Problèmes de didactiques comparées 

Par Jeanne-Claire Fumet


Comment déterminer l'objet (au sens didactique d'une entité complexe résultant d'une unité d'enseignement) dans les disciplines scolaires artistiques et sportives ? Que s'agit-il d'apprendre quand le corps et la sensibilité doivent se lier à l'intellect ? Peut-on apprendre,à l'école, à entendre une œuvre musicale, à interpréter une chorégraphie ou à réussir un match de basket ? La question était soulevée, lors d'un symposium du colloque des didactiques comparées, à Lille, le 22 janvier : comment ces domaines d'enseignement s'élaborent-ils en disciplines scolaires distinctes mais  cohérentes avec le genre dont elles dépendent ? Pour tenter d'y répondre, trois spécialistes proposaient l'analyse de situations recueillies dans des pratiques scolaires actuelles, afin d'interroger la conception possible de « genres » didactiques.


L'écoute musicale, une illusion spontanéiste ?


Isabelle Mili, de l'Université de Genève, s'interrogeait sur l'intégration de l'écoute musicale à la musique scolaire, comme un objet d'enseignement distinct de la danse ou du déchiffrage – eux-mêmes étayés l'un sur des pratiques sociales et l'autre sur des codifications savantes. L'écoute musicale, non réglée par des pratiques scolaires instituées, peut donner l'illusion d'un contenu « naturellement » normatif, c'est-à-dire d'un objet d'enseignement spontané. Il suffirait à l'élève auditeur de n'être pas sourd pour être saisi par l'objet, dans une forme de connaissance initiale donnée qu'il ne resterait plus qu'à travailler ensuite verbalement. En effet, la  réception d'une œuvre musicale exige une attention silencieuse, pendant le temps de son déroulement ; l'ambiguïté de l'objet (supposé spontanément saisi) vient en partie de ce que, à l'inverse d'un tableau qui ne se détruit pas si l'on en parle en le regardant, l'écoute musicale demande la suspension de l'explication.


L'évolution rapide des modes de diffusion de la musique dite « savante », son insertion plus large dans le milieu scolaire, par le biais de programmes pédagogiques et de partenariats avec des structures culturelles, conduisent à  penser l’œuvre musicale comme un objet de connaissance scolaire spécifique.  A partir de l'exemple concret d'une expérience conduite par un enseignant auprès d'élèves de 11 ans, à qui il fait écouter un extrait du Quatuor à cordes 2003 de Pedro Amaral,  Isabelle Mili souligne les difficultés que rencontre l'enseignant dans sa tentative pour constituer, à titre individuel et sans repères institués, l'écoute musicale comme objet d'enseignement.


Confronté à des réactions initiales de rejet et de refus de l’œuvre, l'enseignant va devoir restaurer les conditions d'une réception possible par les élèves : il leur demande d'écouter, de faire crédit au compositeur d'une intention, à l'interprète d'une habileté technique, à l’œuvre d'une existence musicale. Il lui incombe, en l’occurrence, de donner réalité à un objet qualifié par les élèves de « n'importe quoi », de lui conférer le statut d’œuvre reconnaissable et connaissable, de le leur rendre manifeste ; mais d'autre part, pour réaliser le travail de connaissance, il met en évidence certaines caractéristiques (d'intensité, de rythme, de timbres...). Il bâtit d'un côté l'audibilité de l'objet, de l'autre son intelligibilité, dans une situation rendue laborieuse par le caractère ex abrupto de la découverte.


Isabelle Mili suggère un parallèle entre l'approche didactique de l'écoute musicale et celle du chant dans l'échauffement vocal : préparation physique ordonnée, élaboration de dispositions mentales adaptées à la pratique attendue, structuration de l'espace et du temps en vue d'une disponibilité intense à l'expérience musicale. L'hypothèse comparatiste consisterait à rapprocher l'exercice préparatoire à la pratique du chant de la mise en condition en vue de l'écoute musicale, dans l'élaboration possible d'un modèle didactique commun.


La danse artistique, un non-objet didactique ?


Une autre problématique est abordée par Jean-Jacques Félix, de l'Université Montpellier 2 : comment spécifier l'objet d'enseignement « art-danse », au regard de l'objet « danse-sport » enseigné dans le cours d'EPS, souvent (mais pas toujours) par les mêmes enseignants. Dès lors que la danse a pris place au rang des options artistiques proposées au baccalauréat, il importe en effet d'en déterminer la spécificité enseignable et évaluable. En d'autres termes, comment spécifier la danse-art et comment la déterminer en tant qu'objet d'un enseignement ? Jean-Jacques Félix insiste sur la difficulté de déterminer de manière catégorielle un objet qui échappe à toute positivité : tandis que la danse-sport se réfère à des pratiques sociales, des codifications traditionnelles, des formes stimulées de la motricité, l'art-danse procède de la sensibilité, de la créativité, de l'éprouvé vécu par l'élève, ce qui semble disqualifier les tentatives de détermination objective, construite en dehors de l'activité pour en rendre compte.


