Philippe Meirieu : Former les enseignants en établissement : Un impératif 

Les 26 et 27 mars se tenait à l’Institut Français de l’Éducation (IFÉ), dans le cadre de la chaire UNESCO « Former les enseignants au XXIème siècle » animée par Luc Ria, un séminaire sur le thème « Former les enseignants dans les établissements scolaires : vers une nouvelle aire de professionnalisation ? » (1). Conférences, ateliers et témoignages ont permis, à cette occasion, de mesurer les enjeux de cette problématique mais aussi la nécessité d’avancer tant dans la réflexion sur les modalités actuellement en vigueur que sur les exigences permettant de développer cette pratique de manière rigoureuse et sur la durée. En effet, la formation au sein des établissements permet de développer les synergies entre formation initiale et formation continue, contribue aux échanges entre les différentes générations et les différentes disciplines, mobilise de façon originale des outils comme la vidéoformation et – le séminaire l’a largement montré – favorise les dynamiques de travail en équipe et la cohésion pédagogique de l’établissement. Autant d’atouts qui en font un précieux « levier de changement » et qui – de l’avis de l’immense majorité des participants – impose de donner à ces pratiques un statut institutionnel et des moyens qui font largement défaut actuellement.

 

De groupes improvisés au changing lab

 

La conférence introductive de Patrick Mayen, qui travaille dans le courant de la « didactique professionnelle », a posé le cadre théorique pertinent pour penser les pratiques de formation en établissement. Il s’agit, en effet, de créer des « situations à potentiel d’apprentissage professionnel ». Or, ces situations n’émergent pas spontanément et systématiquement. Elles requièrent des conditions qui permettent précisément d’ « apprendre au travail et du travail » : implication des personnes dans des tâches complexes qui font émerger des problèmes, « parenthèse intellective » qui suspend les exigences de la « production » pour prendre le temps de la réflexion, interaction constructive avec les pairs, articulation des situations dans la durée, construction de nouvelles pratiques et habitudes professionnelles pérennes, etc. Rien de très différent, en réalité, des exigences que nous devons avoir quand nous engageons, avec nos élèves, un travail de groupe dans le cadre d’une « pédagogie du projet » ou encore de ce qui devrait structurer les situations d’alternance dans toute formation professionnelle.

 

Mais rien d’évident non plus ! Et Luc Ria a bien montré la nécessité de passer de « groupes informels » ou de situations improvisées au gré des circonstances (accueil de stagiaires, dysfonctionnements flagrants, etc.) à de véritables changing lab : des laboratoires permanents et accompagnés, permettant de reconfigurer lucidement nos pratiques selon une démarche articulant, de manière circulaire, l’observation croisée, l’explicitation des objectifs, l’évaluation distanciée et la recherche conjointe des solutions… Et c’est bien tout cela qui a été travaillé pendant ces deux journées, avec de beaux exemples et des réussites exemplaires. Mais avec, aussi, l’espoir de pouvoir développer ces pratiques autrement que dans quelques interstices au sein d’emplois du temps complètement verrouillés par ailleurs, avec la demande d’une véritable reconnaissance institutionnelle généralisée, avec le souhait de la collaboration de chercheurs, « amis critiques », solidaires et exigeants à la fois.

 

L'atout de la formation en établissement

 

Il faut se réjouir de ce qui se profile ainsi car l’établissement – on l’a très bien vu à travers les témoignages apportés – peut devenir une véritable « aire de professionnalisation » et favoriser l’accès à cette posture de « praticien réflexif » que chacun appelle de ses vœux, mais qu’on ne sait guère encore comment construire dans les cadres traditionnels de la formation initiale et continue. Il faut s’en réjouir car nous savons, en particulier depuis les travaux de Michaël Huberman, que les interactions entre enseignants sont absolument décisives dans la construction des parcours de professionnalisation. Ce dernier n’hésitait, d’ailleurs pas à dire – avec un goût certain pour la provocation mais aussi un sens aigu de l’observation – qu’un échange professionnel dans un couloir entre deux professeurs sur un problème rencontré en classe pouvait avoir plus d’impact sur leurs pratiques pédagogiques que bien des stages de formation continue… mais pouvait aussi potentialiser formidablement les acquis de ces stages !

