Pierre Ferry : Débarrassons-nous des totems technocratiques 

"Le totem technocratique, que constitue la "dotation globale", cache la "vérité des prix". Pierre Ferry, un cadre de l'éducation nationale qui veut rester anonyme, défend l'idée de la "vérité des coûts". Faut-il remplacer la DGH par une évaluation en euro de l'investissement humain dans les établissements ?

 

 Le système étatique français, et particulièrement le système éducatif, est pollué par des instruments et une terminologie qui a des conséquences perverses sur son fonctionnement. Nous en distinguons, pour l'Education nationale, trois: la carte scolaire, le zonage prioritaire et les dotations en "heures postes". Nous les appellerons des "totems" technocratiques.

 

Pour Claude Lévi-Strauss, le totémisme est une unité artificielle, qui, dans une logique de classification, construit un système de différences entre la pensée artificielle et la réalité naturelle.  L'anthropologue y voyait une illusion des ethnologues du XIXème siècle.  Cette logique du totémisme (1) a imprégné tout notre système éducatif au point que les personnels, les usagers, les citoyens et même les experts ne voient plus l'Education nationale qu'à travers  ces objets que l'on ne questionne plus depuis longtemps alors qu'ils déterminent en profondeur le fonctionnement de notre système éducatif.

 

Concentrons-nous ici sur l'expression "dotation horaire globale" appelée aussi "DGH", terme technocratique devenu si courant qu'on le banalise sans en comprendre toutes les implications. Chaque établissement du secondaire "reçoit" chaque année, au mois de février, un chiffre qui va déterminer l'année scolaire suivante: la fameuse DGH. Ce chiffre est scruté à la loupe, comparé à celui de l'année précédente et à ceux des établissements voisins. S'il est considéré comme trop faible, il est à l'origine d'une bataille pour "avoir davantage de moyens".

 

D'où vient ce chiffre? Le ministère de l'Education nationale se voit attribué, chaque fin d'année civile, un certain nombre de postes pour la rentrée suivante. Ces postes sont répartis entre les recteurs qui reçoivent des "enveloppes". Ces enveloppes sont ensuite redistribuées par établissement sous la forme d'un total cumulé d'"heures postes". Un professeur certifié correspond ainsi à 18 heures, soit le service hebdomadaire qu'il doit à son établissement. Le calcul, permettant d'obtenir ce chiffre, tient compte à la fois du nombre d'élèves, de la catégorisation de l'établissement et des options dont il dispose. Ce mode de calcul semble juste et précis, alors qu'en réalité, son apparente simplicité cache bien des perversités.

 

Ainsi, à nombre d'élèves égal, un collège en éducation prioritaire reçoit 50% de DGH supplémentaire. Cela semble juste. On sait pourtant aujourd'hui que bien souvent, c'est le collège le moins doté et le plus favorisé qui reçoit en réalité  le plus de moyens. Ce paradoxe s'explique parce que la DGH additionne des heures brutes. Elle ne tient pas compte de la "qualité" des personnels auxquels on attribue ces heures. Même davantage dotés, les établissements accueillant le public le plus défavorisé, concentrent des enseignants contractuels ou débutants, donc moins coûteux et moins expérimentés.

 

Ce système, basé sur les heures hebdomadaires de travail des enseignants, focalise les communautés scolaires sur le "quantitatif" et ne leur permet pas de s'interroger sur le qualitatif, c'est à dire sur la manière précise dont ils vont utiliser les moyens qui leur sont alloués pour faire réussir leurs élèves. Il est tourné vers la charge de travail de l'enseignant et non vers la réussite des élèves. Très souvent, les seules modalités de travail, que l'on examine, sont celle de la taille de la classe ou du demi-groupe. Or, cette focalisation, qui vire parfois à l'obsession, ne permet pas d'envisager d'autres modalités plus innovantes, qui seraient réfléchis autour de l'efficacité collective des équipes envers leurs élèves.

