Contes à Dumorey : le feuilleton. Episode n°1 

            Deux mois se sont écoulés depuis la rentrée et le projet a pris son rythme de croisière. Il a aussi apporté son lot de déceptions, d’interrogations et d’espoirs.

 

            Avant de rentrer de plain-pied dans la rédaction des contes, les premières semaines sont employées à créer un groupe, à le fédérer, mais aussi à le connaître à travers la rédaction d’autoportraits prenant la forme de fausses interviews mises en ligne sur le site Internet du projet[1]. Questionnaire de Proust, portraits chinois et objets fétiches sont convoqués pour amener les élèves à se présenter de manière ludique. C’est un moyen également pour dédramatiser l’acte d’écrire. Ecrire. Le gros mot est lâché ! « Mais m’sieur, jamais on pourra écrire plus de 10 lignes ! », « J’ai rien à dire sur moi ! Ça n’intéresse personne ! », « J’y arriverai pas, j’fais plein d’fautes ! », etc. Comme attendu, les premières manifestations d’autoflagellation fusent dans la classe. Et moi, de jouer habilement mon numéro – préparé – de marchand de foire et de parier avec l’un ou l’autre une caisse de champagne ou je ne sais quoi d’autre qu’ils parviendront sans problème à rédiger au minimum cinquante lignes. Néanmoins, je constate amèrement la piètre image qu’ils ont d’eux-mêmes, parce que laminés lors des années précédentes par un système scolaire qui abandonne sur le bas-côté de la route les plus faibles. A nous enseignants de L.P., quasiment en bout de chaîne, de jouer les pompiers et de réinsuffler cette vitale estime de soi chez ces adolescents en souffrance !

 

            D’ailleurs, après consultation, une infime minorité parmi eux ont volontairement choisi cette section de la métallerie. 2 sur 15 !!! Plusieurs se trouvent ici en attente parce que sans autre solution d’orientation : l’un n’a pu trouver de place en peinture parce que la section était déjà remplie, l’autre a vu rompre son contrat  d’apprentissage en menuiserie, celui-là souhaitait se lancer dans le commerce, etc. Bref : quasi-personne n’est ici par choix délibéré. Comment malgré tout donner du sens à cette formation pendant une année ? La tâche s’avère acrobatique.

 

            A cela viennent s’ajouter d’autres soucis. Comme avec cet élève, présent dix jours seulement dans l’établissement à cause de graves problèmes de santé et qui s’est attiré les foudres de la classe pour des raisons aisément compréhensibles. Comment dès lors l’intégrer lorsqu’il reviendra ? Le ressentiment qu’il a engendré à son encontre, le tissage d’affinités au sein de la classe pendant son absence, le retard accumulé durant toutes ces semaines me rendent pessimiste.

 

            Pour compléter le tableau, les commentaires des collègues ne sont guère élogieux concernant la classe : absentéisme, retards chroniques, niveau médiocre, absence de motivation, attitude désagréable voire insolente, mais aussi – et beaucoup plus grave – vols et actes de vandalisme. Tout cela ne présage rien de bon pour une issue positive quant au projet.

 

            Malgré tout, au terme de trois semaines, les premières versions des autoportraits sont rédigées et progressivement mises en ligne. Avec cet exercice, je tente de tirer une multitude de renseignements : quelles pourraient être les locomotives de la classe ? Quelles sont les forces et les faiblesses de chacun en matière d’expression écrite ? Quels élèves maîtrisent réellement l’outil informatique ? Quel substrat psychologique se camoufle derrière telle réponse ou telle réaction ? Autant d’indicateurs à partir desquels nous allons devoir composer pour amener chacun à trouver sa place et à donner le meilleur de lui-même.

 

            Mais ce qui personnellement me frappe et me consterne le plus, ce sont certaines des réponses émises au cours de ces exercices, notamment celles se rapportant aux jugements esthétiques et éthiques. Combien de références admiratives à ces « artistes » aux accents faussement rebelles, vouant une dévotion au fric, aux grosses bagnoles et aux bimbos ? Combien de fois l’apologie de la resquille et le culte de la force transpirent-ils à travers ces textes ? Et puis quelle affliction face aux similitudes des réponses d’un élève à l’autre ! Désarroi, dégoût, colère, antipathie m’habitent alors. Et puis passé ce premier cap, je tente de trouver un remède à mon malaise à travers une explication.

 

Finalement, à travers leurs autoportraits, ces préférences, ces aversions, ces valeurs, ne seraient-elles pas en réalité des facteurs d’intégration, des signes d’appartenance à une même tribu, à une même classe sociale : celle d’adolescents en position de dominés, d’exclus ? Face à cette situation, ces renvois à des comportements subversifs ne seraient-ils pas, en fait, une recherche inconsciente de contester le monde tel qu’ils le subissent ? Même si j’ai conscience que cette interprétation manque de scientificité[2], je me raccroche à ces branches – fragiles – car il faudra bien avancer dans le projet. J’ai besoin d’espérer, de me rassurer, de croire que je peux leur accorder ma confiance, que tout n’est pas déjà joué et que nous parviendrons à mener cette classe au bout des objectifs que nous « leur »[3] avons fixés.

