Regards croisés de 2 collègues – Stéphane Clerc, professeur de français 

Faire écrire

 

            S.C. – Comment faire écrire des contes à des élèves en butte avec la langue et la culture ? Tâche non aisée, mais à mon avis, possible. Mais comment ? Faut-il nécessairement « faire du français » avant de rédiger des contes ? Ou bien peut-on malgré tout lancer ces élèves dans une telle aventure alors que certains ne parviennent même pas à construire une phrase simple grammaticalement correcte du type sujet/verbe/complément ? Ce balancement est source de débats entre collègues de la matière, mais pour ma part, c’est pour la seconde option que je penche même si parfois il m’arrive de douter. Car je pressens que c’est en partie la posture qu’un rédacteur adopte par rapport à un texte qui influe en grande partie sur son désir ou non de l’améliorer : entre une phrase d’exercice de grammaire ou d’orthographe et celle extraite d’un texte personnel, il me semble que c’est dans la seconde situation que l’élève acceptera plus volontiers de corriger ses erreurs. C’est donc sur ce présupposé – purement subjectif, je le rappelle – que j’ai bâti une stratégie pour faire écrire ces 15 élèves.

 

J’ai commencé par faire comparer les structures narratives de plusieurs contes étiologiques et dans lesquels il s’agissait de repérer les invariants. De là, les élèves ont reconstruit un canevas qui allait leur servir plus tard pour structurer leurs propres histoires : d’abord une situation de départ remontant à des temps très anciens et où les choses sont différentes d’aujourd’hui, puis le surgissement d’un événement entraînant une rupture dans cet équilibre ancien et ensuite une série de péripéties débouchant sur une situation finale introduite par la formule « C’est depuis ce temps-là ». Bref : une sorte de schéma narratif revisité pour la cause. Cette séance a posé peu de problèmes aux lycéens, sans doute parce que plus ou moins familiarisés avec ce qu’ils avaient abordé par le passé au collège.

 

NeigePar contre, la phase suivante n’a pas été sans mal. Suite à la rencontre avec des élèves d’une école maternelle[1], nous avions retenu une série de phénomènes naturels que connaissaient ces enfants et imaginé une quinzaine interrogations pouvant donner lieu à des contes étiologiques (ex : pourquoi la neige fond-elle ?). Chaque lycéen devait maintenant choisir une de ces questions et, à partir du canevas précédemment élaboré, imaginer les grandes lignes d’un récit. Au départ, les scénarii étaient très médiocres : manque d’originalité (12 élèves sur 15 avaient choisi la même question et « imaginé » une explication quasiment identique) et absence des ingrédients du merveilleux témoignaient de leur manque de familiarité avec cette littérature. La mise en garde d’une de nos intervenantes culturelles pour ce projet, la conteuse Francine Vidal, résonnait alors dans mes oreilles : « on ne peut pas écrire des contes sans en avoir lu beaucoup auparavant. » Il fallait néanmoins réagir. J’ai par conséquent interdit la question unanimement choisie et renvoyé à un précédent cours  où nous avions listé des personnages, des lieux et des accessoires typiques de l’univers des contes. Charge à eux de mélanger ces « ingrédients » et de faire leur « petite cuisine ». Et Ô miracle ! le résultat se révélait plus à la hauteur des espérances, même si des ajustements étaient nécessaires. Quatre phénomènes naturels avaient été choisis et c’est sur cette base que se sont constitués les trois quatuors et le trio qui allaient désormais devoir s’entendre jusqu’à la fin de l’année. Charge à eux de débattre ensuite pour mêler leurs scénarii et aboutir à quatre contes parfaitement structurés.

 

Si cette phase d’ajustement ne s’est pas montrée particulièrement problématique, il en a été autrement lorsqu’il a fallu étoffer les productions écrites et surtout expérimenter l’autogestion au sein de chaque groupe. Vaste fiasco ! Huit heures durant (sic), à l’exception d’un groupe, les élèves ont vainement tenté de se répartir le travail. J’avais beau établir un parallèle avec une émission estivale de télé réalité[2], rien n’y faisait : au lieu d’aller chercher l’un du bois, l’autre de l’eau, le dernier du riz, tous revenaient les bras chargés de bois !!! A la fin de la séance, chacun avait travaillé dans son coin, répétant ou – pire ! – divergeant par rapport aux productions de ses voisins.

