Comprendre le malaise. Craindre la crise 

"La marge de manœuvre du ministre est étroite. Le climat est déjà fortement dégradé dans et autour des écoles. Les résistances et les crispations s'exacerbent. Fin connaisseur du système, compétent, il ne peut pas ne pas être troublé par la déception qui s'exprime massivement et par les risques qu'encourt cette école dont on peut penser qu'il l'aime… quand même". Pour Pierre Frackowiak, IEN, le ministre est au pied du mur. Il explique pourquoi.



Les protestations s'accumulent, les interrogations se multiplient, le malaise s'amplifie, les tensions s'aggravent, l'avenir de l'école s'assombrit. Pourquoi? Quelles sont les réalités du terrain? Quels sont les risques? Peut-on éviter l'impasse et la crise?


Le dossier du Café pédagogique est sans aucun doute le meilleur outil pour l'information et la réflexion en cette période troublée et inquiétante. Les questions relatives aux disciplines scolaires y sont remarquablement traitées par des spécialistes éminents. Mais il est peut-être utile de faire un point très synthétique de la situation.


Les raisons du malaise


1. le mystère des auteurs des nouveaux vieux programmes


Il est vrai que la rédaction de ces programmes ne posait guère de problème puisqu'il ne s'agit que d'une réécriture des programmes de 1923. Mais le mystère reste entier sur l'identité et les compétences des rédacteurs, ce qui les rend ipso facto suspects. On perçoit l'influence de Bentolila dont les compétences sont fortement contestées par ses propres pairs (voir la pétition de l'association des psycho linguistes) et dont l'image est de plus en plus confuse entre celle du marchand et celle de l'ancien chercheur. On sait que les groupuscules extrémistes, ultra conservateurs, soutenus par Brighelli, ont tracé l'essentiel lors d'une réunion dont le compte-rendu détaillé est largement diffusé. Le ministre a dialogué durant plus de 4 heures avec les SLECC, GRIP, et tous les tenants du mythe d'un âge d'or de l'école. A notre connaissance, le ministre n'a pas reçu les mouvements pédagogiques: CRAP, ICEM Freinet, GFEN, OCCE… Il n'a pas reçu non plus les mouvements d'éducation populaire comme la Ligue de l'Enseignement et il n'a pas entendu les organisations syndicales progressistes sur ce sujet.


2. la brutalité de la méthode


Les programmes de 2002 qui sont incontestablement le résultat d'une large réflexion, ouverte et transparente, qui a associé praticiens, cadres, chercheurs, experts, inspecteurs généraux, qui ont été cautionnés par plusieurs ministres successifs de gauche et de droite, même par l'ultra conservateur de Robien qui s'est limité à imposer une correction pour l'apprentissage de la lecture… et par le ministre actuel, étaient en cours de mise en œuvre, nécessitant des efforts considérables de la part des enseignants. A la surprise générale, personne n'ayant demandé leur abrogation hors les groupuscules cités, ils ont été balayés d'un revers de main sans concertation, sans consultation des acteurs du système éducatif et de ses partenaires, avec une forme d'autoritarisme à laquelle nous n'étions guère habitués, sans la moindre évaluation.


3. le caractère factice de la consultation


L'apparence d'une volonté de concertation a volé en éclats pour trois raisons au moins

- le triomphe affiché du clan des ultra conservateurs

- la diffusion précipitée des nouveaux manuels "conformes aux programmes de 2008", notamment ceux de Bentolila, dans les écoles avant même les réunions des conseils des maîtres organisées pour une concertation obligatoire

- la rédaction même du questionnaire ministériel. On peut y déceler de la manipulation. Par exemple: considérez vous que ces programmes sont simples? Comment ne pas répondre favorablement. Donc réponse à 100% oui… qui peut permettre d'affirmer que 100% des enseignants sont favorables. Si la question avait été "Considérez-vous que ces programmes sont simples ou simplistes ou…?", les réponses auraient sans doute été plus intéressantes et utiles

Par ailleurs, la synthèse par circonscription est impossible à faire sérieusement tant les réponses sont diverses: affirmations laconiques, reproduction de positions d'experts ou d'organisations, cahier de doléances, listes de questions, contradictions entre les réponses de différents chapitres…

Par contre, un sondage d'opinion réalisé dans une circonscription donne 89% d'avis défavorables ou très défavorables, 2% d'avis partagés et 9% d'avis favorables ou très favorables….


4. l'hérésie du mythe du passé


Aucun interlocuteur sérieux ne peut admettre que la solution à un problème du présent et du futur passe par le retour à un passé qui avait fait la preuve de son insuffisance, de son inadaptation aux évolutions de la société et des savoirs, de son caractère périmé. Si l'on transpose le raisonnement à d'autres domaines de la vie, on en découvre la stupidité:

- toutes les femmes en 1923 savaient laver leur linge à la main. Seraient-elles plus bêtes aujourd'hui? Assurément non. D'abord, elles ne sont plus seules à laver, le linge est différent, on le lave davantage en famille. Ensuite, elles sont capables d'utiliser les programmateurs sophistiqués des machines à laver modernes ce qui leur impose de savoir lire, de faire preuve de logique…

- le TGV se substitue progressivement aux locomotives électriques classiques, il présente des pannes, des échecs. Il nécessite des mises au point, des corrections, de nouvelles expérimentations… Il ne viendrait à l'esprit de personne de supprimer le TGV et de mettre des diligences sur ses rails. Mais il est vrai que les conservateurs exploitent massivement la facilité de la nostalgie quand il s'agit d'école. 