 

On en voudra pour exemple les discussions en conseil d'administration autour de cette "DGH" qui se concentrent, encore trop souvent, autour de la taille de cette dotation et non autour de la manière dont on la répartit. Les conseils d'administrations se prononcent alors sur cette question de l'"insuffisante DGH" qui ne relève pas de leur compétence, oubliant leurs propres prérogatives qui sont celles dont la répartition. Cette focalisation par capillarité, remonte dans l'administration de l'Education nationale qui, dans les rectorats, et auprès des organisations syndicales, se concentre sur ces logiques de moyens et ne s'intéresse guère au climat des établissements et aux moyens d'améliorer qualitativement leur réussite.

 

Il est intéressant de noter que les conseils d'administration des collèges et lycées publics votent un budget très éloigné du coût réel de l'établissement dont ils sont censés garantir l'autonomie. Ainsi, un collège répartit un budget annuel de 100 000 euros environ, ce qui correspond à son chauffage, son électricité et une partie de son matériel pédagogique. Ces sommes sont très inférieures au coût annuel d'un établissement, dont l'essentiel est composé de sa masse salariale, cachée pudiquement derrière la DGH, qui se situe plutôt entre 1 et 2 millions d'euros. Le totem technocratique, que constitue la "dotation globale", cache la "vérité des prix", c'est à dire le coût réel du travail enseignant, qui apparaît désincarné. Il y a d'ailleurs une pudeur, au sein de l'Education nationale,  à parler d'argent, alors que manifestement, la réussite de chaque élève a un prix, c'est à dire un coût.

 

Cette pudeur permet d'éviter de se poser des questions sur l'efficacité du travail pédagogique, d'en interroger la pertinence. Notre administration installe les personnes dans des cases: les classes dans des salles, les professeurs dans des postes, sans trop se préoccuper de ce qui se passe à l'intérieur de ces cases.

 

Pour sortir de cette illusion du totem technocratique que constituent les dotations globales et les "heures postes", nous ne préconisons, pas de les supprimer, car cela serait impossible, tant le système est imprégné et déterminé par cette logique pudique du système de dotation. Nous préférons la méthode du double affichage: mettre, à côté de chaque chiffre global de dotation, de manière systématique et obligatoire, son coût réel pour la Nation. Un recteur, ou un chef d'établissement, reçoit un certain nombre de postes et d'heures mais il reçoit aussi et surtout, une partie du budget que la Nation lui alloue, c'est à dire de l'argent. Les usagers, les personnels et les citoyens doivent savoir à quoi correspond financièrement cet argent.

 

Il ne s'agit pas d'une mesure "de droite" inventée pour "marchandiser" l'école comme on pourra nous le reprocher mais, en réalité, d'une mesure réellement de gauche. On sait maintenant que l'Education nationale donne moins à ceux qui en ont le plus besoin. L'Education prioritaire n'est pas aussi coûteuse que le volontarisme de cette politique pouvait nous permettre d'espérer. En rajoutant une colonne en euros à chacun de nos tableaux Excel des moyens, alloués aux établissements, on rajoute un élément de compréhension pour que la Nation, ses dirigeants, les cadres de l'Education nationale et les communautés scolaires puissent prendre les bonnes décisions. Cela n'a rien à voir avec le capitalisme mais avec une réalité qu'on préfère oublier: la lutte pour l'égalité des chances a un coût; l'interroger, c'est promouvoir la réussite pour tous et non vouloir l'enterrer.

 

Pierre Ferry

 

Sous ce pseudonyme, un cadre de l'Education nationale travaillant dans un rectorat

 

(1) Le totémisme aujourd'hui 1962, Claude Lévi-Strauss. La notion de totem travaillée par les anthropologues -de James George Frazer à Phillippe Descola- est stimulante pour notre sujet. L'Education nationale a constitué sa propre culture et se réfère à des grands symboles qui ne sont jamais interrogés car ils sont considérés comme des évidences. Quand on se rend à l'étranger, on perçoit, dans les autres systèmes éducatifs, que ces fondamentaux de notre Education nationale n'ont pas forcément d'existence. Dotation globale horaire, carte scolaire et éducation prioritaire sont des notions inconnues dans les autres pays européens.