 

Il a donc fallu, avec Claude, ma collègue professeur documentaliste, établir un plan de sauvetage. Après mûre réflexion, nous avons convenu de nous immiscer dans l’organisation des groupes à travers l’instauration d’un tableau de bord individualisé. Chaque conte a été découpé en autant de parts égales qu’il y avait de membres au sein de chaque groupe. En début de séance, nous avons distribué une feuille différente à chaque élève où celui-ci se voyait dicter une série de consignes à suivre pour améliorer son texte. Au fil des semaines, d’un « dégrossissement » du récit, les instructions se sont progressivement apparentées à un « ciselage » : après la correction des tournures de phrases incorrectes et leurs enchaînements, on s’est acheminé peu à peu vers les jeux avec les sonorités (allitérations, consonances, onomatopées). Et tout ceci sans à aucun moment animer la moindre séance sur les temps du récit, le texte descriptif, les sonorités ! Les recommandations étaient du type : « Il faut rendre ton dragon le plus cruel possible. Pour cela, emploie des noms, des verbes ou des adjectifs comportant le son [r] comme monstre, grogner, cruel… ». S’ensuivait alors nécessairement un travail avec les dictionnaires au CDI. Aux élèves ensuite de comprendre pourquoi il leur était demandé cela. Tant pis s’ils ne marquaient pas pour l’instant une pause afin de réfléchir au fonctionnement d’un tel procédé ; notre priorité était de respecter le calendrier : terminer la rédaction des contes pour les vacances de février. De toute manière, cette étape  métacognitive serait entreprise au retour des vacances en comparant les évolutions entre les versions successives des contes. Avec l’idée que le fait que les élèves réfléchissent à partir de leurs propres textes devrait faciliter l’efficacité de l’enseignement. Mais sur ceci, nous y reviendrons lors du prochain article.

 

Intervenir en doublette

            S.C. – En entrant de plain-pied dans la phase de rédaction des contes, notre collaboration avec Claude s’est renforcée. Seulement, au départ, intervenir en doublette n’était pas sans bousculer ma pratique et se révélait être une boîte de Pandore. Car poser la question « qui fait quoi ? » nous faisait imparablement ricocher sur celle plus délicate des limites de cette coopération : jusqu’à quel degré d’ « empiètement » sur mes prérogatives allais-je devoir accepter ? Le titre de « professeur documentaliste » qu’elle revendiquait haut et fort n’était-il pas usurpé et  pouvait-elle légitimement avoir son mot à dire sur la manière de mener une séance d’écriture ? Devait-elle se cantonner dans un enseignement des techniques de recherche documentaire et dans une assistance lors de l’utilisation de l’outil informatique ? Pouvait-elle être maître de l’ordre de progression des apprentissages ? Dans quelles mesures pouvait-elle participer à l’évaluation ? Mais d’ailleurs,  pourquoi intervenir à deux ? Etait-ce si nécessaire ? N’était-ce pas un caprice de ma part, histoire de jouer l’original parmi les collègues ?

 

Le profil de la classe de 2nde BEP a été pour beaucoup dans ce choix : il s’agissait de 15 élèves en échec scolaire, avec pour certains des lacunes énormes en matière de maîtrise de la langue, et tous orientés par défaut dans cette section à 2 exceptions près. Dès la rentrée, la classe posait problème et à ce jour, 2 élèves ont été exclus définitivement lors de conseils de discipline. Intervenir seul et efficacement avec ces élèves dans un tel projet d’écriture relevait de la gageure. Il me fallait donc être assisté afin qu’un maximum d’élèves puissent bénéficier d’une aide individuelle quand le besoin s’en ressentait. Or, dès le montage du dossier pour élaborer ce projet, ma collègue s’était montrée partie prenante. En outre, dans son emploi du temps, elle avait réservé toute sa matinée du mardi pour s’y consacrer. Comment décevoir une telle implication ? C’est donc naturellement que Claude a participé à l’animation de toutes les séances : il ne pouvait pas en être autrement.