 

            D’autant plus que certains signes, plus optimistes ceux-ci, rééquilibrent la balance. Ainsi lorsque nous accueillons cette classe de grande section de maternelle provenant d’un quartier très défavorisé de Chalon. La rencontre débute pourtant sous de piètres auspices : de part et d’autre, lycéens et écoliers se retranchent derrière leur mutisme, personne ne désirant prendre véritablement la parole. Les rares essais se révèlent une catastrophe : bégaiements, bouts de phrases, enchaînements sans grande logique… On frise le fiasco. Avec mes collègues, il nous faut alors pêcher des embryons d’informations à droite et à gauche pour reformuler une synthèse derrière. Quelle consternation alors de voir ces grands dadais, feignant habituellement des airs de racailles, complètement décontenancés face à une quinzaine de bambins âgés de 5 ans ! Quelle tristesse par ailleurs de constater que déjà, tout petits, les premiers signes de l’échec scolaire pointent le bout de leur nez ! Le ver serait déjà – semble-t-il – dans le fruit…

 

Néanmoins, passée la première demi-heure, les choses se décantent, les langues se délient. C’est le moment où nous partons visiter l’atelier de métallerie. Instant mémorable dans ma courte carrière d’enseignant où chaque lycéen prend en charge un écolier, en le guidant par la main. La rencontre prend une autre tournure avec ce changement de cadre. Les enfants ouvrent de grands yeux ébahis en découvrant les outils, en sentant les odeurs ou en entendant le bruit des machines. La palme des effets spéciaux revient aux flammes projetées par un chalumeau. Lors de cette visite guidée, ce sont les lycéens qui prennent les choses en mains : ils commentent, expliquent, font des démonstrations tout en demeurant prudents à l’égard des petits. Je suis alors tout à ma joie en observant les grandes qualités humaines dont font preuve certains adolescents. Offrir à ces derniers l’opportunité de se mettre en valeur, de jouer le rôle de ceux qui savent, de ceux qui animent : voilà un puissant levier avec lequel nous devrons manœuvrer continuellement pour aboutir au succès de notre entreprise ! L’espoir rejaillit en moi.

 

            La semaine suivante est centrée sur le premier spectacle auquel nous allons assister : une création de danse hip hop par une troupe composée essentiellement d’artistes locaux. En amont de la représentation, nous accueillons pendant deux heures, dans nos murs, danseurs, jongleur et chorégraphes. Bien que préparées à l’avance, les questions tardent à venir de l’assistance. Celles-ci  abordent des approches multiples : parcours des interprètes, origine de la culture hip hop, influences et évolution technique de cette danse, messages de la création en cours de représentation, mais aussi considérations personnelles sur le sens de la vie, l’importance des passions ou encore sur les cités. Tout y passe ! Et les élèves ? Ils demeurent attentifs et réceptifs ! Pas un bavardage ! Par contre, de l’écoute et de la compréhension. Face à ce constat, je suis comblé… et après coup, décontenancé. En effet, sous mes yeux, je vois débarquer 7 invités, quasiment tous âgés d’une vingtaine d’années, inexperts en pédagogie, tenant en haleine une assistance de 30 élèves[4] durant 120 minutes. Faut-il imputer cette écoute à la proximité d’origine – géographique, sociale et parfois ethnique – et de génération entre les lycéens et les membres de la troupe ? Je suis bluffé !

 

            Trois jours plus tard, nous assistons à la représentation de danse. Presque aucun élève n’avait franchi jusque là les portes de la salle de spectacle. Encore moins  avaient assisté à une œuvre du 5e art. Et pourtant, tous sont absorbés par la création qui se déroule sous leurs yeux. Quoi ? Des élèves de lycée professionnel s’intéresseraient-ils à la culture ? Par les temps qui courent, où la culture fait figure de cinquième roue du carrosse et où nos ministres de tutelle successifs ont eu tendance à considérer qu’il fallait d’abord former une main-d’oeuvre, le constat de voir ces adolescents en émoi renforce mes convictions pédagogiques (politiques ?). L’accès à cette culture ne doit pas demeurer l’apanage d’une élite minoritaire. Certes, il s’agit d’un spectacle destiné à un jeune public. Mais aussi, la rencontre avec ses protagonistes ainsi qu’une préparation en amont au moyen d’un dossier de presse y sont pour beaucoup dans cette écoute. Certes, ces élèves de lycée professionnel ne disposent pas du bagage intellectuel pour accéder seuls à toute la richesse d’une œuvre artistique. Mais en les guidant, en les éclairant, en les stimulant, je suis sincèrement convaincu qu’eux aussi peuvent accoster sur les rives de la culture. Redoutable challenge, mais ô combien formidable à relever.

