Bruno Devauchelle : Numérique : Quand un rapport chasse l'autre... 

Après une première présentation faite hier dans le Café Pédagogique, nous revenons dans ce texte sur l'analyse de quelques points de ce rapport qui, en lien avec celui du sénat, mettent en lumière les interrogations actuelles du monde politique à l'égard du numérique. L'impression générale qui émane de ces propos est celle d'une insaisissable question : comment piloter l'école alors qu'une mutation culturelle majeure est en train de se produire (et c'est loin d'être terminé, bien sûr) ? L'école est-elle encore le lieu de la construction culturelle émancipatrice du citoyen ou doit-elle être celle de la mise en place d'une sorte de "sur-moi" numérique dans la tête de chacun de nos enfants ? Pour le dire autrement, comment contrôler cette évolution culturelle ?

 

Des préconisations opérationnelles

 

Bruno Studer , député, présente le rapport de la "Mission d’information sur l’école dans la société du numérique" en ce mois d'octobre 2018, à la suite de Mme Catherine Morin-Desailly, sénatrice, en juin 2018, qui avait-elle publié "le rapport d'information fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication (1) sur la formation à l’heure du numérique". Nous disposons ainsi de trois documents sur le numérique à l'école si on ajoute à ces deux rapports, le propos du ministre lors de Ludovia au mois d'aout et publié ensuite sur le site Internet. Un rapport, pas plus qu'une hirondelle ne fait le printemps, ne pose les fondations d'une action ministérielle effective. C'est pourquoi nos propos ne peuvent être perçus autrement que comme une incitation à une réflexion critique s'appuyant sur une lecture du rapport Studer et sur sa mise en perspective avec les deux autres documents. Nous pourrons ensuite examiner sur le terrain l'effectivité de ces actions à l'instar des autres rapports qui ne manqueront pas d'émaner des structures en charge de l'évaluation que ce soit dans une dimension scolaire (IGEN, IGAEN, DEPP) ou dans une dimension économique (CDC).

 

Le rapport Studer, à la différence de celui de Morin-Desailly, ne situe pas la problématique du numérique dans la société et des questions qu'il pose à la formation en général. Madame Morin-Desailly a abordé le questionnement à la manière de Condorcet : situer l'enjeu de société avant d'aborder la mise en action. Le rapport Studer, lui, propose directement deux parties qui entérinent l'évidence du numérique scolaire : la première concerne l'action en direction des élèves : "la compétence numérique à l’école : donner à nos enfants les clefs de leur vie numérique" la deuxième concerne l'action des pouvoirs publics "le déploiement du numérique a l’école : organiser l’action publique". Les préconisations de ce rapport (25) sont pour la plupart très opérationnelles et davantage centrées sur l'institution scolaire que sur le ministère et les collectivités. L'enjeu prioritaire est l'Education aux Médias et à l'Information puisqu'il est à la base des 6 premières propositions. Les professeurs documentalistes s'y retrouveront en partie dans la proposition n°3, même si cette proposition fixe la pédagogie de projet comme cadre de l'action, ce qui va à l'encontre de la création d'une spécificité disciplinaire d'enseignement de type "information communication" comme certains le proposent depuis plusieurs années. Les tenants du code à l'école et de l'enseignement de l'informatique comme discipline scolaire s'y retrouveront d'autant plus que la proposition d'un CAPES et d'une agrégation est posée explicitement tout comme Mme Morin-Desailly l'avait fait auparavant. Cependant il semble que le ministre soit peu enclin à aller immédiatement jusque-là au risque d'ouvrir une boîte de Pandore qui aurait comme conséquence de sanctuariser l'informatique à l'école et d'engager une évolution de personnels couteuse, ce d'autant plus que les candidats à ces concours pourraient ne pas être aussi nombreux qu'on le pense.

 

Méfions-nous de ce que nous ne contrôlons pas..

 

La montée en puissance de l'enseignement de l'informatique au côté de l'EMI consacre une angoisse plus générale des politiques (qui sont aussi parfois des enseignants, comme Monsieur Studer, entre autres). Loi sur les fake-news, gestion des médias (cf. la commission d'étude sur la déontologie journalistique, qui ne devrait pas ignorer la question de la manipulation des journalistes par les politiques et autres), mais aussi domination des GAFAM sur le marché de l'information communication et généralisation des équipements personnels des jeunes et de leurs familles, autant de signes de cette angoisse face à un phénomène social qui échappe au contrôle des adultes, des décideurs. Cela fait bien sûr écho à la loi sur l'utilisation des appareils mobiles connectés à l'école suivie de la circulaire de renforcement rappelant que c'est l'interdiction qui prévaut. Cette angoisse ressemble étrangement à celle des années 1980, portée déjà à cette époque par les spécialistes du secteur de l'informatique et des entreprises associées. A l'instar de l'INRIA qui est très impliquée dans ce domaine, le rapport fait aussi la part belle au code et à son enseignement. Les deux axes de travail sont-ils opposés ou complémentaires ? On peut s'interroger à la lecture de ce rapport.

