « deux et un », « deux et deux », « deux et deux et un », « deux et deux et deux », etc. jusqu’à « deux et deux et deux et deux et un ». Ainsi, une commande massivement échouée comme celle mobilisant « un et un et un et un et un et un objets » sera maintenant davantage réussie car sa formulation plus courte « deux et deux et deux objets » sera plus facile à retenir. Le travail se poursuit ainsi pas à pas pour introduire des étiquetages ne mobilisant que les signes « un », « et », « deux » et « trois », et ainsi de suite, rendant les problèmes de commande de plus en plus facile à résoudre, jusqu’à la phase finale où les étiquettes seront les noms de nombres usuels et les chiffres usuels.

 

Une telle approche, outre qu’elle donne sens aux noms de nombres, entraine les élèves à décomposer et recomposer additivement les nombres et ce, dès les premiers nombres.

 

De tels étiquetages conduisent les élèves à pratiquer le comptage-dénombrement dont la maîtrise constitue un atout majeur pour la suite des apprentissages.

 

Ainsi est donné sens à la suite des noms de nombres et au comptage-dénombrement.

 

Il est dès lors possible d’exprimer les comparaisons de manière plus précise par exemple : « Zoé a trois pommes de moins que Pol », qui doit être autant de fois reformulée en « Pol a trois pommes de plus que Zoé » et réciproquement ou « Il y a trois lapins de plus que de poules » qui doit être reformulée quasi-simultanément en « Il y a trois poules de moins que de lapins. » Les différentes situations sont adaptées à chacun des élèves. Les élèves, encouragés par l’enseignant, approchent progressivement ces formulations et reformulations.

 

Les élèves peuvent maintenant comparer des collections en mentionnant la différence entre leurs nombres d’éléments : « Corentin a 2 crayons de moins qu’Amir. » Les expression « X … de plus que… » et « X… de moins que… » viennent compléter et préciser les expressions « plus que » et « moins que ».

 

Parler du nombre aux élèves, avec les élèves

Le concept de nombre entier naturel ne peut pas être défini aux élèves. En parler nécessite de la prudence afin qu’ils ne confondent pas nombre et désignation de nombre (« 3 » ou « trois » et le nombre ainsi désigné).

 

L’enseignant pourra par exemple dire que toutes les pochettes d’un même carton ont le même nombre d’éléments. Il peut dire « Cette pochette contient 3 marrons. » ou « Le nombre de marrons de cette pochette est appelé « trois ». Il est aussi appelé « deux et un » ou encore « un et deux ». Il s’écrit en chiffres « 3 » ou « 2 et 1 » ou « 1 et 2 ». L’enseignant peut aussi dire aux enfants qu’il n’a jamais vu de nombre, qu’eux aussi n’ont verrons jamais mais qu’ils pourront en parler.

 

Ainsi serons fréquemment posées des questions comme : « Quel est le nombre de crayons ? » La réponse attendue n’est pas « Il y a sept crayons », mais, « Le nombre de crayons est sept ».

 

La relation d’ordre dans les entiers naturels sera abordée en relation avec à la fois la suite des noms de nombres et les cartons. La frise numérique, qui sert à représenter cette relation d’ordre entre les nombres, sera alors présentée aux élèves. Elle peut servir à résoudre de nombreux problèmes, mais ne représente pas la cardinalité.

 

Comparer les nombres

Il est désormais possible de comparer les nombres et d’approcher des expressions comme « est plus grand que », « est plus petit que ». Les reformulations symétriques correspondant à une même comparaison seront encouragées.

 

Note : Des abus de langage, conforment à l’usage sont inévitables compte tenu du prix à payer pour les éviter, mais il est important, tout au long des apprentissages du cycle 1, de rappeler que personne n’a jamais vu de nombre, que l’on travaille avec des « noms de nombres » ou avec des « écritures chiffrées des nombres », qu’un même nombre peut avoir plusieurs écritures chiffrées différentes.

 

Empan numérique à maitriser à la fin du cycle 1

Le premier nombre entier naturel (appelé zéro) sera introduit en réponse à des problèmes dans lesquels est procédé à un retrait total. Les élèves, en fin de cycle 1 devront être capables de mobiliser spontanément les nombres de celui désigné par « zéro » à celui désigné par « neuf », de composer et de décomposer ces nombres.

 

Les désignations chiffrées des nombres supérieurs ou égaux au nombre appelé « dix » ne seront pas utilisées ni travaillées en classe. L’écriture 10 sera avantageusement remplacée par une désignation comme « 9 et 1 » ou bien d’autres, montrant la puissance des décompositions.

 

Conclusion

 

Les projets de programmes insistent à juste titre sur les décompositions (et recompositions) additives des nombres : « La maîtrise de la décomposition des nombres est une condition nécessaire à la construction du nombre. » [4.1.1]. Ils restent pourtant cantonnés au primat de la suite des noms de nombres, outil prévalent pour dénombrer, selon la procédure si dangereuse du comptage-numérotage.

 

Il est pourtant possible d’inverser le processus d’enseignement du nombre et de ses désignations en donnant, comme je viens de le montrer, la primauté à la décomposition (associée à la recomposition). La suite des noms de nombres se construit alors en prenant sens, le comptage-dénombrement étant à l’honneur.

 

D’autres propositions plus riches les unes que les autres pourraient être mises en partage et conduire à des nouveaux programmes de cycle 1 réellement pensés, réfléchis, testés, évalués…

 

Certes, le projet de programme du cycle 1 dans son état actuel est fort heureusement en très net recul par rapport aux attentes du CSP, mais, concernant les mathématiques, il réintègre des pratiques pédagogiques passéistes et pédagogiquement délétères.  Il est peut-être encore temps d’éviter la catastrophe du grand bricolage.

 

Quand on est en marche, il est préférable de regarder devant plutôt que de regarder loin en arrière…

 

Serge Petit

Professeur de mathématiques honoraire de l’IUFM d’Alsace, Université de Strasbourg

 

Article du 12 mai

 

 

 

Par fjarraud , le jeudi 20 mai 2021.

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