Augustin Mutuale : Conversation avant vacances sur l'éducation 

« Aujourd’hui le risque consiste plus à défendre l’école que les gens qui la fréquentent… »  Augustin Mutuale, docteur en philosophie et en sciences de l’éducation, enseigne à l’université Paris VIII et à l’Institut Supérieur de Pédagogie. Il est coauteur  de Conversations sur l'éducation (1). C’est précisément une conversation qu’il accepte d’avoir avec le Café Pédagogique sur la mission de l'école, le métier enseignant, la part de l'ennui…

 

Les enseignants terminent l’année scolaire. Selon vous, sur quels points doivent-ils porter prioritairement leur vigilance pour la rentrée prochaine ?

 

Je ne suis pas à l’aise avec cette question. Pourquoi ? Peut-être parce qu’elle suscite en moi une culpabilité qui m’est propre en tant qu’adulte ou bien encore en tant que parent ! Je ne sais pas si j’esquive la question en répondant par un cri du cœur concernant le respect du temps consacré aux vacances de l’enfant. L’école perd en effet sa fonction quand il y a trop d’école : l’école devient une corvée et fait perdre le désir à l’enfant. Trop d’école tue l’école en quelque sorte. Une formule dont j’ai conscience qu’elle est facile mais qui recèle une part importante de vérité à éclairer.

 

L’école représente seulement « un moment » de l’année mais pas tous les moments de l’enfant ; sinon, il y a phagocytage. Je me réfère par exemple au succès rencontré par les différentes sortes de stages organisés pendant les vacances scolaires et autres cours d’été dont les séjours linguistiques auxquels les parents soucieux de l’avenir de leurs enfants inscrivent ces derniers, etc. L’enseignant peut, dans la mesure du possible, se rendre vigilant de ce que les enfants vont faire de leur temps de repos pour ne pas les laisser s’enfermer dans les angoisses des adultes.  Cela pourrait signifier réfléchir avec les parents et les enfants sur la façon d’occuper ce temps des vacances en se construisant d’autres découvertes, en faisant des choses différentes ; bref, en profitant du temps des vacances pour d’autres loisirs que ceux liés à l’école.

 

La pensée des grands pédagogues  n’est-elle pas acquise aujourd’hui ?

 

À l’occasion d’une contribution sur Jean-Jacques Rousseau (2) , j’ai fait une lecture critique de l’Émile.  Il s’agissait de poser la question d’actualité relative aux « nouveaux enjeux traversés par les structures scolaires et les formations d’aujourd’hui ». Faut-il en effet se lancer dans une course effrénée pour trouver des réponses adaptées à une société devenue hyper qualifiante avec des savoirs changeants et des compétences morcelées dans un contexte mondial mouvant ? Ou bien, convient-il de résister au sein d’une école devenue incertaine dans sa promesse d’ascenseur social notamment pour les couches populaires ? Quel héritage culturel transmettre ? Les pédagogies nouvelles sont-elles légitimes pour répondre à ces questions ou bien faut-il faire le constat qu’elles sont dépassées ?

 

Je continue à penser qu’il est possible de trouver de quelle façon une relecture de l’Emile ou d’un autre classique de la pédagogie constitue une porte d’entrée féconde pour poser la question du sens des pédagogies nouvelles aujourd’hui. Relire, revisiter la pensée de certains  pédagogues à partir d’un aujourd’hui est un moyen pour l’enseignant d’être et de rester en questionnement sur sa pratique et de se remettre en question sur son moment de l’école.

 

Actuellement, force est de constater que beaucoup de discussions ont trait aux politiques éducatives…

 

 Oui ! Ainsi qu’à la relation entre la démocratisation et l’éducation, à l’égalité du système, à la didactique, etc.  Toutefois, il n’est pas possible d’éluder le fait que se pose, encore et toujours, la question du sens même de l’école pour ses acteurs, du moment éducatif, de la reconnaissance mutuelle en tant qu’acteur de l’éducation ou encore du travail de subjectivisation pour une humanisation dans une communauté cosmopolitique universelle comme l’écrirait Kant. Aujourd’hui le risque consiste plus à défendre l’école que les gens qui la fréquentent !  Nous sommes dans un modèle libéral qui pense plus l’école et sa rentabilité que les acteurs de l’école et le sens qui se met en scène.