Jean-Jacques Félix propose de repenser l'objet selon des catégories inédites, qui pourraient former un modèle didactique original en leur genre. A partir du concept d'Espace-peau, comme barrière imaginaire et modalité fantasmée de la distance et de l'intouchable, il suggère le modèle d'une communication préverbale non fusionnelle, qui caractériserait la relation entre danseurs et spectateurs. Cette forme ordonnatrice, immanente à l'activité dansante, pourrait se penser sous la catégorie du « sentir et se mouvoir », pertinente dans tous les domaines de l’enseignement artistique créatif. Elle conduirait en ce sens vers le genre de l'improvisation, comme mouvement de création de formes structurées imprévisibles, qui offrirait un modèle didactique orienté vers le devenir et la subjectivité de l'acte, particulièrement fécond dans l'ordre de la didactique des arts.


Le streetball, une proposition sans effets ?


Autre problème étudié par Adrian Cordoba, de l'Université de Genève : l'introduction dans le sport scolaire d'une forme dérivée du basket, le streetball, et la manière dont les enseignants (spécialisés et généralistes) le constituent en objet d'enseignement. Populaire et peu institutionnalisé, le streetball présente l'avantage d'une pratique simple et de performances vite maîtrisées. Dans la situation analysée par Adrian Cordoba, l'enseignement est partagé entre le maître spécialiste (MS) qui fixe les principes et le maître généraliste (MG) qui assure les séances intermédiaires, conformément à l'organisation scolaire suisse.


Face à l'apprentissage du jeu, qui doit conduire à faire face à l'incertitude et à respecter le règlement, on relève deux conceptions traditionnelles différentes : l'une « techniciste » qui tend à la maîtrise du geste avant tout exercice global de jeu, l'autre « tactico-technique » qui privilégie l'aptitude aux  décisions stratégiques improvisées en cours de partie. La première décompose le geste et rapporte l'activité à une série de schèmes imitatifs et répétitifs ; elle conçoit l'équipe comme une somme de compétences techniques et le match comme un assemblage terminal des gestes appris. La seconde opte pour une approche systémique où priment les relations interindividuelles et la poursuite d'un but commun. L'évolution des joueurs et celle du jeu sont considérées comme indissociables. L'introduction du streetball pourrait avoir pour effet de favoriser une mixité plus ouverte des deux conceptions.


Dans la situation observée, le MS recourt à des exercices du premier type  (dribble, pied de pivot) qui lui semblent essentiels, mais laisse de côté l'intérêt du match comme enjeu d'incertitude. Le MG reprend la proposition du MS de centrer le travail sur le geste technique (pied de pivot, dribble) mais il la modifie par des consignes personnelles déconnectées du jeu  (alternance de gestes indiquées par coups de sifflet, exercices moteurs non finalisés par le jeu). Le recours au match est l'occasion de fréquents rappels aux  règles de comportement. L'analyse des données tend à montrer  que l'introduction du streetball n'apporte pas de modification décisive aux modèles enseignants, qui restent déterminés par le type de préoccupation qui les tient (ici, performance gestuelle pour le MS et maîtrise du comportement pour le MG). L'intégration d'un objet nouveau ne constitue donc pas en soi une source d'évolution des pratiques, si elle se fait selon la transposition de formes antécédentes non questionnées. 


Crise des modèles ou crise du scolaire ?


Au terme de ces trois communications, la question semblait toujours ouverte du mode de détermination de genres didactiques susceptibles d'unifier les enseignements portant sur des objets distincts. Le pari comparatiste semblait ébauché plutôt que remporté : le texte de cadrage du symposium attendait le repérage de modèles structurant pour les champs d'enseignement, dans une perspective ascendante vers un ordre « macro », significatif des rapports entre école et institutions. Il semble que les modèles émergeant relèvent davantage de processus dynamiques et évolutifs que de structures stables. Signe, peut-être, d'une transformation profonde des didactiques sous l'effet de l'évolution accélérée des modèles d'enseignement, ou bien peut-être d'une variation des intérêts épistémologiques des chercheurs, soucieux de saisir le mouvement de cette évolution de l'école dans un  contexte politique, social et économique, qui lui est partiellement étranger mais qu'elle doit intégrer.



Sur le site du Café
Par JCFumet , le lundi 24 janvier 2011.

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