 

Au début de l’année, je lui expliquais la veille le déroulement prévu de la séance avec ses objectifs, ses activités, ses dispositifs, ses outils. Ceci lui permettait d’anticiper les modalités de son intervention plus spécifique de « doc’ ». Mais peu à peu, notre complicité se renforçant, son rôle s’est diversifié et c’est ensemble que les séances ont ensuite été préparées. Ainsi, tout au long de la phase d’écriture, nous avons réellement travaillé conjointement, avec un rôle d’égal à égal. Par exemple, dans l’intervalle de deux séances, nous avons systématiquement et séparément corrigé, annoté chaque production d’élève avant de mutualiser nos commentaires et de rédiger un « tableau de bord » individualisé permettant à chacun de perfectionner son texte en autonomie. Cette démarche a été poussée jusqu’à sa logique puisque pour l’attribution des notes, j’ai consulté Claude afin de connaître son avis ; mais aussi je lui ai demandé de participer au conseil de classe afin qu’elle fasse part de ses commentaires en tant que professeur à part entière.

 

Le travail en doublette a comporté de nombreux avantages plus ou moins évidents. Tout d’abord, une plus grande disponibilité auprès d’élèves en difficulté et en manque d’autonomie : 1 enseignant pour 7 ou 8 élèves, c’est tout de même mieux qu’1 pour 15 !!! Mais aussi, nos regards pouvaient différer, se compléter : nos sensibilités n’étant pas forcément les mêmes, les jugements se sont nuancés, se sont affinés. Enfin – et je tiens ce facteur comme capital dans le cadre d’un tel projet – le soutien moral ! Combien de fois nous sommes-nous encouragés après que l’un(e) ou l’autre ait baissé les bras suite à une séance plus ou moins décevante. Il y a ici quelque chose à gratter également pour l’intervention face à des classes extrêmement difficiles.

 

Toutefois, cette manière de collaborer doit être tempérée par un bémol. Effectivement, si je n’ai pas remis en cause la compétence de Claude pour apprécier la qualité d’expression dans un texte d’élève, j’ai par contre imposé ma manière de fonctionner. Néanmoins, ce cadre n’a pas semblé lui poser problème et j’aurais même tendance à penser que j’en ai fait une convertie.

 

Qu’est-ce qu’on enseigne ?

S.C. – A travers un tel projet, qu’est-ce qu’on enseigne ? des savoirs ? des savoir-faire ? des savoir-être ?Il est évident qu’en enseignant, il faut établir des choix, des priorités. Qu’est-ce qu’on privilégie et qu’est-ce qu’on laisse de côté ?

 

Je débuterai par une triste anecdote qui date des premiers jours de novembre lorsque nous nous sommes rendus à une représentation théâtrale qui a viré au cauchemar. Interpellation d’un élève par la police pour outrage verbal, bavardages et consultation intempestive des téléphones portables durant le spectacle, déplacement anarchique sur le trajet du retour  – et tout ceci malgré 5 accompagnateurs !!! Voilà qui nous ramenait à la réalité. Notre rôle d’éducateur – et non plus de professeur – remontait au premier plan. Savoir se comporter correctement sur la voie publique, savoir éteindre son portable dans une salle de spectacle, respecter le silence au cours d’une représentation… autant de savoir-être qui ont dû être martelés dans la perspective des futures sorties déjà programmées dans le cadre du projet, mais aussi – espérons-le – de celles qu’ils voudront partager avec leurs proches dans quelques années. Car l’ouverture à une culture exigeante sur le plan intellectuel ainsi que notre volonté de briser certains clichés constituent un axe majeur du projet : il s’agit de leur montrer que le théâtre, ce n’est pas toujours « chiant », que les contes ce n’est pas forcément « pour les gamins », que la danse n’est pas un art « fait pour les pédés et les intellos ». Bref, tout un rapport à la Culture à démonter puis refaçonner. Il semblerait que l’objectif soit en partie atteint. Reste à le consolider.