 

La pensée est une question qui se cherche dans la réponse. Par exemple, aujourd’hui, avec les interrogations sur le développement et les enjeux pédagogiques des TICE, les débats sur la neutralité religieuse et le genre ainsi que des questions relatives au sens de l’école pour les acteurs qui y vivent. Nous affirmons que la pensée pédagogique est convoquée à élaborer de nouvelles réponses face aux enjeux actuels. En témoigne d’ailleurs l’engouement aux débats que connaît l’espace du café pédagogique.

 

Des études récentes montrent que nombre d’élèves s’ennuient en classe . Quelle analyse faites-vous de ce constat ?

 

J’avais lu avec grand intérêt, et commenté également, le numéro de la Revue internationale d’Education de Sèvres auquel se réfère essentiellement Mattea Battaglia (3) dans un article intitulé « L’école française a-t-elle tué le plaisir d’apprendre ? ». Je me suis aussi intéressé aux différentes études qui apportent une réponse positive à cette question. Dans un ouvrage réalisé en collaboration avec Gabriele Weigand  Les grandes figures de la pédagogie, nous avions signalé que déjà à leur époque Rabelais ou Montaigne pointaient la rupture entre l’enfant et l’enseignement dispensé. Toutefois, aller dans le sens d’une critique systématique de l’école d’aujourd’hui parce que celle-ci ne donnerait pas assez de place au ludique reviendrait au bout du compte à constituer deux binômes antagonistes : « plaisir et ludique » et « effort et ennui » comme l’article en question  risque de le faire alors que ce n’est peut-être pas le projet de son auteur. Mona Ozouf ouvre le numéro précité de la revue de Sèvres par un article provocateur en ce qu’il fait l’éloge de la fécondité résultant de l’ennui dans l’espace scolaire. Nous ne suivons pas totalement l’auteur dans son envolée délibérative mais relevons avec grand intérêt la place donnée à l’élucidation biographique de l’expérience scolaire dont le témoignage consacré à la joie d’apprendre dans une communauté scolaire.

 

Doit-on s’inquiéter de l’ennui ?

 

Pourquoi en effet s’inquiéter de ce que chacun chercherait à combler cet ennui par la consommation effrénée de produits, au sens large, prêts à être absorbés tels quels ? Ne doit-on pas aussi s’inquiéter de ce libéralisme qui veut aussi faire de l’école un produit comme  les autres avec, par exemple, les risques liés à l’usage de Wikipédia ou plus proches de nous et plus dangereux l’essor de phénomènes tels que les MOOC qui vont aller en se démocratisant dans les différents niveaux scolaires ?

 

Si l’école pense qu’elle doit intéresser les élèves en copiant ces approches commerciales des savoirs, le combat est alors déjà perdu d’avance. Jusqu’où l’enseignant est-il prêt à aller, et ce notamment en se déguisant pour devenir un publicitaire du produit « école » ? Au risque de la provocation, en agissant ainsi l’enseignant ne risque-t-il pas d’être pathétique, et ce sans vouloir être réducteur, en endossant un rôle d’animateur de club Med dans le cadre de la transmission des savoirs ?

 

Je pense qu’une résistance constructive doit venir de ce qui constitue la mission de l’enseignant et de ce que contient l’institution de l’école. Il ne s’agit pas d’en revenir aux fondamentaux d’un Jules Ferry présentés dans une version qui se limiterait au seul et célèbre  triptyque « lire compter écrire » qui, dans les faits, constituait plutôt une formule politicienne dans le contexte des enjeux politiciens de la bataille des écoles. Il s’agit de réinvestir ce qu’il n’est pas toujours aisé de vivre dans le moment de la classe à savoir la relation pédagogique dans le rapport au savoir. Oser penser la sollicitude pédagogique convoque à poser la question du « comment intéresser l’autre à ce à quoi je trouve de l’intérêt ? ».

 

L’école  ne ferait pas le lien entre l’étude et la vie ?

 

À ce égard, il est nécessaire d’affirmer qu’il est impératif de ne pas confondre l’« Escola » lieu de loisir d’humanisation avec tout autre lieu de loisir qui serait à la mode que ce soit dans les réseaux sociaux ou bien dans le cadre de tout autre programme télévisuel dédié aux loisirs.  Il s’agit ici de repenser la communauté scolaire composée de ses différents acteurs c’est-à-dire l’association scolaire avec ses différents partenaires en vue de la promotion d’expériences relationnelles d’humanisation par l’émulation et la solidarité, l’exigence et la bienveillance.