 

Sur cette question, voir ce débat au Sénat en 2011

Sur l'affectation des moyens au primaire

 

 

Par fjarraud , le vendredi 07 avril 2017.

Commentaires

  • stephan, le 08/04/2017 à 10:28
    Merci à M.FERRY(pas Jules, ni Luc, mais Pierre) pour cet exposé clair. C'est siintéressant que j'oserais lui demander un petit supplément: aurait-il un exemple concret de comparaison chiffrée (établissement de centre ville VS établissement en REP, par ex. )? On pourrait avoir un ordre de grandeur de ces écarts de coûts, que pour ma part j'ai du mal à estimer. Merci

  • thais8026, le 07/04/2017 à 13:34
    Comme d'habitude on focalise sur le totem du coût des enseignants mais celui de l'administration?
    Car il ne faut pas oublier que le coût d'un élève est l'un des plus élevé de l'OCDE par contre pour le rapport salaire prof par élève c'est l'inverse.
    Donc si on veut parler d'efficacité du système que l'on commence par les endroits où le coût est disproportionné afin de répartir les moyens autrement. Car il y a une corrélation entre la réussite des élèves et le salaire des enseignants.
  • Gauthier Guillemin, le 07/04/2017 à 09:21
    Très bien expliqué. Ceci dit, pour un collège tout simple, les discussions autour de cette fameuse DHG se sont bien calmées avec la réforme (je ne sais pas si je dois dire grâce à ou à cause de)  : 26 heures par classe, point barre. Et en effet, ce sont aussi bien des heures de certifié ou d'agrégé - je ne dis pas que c'est un gage de qualité. Ce sont aussi bien les heures d'un stagiaire que d'un enseignant ayant plus d'ancienneté - ce n'est pas le même investissement pour les collègues qui les entourent. Ce ne sont pas des heures en fait, mais des unités de présence devant élèves, que ce présentiel soit actif, passif, bon ou mauvais. 
    Paradoxalement, la rémunération d'une heure d'enseignement ne rend absolument pas compte de son efficacité mais juste de l'ancienneté de celui qui la prodigue. Un collège qui serait plein de vieux agrégés remplirait à ras-bord la colonne excel des coûts, sans gage de qualité. Ciel ! j'allais ouvrir le débat sur l'évaluation des enseignants.
    • Michel MATEAU, le 07/04/2017 à 10:21

      Manquerait plus que ça……!

  • Gauthier Guillemin, le 07/04/2017 à 09:06
    Très bien expliqué. Ceci dit, pour un collège tout simple, les discussions autour de cette fameuse DHG se sont bien calmées avec la réforme (je ne sais pas si je dois dire grâce à ou à cause de)  : 26 heures par classe, point barre. Et en effet, ce sont aussi bien des heures de certifié ou d'agrégé - je ne dis pas que c'est un gage de qualité. Ce sont aussi bien les heures d'un stagiaire que d'un enseignant ayant plus d'ancienneté - ce n'est pas le même investissement pour les collègues qui les entourent. Ce ne sont pas des heures en fait, mais des unités de présence devant élèves, que ce présentiel soit actif, passif, bon ou mauvais. 
    Paradoxalement, la rémunération d'une heure d'enseignement ne rend absolument pas compte de son efficacité mais juste de l'ancienneté de celui qui la prodigue. Un collège qui serait plein de vieux agrégés remplirait à ras-bord la colonne excel des coûts, sans gage de qualité. Ciel ! j'allais ouvrir le débat sur l'évaluation des enseignants.
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