 

À ce titre, la formation en établissement a, de toute évidence, un atout considérable : elle associe, en effet, les interactions directes sur les pratiques et la prise de distance nécessaire, l’explicitation des problèmes en situation et la « parenthèse intellective » qui permet de les surmonter. Mais, plus encore, et comme l’ont bien montré les ateliers animés par le Groupe Français d’Éducation Nouvelle (GFEN), elle permet de mettre en œuvre le principe d’isomorphisme si fondamental et encore trop souvent oublié : on sait, en effet, depuis des travaux effectués dans les années 1960 et largement confirmés depuis, que « les enseignants ne font jamais avec leurs élèves ce qu’on leur a dit de faire, mais ce que l’on a fait avec eux »… et qu’il ne sert à rien de faire des leçons pour expliquer qu’il n’en faut point faire ! Cela suppose de passer, quand on veut former des professionnels, d’une logique de l’enseignement (qui reste la matrice de l’université) à une logique de la formation qui articule lucidement différents moments pédagogiques avec le souci de l’appropriation des connaissances, mais aussi de leur « unification » et de leur transfert dans des situations nouvelles.

 

Solliciter la mémoire pédagogique des équipes

 

Or, on voit bien que l’établissement peut justement, être le lieu privilégié de cette démarche, tant par l’inter-observation réflexive que par la collaboration entre pairs, entre générations comme entre enseignants de différentes disciplines. Le travail avec la vidéo, encadré, bien sûr, par des principes éthiques assumés collectivement, comme la construction collective de projet ou de séquences d’apprentissage sont, en effet, des moyens privilégiés pour « se former » à « former les élèves ». Ils permettent, in situ, d’éprouver ce qu’est apprendre et de se recentrer sur ce qui fait le cœur du métier. Ils permettent d’entrer dans une véritable « démarche pédagogique » – au sens épistémologique du terme –, c’est à dire une démarche qui, sans bouder les éclairages essentiels des sciences humaines, prend le risque d’inventer des pratiques et de les mettre à l’épreuve. Car, en pédagogie, en effet, les solutions ne se trouvent jamais dans la seule analyse des problèmes, elles requièrent une inventivité nourrie, tout à la fois, par le travail et la « mémoire pédagogique » des équipes comme des personnes.

 

Cela n’exclut pas, bien sûr, la collaboration avec des chercheurs, des inspecteurs ou des formateurs… tout au contraire. Mais cela nous permet de comprendre à quelle condition cette collaboration peut être acceptée et constructive. L’expérience montre, en effet, que c’est moins là une affaire de statut que de posture. De qui, acceptons-nous volontiers la présence, les conseils, voire l’interpellation ? De celui ou celle qui est perçu comme suffisamment proche de nous pour comprendre ce que nous vivons et suffisamment différent de nous pour avoir quelque chose à nous apporter.

 

L'expert, un ex-pair ?

 

L’expert doit être un pair, ou, tout au moins, un ex-pair. Non pas un modèle à imiter, mais quelqu’un qui est « embarqué dans le même bateau » et, loin de toute position de jugement en surplomb, prend sa place dans le travail collectif. Il ne sert pas à grand chose d’avoir, dans une équipe, une personne qui se contente, de manière péremptoire, de nous expliquer pourquoi le bateau coule, il convient qu’au moins elle nous aide à écoper : nous n’en serons que plus réceptifs, ensuite, à ses analyses qui nous permettront, peut-être, d’éviter de nouveaux naufrages… Cette posture de « l’expert ex-pair », qui pratique, tout à la fois, la solidarité et la prise de distance, m’apparaît comme une condition sine qua non d’une bonne formation en établissement. C’est pourquoi elle mériterait d’être approfondie et travaillée plus systématiquement dans les formations de formateurs et de cadres éducatifs, comme il conviendrait qu’elle devienne un véritable objet de recherche pour les chercheurs eux-mêmes.