 

La communauté éducative se présente dans une transmission émancipatrice qui prend aussi bien en compte les objectifs, qui sont d’ordre social, que les finalités qui sont en lien avec la conscience de la personne dans son destin individuel et communautaire. Néanmoins, les objectifs doivent être au service des finalités, d’une eschatologie comme promesse d’une célébration communautaire de la dignité de la personne dans le quotidien. De cette façon, une relation pédagogique peut s’inscrire dans une promesse et ce pour ne pas se perdre et disparaître dans une compétence qui serait exclusivement technicienne.

 

C’est déjà le cas. Toutefois, pourquoi ne pas l’investir comme un vrai défi, dans ce monde post moderne éclaté qui se présente à l’enfant dans son égocentrisme, dans la perspective d’un monde commun possible à réinventer ensemble autour du savoir. Pour ce faire, il serait nécessaire que chacun, comme dans le cadre de l’expérience démocratique, tout en gardant son statut puisse mettre celui-ci dans le pot commun de la communauté éducative.

 

Comment l'école peut-elle résoudre la contradiction consistant à contraindre l’élève afin de  le conduire à l’autonomie ?

 

Comment entrer en relation, provoquer cet autre acteur scolaire, l’éveiller et le réveiller dans cette expérience commune de transmission du monde reçu en héritage et l’ouvrir à un monde possible à construire ensemble ? L’enseignant est placé en tant que tel dans une position que l’on peut qualifier de dialectique pour « prendre soin et conduire vers ». Comment travailler malgré tout dans cette tension entre le « prendre soin » de l’autre tout en optant pour le « conduire vers » un ailleurs?

 

Tel est le lieu de mes interrogations ainsi que des réponses suspendues aux provocations discursives et ce depuis  quelques années déjà. Engagé dans le cadre de l’éducation nouvelle, je me méfie pourtant des excès liés au relativisme culturel et au relationnel « enseignant-enseigné ». Être ensemble ne signifie pas faire du copinage. Il s’agit ici de leur apprendre à mettre en discussion leurs « vérités » et à apprendre de l’autre par une confrontation constructive.

 

La confrontation avec l’autre est présentée chez Kant comme un critère externe de la vérité qui structure, d'une manière ou d'une autre, la conscience. Le jugement des autres devient ainsi la pierre de touche du jugement. Il favorise le passage d’une logique égocentrique  à une pensée élargie. L’autre, c’est également un autre point de vue possible sur le monde qui permet, selon Husserl, de fonder ensemble un monde objectif commun. L’autre est en effet celui avec lequel partager « le monde commun » d’Arendt ou encore « l’atmosphère d’humanité » de Merleau-Ponty. Cette relation permet la confrontation avec d'autres êtres raisonnables et donne la possibilité de se centrer sur l’activité de réflexion.

 

Votre pensée pédagogique  ne revient-elle pas à faire de l’élève un sujet ?

 

Le retour sur soi est là pour ouvrir à la possibilité de passer d’une dépendance à la transmission du monde qui précède chacun ainsi qu’à une liberté créatrice, responsable d’un monde possible à conquérir ou à inventer. C’est ce que permet la sollicitation pédagogique par le biais de la mise en étude. Comme le souligne Guy Berger, faire de l’élève un sujet de l’école, c’est prendre l’option d’un acte pédagogique qui n’est plus celui de faire acquérir le savoir mais de contraindre l’élève en créant un cadre de travail qui le rende autonome du savoir de l’enseignant. L’élève est mis en situation de travail dans un rapport à la connaissance qu’il doit conquérir, bâtir par une sorte de bataille avec les objets des savoirs, quels qu’ils soient, qui lui résistent. C’est une autre forme d’exercice de l’autorité éducative, de la démocratie implicative, etc. dans ce monde commun où chacun doit devenir sujet.

 

Propos recueillis par Gilbert Longhi

 

Les entretiens de G Longhi

 

Notes :

1  Augustin Mutuale, Guy Berger, L’Harmattan 27/09/2012, Collection    Educations Et Sociétés, ISBN2296994725 EAN - 978-2296994720

2  « Rousseau et les pédagogies nouvelles : Héritages féconds et égarements préjudiciables. Pour une relecture de l’« Emile ou de l’éducation » Contribution au Séminaire de Tours de l’AFIRSE,  « Présence et Avenir des pédagogies nouvelles » 19-20/11/2012

3 http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/05/l-ecole-francaise-a-t-elle-tue-le-plaisir-d-apprendre_1582351_3224.html, « L’école française a-t-elle tué le plaisir d’apprendre ? »

 

 

Par fjarraud , le mercredi 02 juillet 2014.

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