 

Parmi les questions posées au système scolaire, il en est une qui fait problème : la question des ressources mises à disposition, mais aussi de leurs usages par les enseignants. Myriae, Eduthèque, mais aussi Viaéduc (dont plus personne ne parle), le vieux rêve d'une porte unique d'entrée pour l'accès aux ressources pilotée par le ministère est mis à mal. Les deux propositions 24 et 25 concernant Youtube ne peuvent qu'étonner dans ce contexte. Pour rappel, les auditions de la commission (accessibles en ligne sur le site de l'assemblée nationale), avaient mis en évidence des redondances et des concurrences entre différents opérateurs (CANOPE, DNE, Académies, collectivités). Or le problème de l'accès aux ressources est d'abord un problème d'enseignant et donc de sensibilisation culturelle, et à défaut de formation avant d'être une question de portail et de certification des ressources. L'obsession de la certification des ressources par le ministère (cf. la proposition 25) est ancienne et relève d'une ambivalence comportementale des enseignants : ma liberté pédagogique concerne aussi le choix des ressources, mais dans le même temps j'attends qu'on me flèche les bonnes ressources et qu'on me les garantisse même. La Commission entérine cette interrogation en tentant de rappeler l'importance d'un contrôle en amont. On le sent bien, c'est dans l'air du temps, méfions-nous de ce qui vient de l'extérieur et que nous ne contrôlons pas...

 

Pas de réponse aux questionnements émergeants

 

Outre cette partie consacrée plus directement au travail scolaire et son environnement, une autre partie concerne le pilotage du ministère, de l'état et des collectivités. Pour ces dernières, la proposition n° 12 : "publier un « Guide du numérique à l’école » à l’intention des maires des petites communes et des présidents des intercommunalités, recommandant une mutualisation des moyens au niveau de l’intercommunalité pour les plus petites communes, et l’acquisition d’une mallette numérique par école." est révélatrice d'une analyse assez répandue et confirmée par nos observations : nombre de décideurs n'ont pas les connaissances et les compétences suffisantes dans le domaine du numérique éducatif pour prendre des décisions pertinentes. Dès lors deux solutions : encadrer ou former. Un guide, voire un Vademecum est un moyen intermédiaire qui permet d'éviter de se fâcher en utilisant simplement l'idée de préconisation, d'aide à la décision. Cette même analyse est faite pour les personnels du ministère et aussi la cohérence de leurs actions (proposition 17 à 22 en particulier).

 

La proposition 18 : "favoriser l’ouverture de tiers lieux et de tiers temps à destination des enseignants, afin que ces derniers puissent mener des démarches de projet, de co-réflexion et de co-construction concernant l’utilisation pédagogique des outils numériques." et la proposition n° 19 : "généraliser les maisons universitaires de l’éducation, réunissant les ESPE et une antenne de Canopé dans un même lieu, voire les services du DASEN." ainsi que la relance des projets eFran (n°9) et l'idée de "créer un concours national de l’innovation numérique pour les ressources produites par les enseignants." (n°23) témoignent d'une évolution en cours qu'il faudrait continuer : rapprochement des acteurs, dynamisation des équipes, implication de la recherche, etc. Tout cela révèle aussi la difficulté à faire bouger les lignes au-delà des cercles habituels.

 

Au final, ce rapport Studer s'inscrit bien dans la continuité de celui de Mme Morin-Desailly. Mais dans ce précédent rapport c'est dans une approche plus globale que la question est posée : quelle société se construit ? D'ailleurs le peu de références du rapport Studer à la place des parents ou du hors scolaire et du monde professionnel et industriel peut inquiéter. Une nouvelle fois les acquis des lycées technologiques et professionnels dans leur manière d'aborder les questions de l'informatisation et du numérique sont largement négligés et d'ailleurs le rapport ne les concerne pas (ou très peu). Or si une éducation à la culture numérique (englobant toutes les dimensions) est nécessaire, elle doit aussi concerner les jeunes de ces établissements ainsi que des CFA, du monde de l'enseignement agricole, etc. Au final ce rapport n'apportera pas réellement les bases d'une vision plus globale de la formation du citoyen de demain. Certes il entérine la domination actuelle de deux axes : l'enseignement de l'informatique et l'EMI. Mais sur le fond il n'apporte pas réellement de réponse aux questionnements qui sont actuellement en train d'émerger autour de la transformation culturelle de la société. Le pragmatisme de ses auteurs et probablement à la base de la forme du rapport final, renforcé en cela par les propos tenus par les personnes interrogées dont peu ont évoqué le problème en des termes autres que fonctionnels (cf. les auditions de la DNE, de la DGESCO ou encore de CANOPE et même des entreprises du secteur).

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le vendredi 12 octobre 2018.

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