 

De plus, il m’apparaît qu’il faudrait reprendre et développer la notion, évoquée à plusieurs reprises lors du séminaire, d’ « établissement formateur ». Certes, on comprend bien comment l’établissement peut devenir « lieu de formation » et quels profits il peut en tirer, tant pour ses enseignants et cadres, les stagiaires qu’il accueille et le dynamisme pédagogique dont il est porteur. Mais peut-être faut-il aller plus loin encore et, quand on parle d’« établissement formateur », penser organisation de l’environnement matériel et humain, travail sur l’installation des espaces et la gestion du temps, association au projet éducatif des personnels d’administration et de service qui jouent, dans l’écosystème de l’établissement, un rôle tout à fait déterminant ? Il me semble que, malgré les difficultés liées aux différences de statuts et aux disponibilités respectives, nous pourrions tenter d’avancer sur ce chemin. Certains collèges le font déjà, mais le fait est trop rare, me semble-t-il, et insuffisamment soutenu par une institution qui connaît pourtant bien « l’effet établissement » et ne peut imaginer qu’il se réduit à la somme des actions des seuls enseignants et cadres éducatifs.

 

Une formation au "foyer mythologique" du métier

 

Enfin, dans la même perspective – et sans prétendre épuiser un sujet particulièrement riche – je suis convaincu que l’un des atouts majeurs de la formation en établissement est… la présence des élèves ! Non seulement parce que nous pouvons mettre en œuvre avec eux ce que nous avons élaboré en formation, non seulement parce que nous sommes ainsi en mesure de commencer à évaluer les effets de nos pratiques, mais parce qu’ils peuvent être utilement associés – comme l’ont bien montré les collègues du collège Elsa Triolet (Académie de Lyon) – à la réflexion pédagogique. Sans démagogie évidemment : pas question de les faire voter sur les programmes de mathématiques ! Sans naïveté : impossible de leur « donner la parole » sur ce qui se passe en classe sans avoir préparé cette prise parole avec eux… au risque de les voir déraper sous l’œil satisfait des spécialistes du « je vous l’avais bien dit » ! Mais en inscrivant leur participation dans des protocoles précis qui leur permettent de s’exhausser au-dessus de leur « ressenti » pour accéder, avec nous, à une posture critique et constructive à la fois. Au moment où l’on parle tant de la formation du citoyen, comme de la construction du « vivre ensemble », faire de chaque établissement un « établissement formateur », associant tous les personnels et les élèves, ce serait faire des établissements des « établissements de formation tout au long de la vie », et, mieux encore, des « établissements citoyens ».

 

Car, derrière la question de la formation en établissement et ses dimensions techniques, il y a bien la question des finalités de l’éducation, de la capacité de l’institution scolaire à lutter contre tous les cloisonnements et tous les ghettos, comme à résister contre la marchandisation systématique des savoirs et l’hégémonie de la machine publicitaire au service du caprice mondialisé. C’est là, dans ce projet politique – au plus beau sens du terme – que les enseignants trouveront les raisons et l’énergie pour se former ; c’est là que se situe le « foyer mythologique » du métier ; c’est là où nous pouvons puiser « le courage de tous les commencements », selon la belle formule de Vladimir Jankélévitch.

 

Philippe Meirieu

 

La chronique de Philippe Meirieu

 

Note :

(1) http://ife.ens-lyon.fr/ife/actualites/former-les-enseignants-dans-les-etablissements-scolaires-vers-une-nouvelle-aire-de-professionnalisation

 

 

Par fjarraud , le vendredi 03 avril 2015.

Commentaires

  • IdentRemo, le 04/04/2015 à 08:37
    C est aujourd'hui la journée internationale de l autisme, force est de constater l absence réelle de formation des personnels à ce trouble comme à d'autres troubles les .dys par exemple. Cette absence de formation continue et initiale touche de manière cruelle les familles et aussi les enseignants démunis dans ce qu' ils peuvent mettre en place. Cela touche en priorité le premier degré puisqu'il est le premier investi par ces espoirs de scolarisation adaptée.
    Les effets de percolation entre pairs ne peuvent se faire puisque la seule expertise des agents vient soit de vécu personnel soit de vécu professionnel limité à une ou quelques occurrences.
    Cette négligence n est pas forcément de fait dans d autres pays.
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