 

Sur un autre plan, rechercher des informations dans un documentaire ou sur Internet, utiliser un logiciel de traitement de texte, respecter des consignes précises, travailler en concertation avec ses camarades, être autonome dans une tâche… Voilà bien une série de savoir-faire qu’il a fallu enseigner et réinvestir au cours de cette phase de rédaction des contes. Des compétences qui leur serviront plus tard, dans leur vie d’adulte et professionnelle. Et de nouvelles viendront s’y greffer par la suite au cours de la phase de lecture de ces contes, principalement liées à l’oral. La parole est un outil dont la maîtrise ou non conditionne l’insertion dans la société. Il est alors une image mentale qui me plaît beaucoup lorsque je pense aux finalités de ce projet : je me prends à rêver plusieurs de ces lycéens, devenus papas, lisant un conte à leurs marmots dans les yeux desquels se liraient la joie et l’admiration. A cet instant, j’adorerais être une petite souris et je me dirais : « Nous n’avons pas fait tout cela pour rien. » Car la vie, c’est aussi cela. Je passe sur les savoir-faire plus fondamentaux et plus spécifiques à l’enseignement du français : produire un discours cohérent et efficace, respecter les contraintes et les règles syntaxiques, morphosyntaxiques et orthographiques, etc.

 

Et les savoirs dans tout cela ? Ils peuvent faire figure de parent pauvre puisqu’aucune œuvre ou bien aucun mouvement littéraire n’a été étudié. Malgré tout, les noms de Joseph Danan ou de Joëlle Jouanneau ont été évoqués par l’intermédiaire d’un spectacle auxquels nous avons assisté. A l’occasion de deux rencontres avec une compagnie de danse hip hop, les lycéens ont eu une présentation historique, sociologique et technique de ce mouvement artistique qui dépasse le cadre de la danse. La rencontre avec l’écrivain et conteuse Francine Vidal a constitué un moment important de cette année. En somme : beaucoup d’auteurs contemporains et de tous horizons. Cette approche incarnée de la culture me semble importante pour ce type d’élèves pour qui le théâtre s’arrête bien souvent à Molière, le conte à Charles Perrault et la danse à la Tecktonik. Montrer que la culture est « encore vivante », qu’elle se fait avec des artistes en chair et en os, de tous âges, pas nécessairement répertoriés dans le Lagarde et Michard, ne figurant pas toujours dans la distribution d’un blockbuster, aboutit à de nouveaux savoirs sans doute plus marquants me semble-t-il.

 

L’adhésion au projet

S.C. – Une chose est sûre : tous les adultes collaborant à ce vaste projet se font réellement plaisir et ressentent une forme d’exaltation à la vue des réalisations écrites et plastiques. Textes, illustrations et marionnettes nous enchantent unanimement. Quid des élèves ?

 

En l’occurrence, le constat est beaucoup plus nuancé car au vu des comportements, il devient évident que tous ne se sentent pas pour l’instant pleinement impliqués. Parmi les élèves de 2nde BEP, certains d’entre eux y voient encore un cours de français comme les autres et attendent des notes comme un oisillon réclame la becquée. D’autres y voient l’opportunité de flemmarder, comptant sur la naïveté de leurs camarades plus engagés pour accomplir leurs tâches. Comment contrer de telles représentations après tous les efforts déployés ? J’avoue là mon impuissance. La facilité voudrait qu’on reporte la faute sur leur immaturité ou leur paresse. En même temps, j’ai envie de croire qu’il existe un moyen de les raccrocher aux wagons. Mais comment ?

 

Car heureusement, une moitié de la classe a su trouver dans ce projet quelque chose de neuf. Tout ceci s’est fait progressivement, pour ainsi dire élève par élève. Mais pourquoi ? Est-ce parce que corrections après corrections, nous n’avons attribué aucune note ? Ou bien parce qu’ils peuvent communiquer, s’entraider, se déplacer plus ou moins librement durant la séance ? Est-ce le fait qu’ils n’écrivent plus avec un stylo, mais sur support informatique, au moyen d’un ordinateur portable qui leur est réservé ? Le fait de voir leurs contes prendre une forme toujours plus léchée y est-il aussi pour quelque chose ? Ont-ils su apprécier le chemin parcouru depuis les premières lignes hésitantes et cahoteuses ? Trouvent-ils à travers cette démarche un moyen de revaloriser l’estime d’eux-mêmes ? Et le plaisir à créer ? Sans doute tout cela est-il mêlé.



[1] Lire pour cela l’article de l’épisode précédent : http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2007/ContesDumorey1.aspx

 

[2] Que les lecteurs m’accordent leur pardon par rapport à cette référence peu académique.

Par fgiroud , le dimanche 10 février 2008.

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