 

            Avant de partir en congé, une séance de travail est programmée à la section « jeune public » de la bibliothèque municipale. Ses objectifs : d’une part familiariser concrètement nos lycéens – non lecteurs – avec le conte pour enfants en les faisant manipuler cet objet qu’ils honnissent qu’est le livre, et d’autre part les amener à jauger les variations qui résident dans l’écriture selon l’âge des publics. Comment écrit-on pour un enfant de 2 ou 3 ans qui commence tout juste à parler ? Et pour un écolier d’une dizaine d’années ? Est-ce une question de longueur du texte ? de longueur des phrases ? de lexique ? Autant de questions auxquelles il va falloir répondre à travers une étude « chirurgicale ». Dotés d’une grille d’analyse, chaque élève doit comparer, examiner au peigne fin au moins trois contes. A lui d’estimer au final l’âge du public à partir de ses observations. Et contrairement à ce qu’on aurait pu croire, personne ne rechigne. Les élèves se répartissent dans tout l’espace de la bibliothèque et s’attèlent au travail. Etonnant pour des élèves qui ne lisent jamais ! Personnellement, je craignais des réactions du type « On n’est pas des bébés ! Vous nous prenez pour qui ? » Mais non ! Deux raisons à cela sans doute.

 

En premier lieu, le cadre convivial du lieu : étagères remplies d’albums, présentoirs attrayants, banquettes, poufs, posters, etc. En effet, on oublie trop souvent l’importance du bien-être que recherche naturellement le lecteur lorsqu’il se plonge dans son livre : allongé au fond de son lit ou dans un fauteuil confortable, un café ou un thé à portée de main, environné d’une multitude de livres… Tout le contraire du cadre austère de la salle de classe dans le 2nd degré[5]. Ce qui m’amène parfois à m’interroger : et pourquoi pas envisager des séances de lecture plaisir avec des poufs épars dans le CDI ou dans la salle de classe ? Le tout en dégustant un chocolat chaud. Avec des élèves allongés ou confortablement assis. Avec une musique d’ambiance… et une lumière adoucie… Scène d’anarchie ou bien mise en scène pertinente pour une dédramatisation de la lecture ? Serais-je un doux utopiste ? A méditer…

 

En second lieu, j’invoquerai le fait que la finalité de la tâche a bien été explicitée et comprise : les élèves « savent pourquoi » ils font cela. Donner du sens à l’apprentissage comme une des clés de la mise au travail : voilà une recette qui pourrait s’apparenter au défoncement d’une porte ouverte. Mais combien d’enseignants s’en donnent-ils réellement la peine ? En sont-ils d’ailleurs les responsables ? L’IUFM et la formation continue n’y seraient-ils pas pour quelque chose ? Et les manuels scolaires des éditeurs ? Bien souvent, les élèves « se cognent » des études de textes sans autre but que de retrouver qui le schéma narratif, qui le schéma actantiel, qui les didascalies, qui les connecteurs logiques, etc. Et après ? « A quoi ça sert ? » nous demandent souvent les élèves. Interrogation tout à fait légitime que je partage également… désormais [6]. Sans manipulation concrète, utile – le gros mot est lâché – et intéressée de ces notions dans le cadre d’un projet tangible, authentique et porteur de valeurs, tout n’est que verbiage et poudre aux yeux ! « Apprendre pour faire », oui… mais pas seulement ! « Pour faire quelque chose » qui dépasse la simple idée d’aborder le sacro-saint programme. « Pour faire quelque chose qui permette de se réaliser, de s’ouvrir à l’Autre ». La perspective du contrôle de fin de séquence ou de l’examen de fin d’année ne justifie rien. Au contraire, elle témoigne de l’inanité de la tâche, de sa plus totale absurdité.

 

Déceptions, satisfactions, questions, convictions, réprobations, affirmations… Une chose est certaine : c’est que ce projet m’amène à poursuivre un cheminement entamé il y a peu. Jusqu’où cela me conduira-t-il ? La route sera encore parsemée d’embûches, mais pour l’heure, avant de partir en vacances, le soleil est plutôt au beau fixe. Cela va-t-il durer ?

 

Stéphane Clerc

 

 

Les contes de Dumorey

http://contesdumorey.free.fr/



[1] Le site se trouve à l’adresse suivante : http://contesdumorey.free.fr

 

[2] L’auteur de ces lignes ne dispose que de maigres connaissances en matière de psychologie et de sociologie.

[3] Il est vrai que ce ne sont pas les élèves qui ont élaboré le projet, mais nous, les enseignants avec nos partenaires culturels. Serait-ce alors un facteur de handicap ?

[4] L’autre classe associée au projet, à savoir 15 élèves de CIPPA, nous avait rejoints pour l’occasion.

[5] Tout jeune parent d’élève, j’ai l’impression que les enseignants du 1er degré ont quant à eux bien saisi l’importance de cet enjeu.

[6] Oui « désormais », car pendant longtemps, je me suis entendu leur rétorquer qu’ils ne comprenaient pas encore que tout ceci leur servirait plus tard ou bien qu’ils en auraient besoin lors de l’examen (un rapide tour d’horizon des sujets dans les annales de BEP prouve que c’est archi-faux). Mieux ! Je crois avoir répliqué un jour : « C’est pour votre culture personnelle. » Sans commentaires.

Par fgiroud , le mardi 20 novembre 2007.

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