5. le mensonge au rang de vérité


On assène sans relâche et les grands médias s'en régalent, les 15 ou 20 % d'échec à l'entrée en 6ème, mettant gravement et systématiquement l'école maternelle et l'école élémentaire en accusation, décrédibilisant les enseignants du premier degré, les livrant en pâture à une opinion publique qui cherche les coupables.


On oublie toujours de dire de où cette école est partie. Quelles étaient les performances de l'école de Jules Ferry, agonisante dans les années 1960 à la veille de la massification de l'accès au second degré? Pourquoi les ministres successifs de droite de 1969 à 1981, de droite et de gauche en alternance de 1981 à 2003 ou 2004 (hors la parenthèse Chevènement), ont impulsé, soutenu, accompagné la rénovation pédagogique, la loi de 1989, les nouveaux programmes. Etaient-ils tous des vilains "pédagogistes"?


On oublie aussi systématiquement de dire que 15% de 1000, c'est différent de 15% de 100 000. La massification de l'enseignement n'est jamais prise en considération.

On oublie de démentir ce que les uns et les autres laissent subtilement entendre, que toutes les grands-mères, et à un degré moindre les grands pères, faisaient zéro faute à leurs dictées. Un grand nombre d'entre eux ne savait d'ailleurs guère lire. Généraliser généreusement les performances de sa grand-mère ou les siennes relève du mensonge ou de la manipulation de l'opinion.



Les risques de crise


On peut s'étonner de cette situation sans précédent dans l'histoire de notre Ecole, d'autant plus que même Jules Ferry considérait que son école devait évoluer et ne devait pas s'enfermer dans des stéréotypes, que même M. Sarkozy dans sa lettre aux éducateurs expliquait fort justement qu'il est inconcevable de revenir au passé, que le développement de l'intelligence – loin des apprentissages mécaniques- est une priorité…


Mais les risques de crise apparaissent clairement


1. la dictature de l'économique


On peut craindre que l'économique s'impose en arrière plan de cette politique.

Pour faire l'école avec les nouveaux programmes, on n'a incontestablement pas besoin d'enseignants recrutés à bac + 3 + 2 ans de formation. Suivre le manuel X ou Bentolila, transmettre et expliquer, accroître les exercices, les devoirs, la mémorisation, les contrôles, remédier même à ce qui n'a pas été "médié"… est beaucoup plus facile à faire que mettre en place la pédagogie de résolutions de problèmes, la construction du savoir parler, écrire, raisonner, démontrer, justifier, analyser, rechercher, du savoir être et du savoir vivre ensemble. Rappelons que la grammaire/conjugaison/orthographe n'est nullement un préalable: on peut savoir toutes ses règles et ses définitions et tous les mots du dictionnaire par coeur… et être incapable d'exprimer une pensée si on n'a pas appris à le faire…


On pourrait donc réduire le niveau du recrutement des enseignants, leur formation initiale et continue. On pourrait réduire également le nombre de conseillers pédagogiques, le nombre d'enseignants maîtres formateurs… On n'a guère besoin de conseillers pour faire du b-a ba en lecture et des techniques opératoires en mathématiques. D'ailleurs la majorité des parents, même ceux qui ont été victimes du système, savent le faire tant bien que mal.

Avec le soutien le samedi et les stages de remise à niveau pendant les vacances, on pourrait réduire ou supprimer les RASED dont on fait opportunément le procès.

Il y a donc, en perspective, beaucoup d'économies à faire. Serait-ce dans le cadre de la réduction de la dépense publique, le principal moteur de la politique éducative?


2. le poids de l'idéologie


Les nouveaux vieux programmes et la pédagogie simpliste qu'ils induisent aboutissent inéluctablement à la stigmatisation des faibles, à la culpabilisation des enfants et de leurs parents, à l'idée déjà généreusement répandue de la fatalité de l'échec. "On aura tout fait pour eux. On aura fait une école que les parents comprennent parce que c'est la même que celle de leurs grands parents. On aura accru les contrôles et les devoirs. On aura offert du soutien gratuit le samedi matin et pendant les vacances (par des enseignants qui ne les connaissent pas et qui feront des contrôles et des devoirs et quelques jeux de société). Et, vous le voyez bien, on a tout fait pour eux. Il n'y a rien à faire. Ils sont nuls et certainement paresseux. C'est de votre faute, à vous parents. L'école n'y peut rien". Nous sommes à l'opposé d'une vision humaniste, démocratique, émancipatrice de l'école. C'est à l'évidence un choix idéologique, en parfaite cohérence avec la volonté apparente de rompre avec la tradition républicaine française, avec même les fondamentaux du gaullisme, pour se projeter dans l'ultra libéralisme, la société des gagnants et le loto de l'égalité apparente des chances (à ne pas confondre avec l'égalité des droits et l'égalité des possibles)


3. la destruction du service public


Les conflits entre enseignants au sein des groupes scolaires, les conflits entre les familles et l'école, le développement des pressions et des procès, les risques accrus de "judiciarisation", la perte de confiance des citoyens en leur école, la manipulation de l'opinion publique par les grands médias dirigés par des groupes financiers soumis au pouvoir, ne peuvent conduire qu'à la valorisation de l'enseignement privé et à la destruction du service public d'éducation.

Le malaise des cadres intermédiaires est patent. Navigant à vue entre loyauté et servilité (lire mon texte à ce sujet sur le site de Philippe Meirieu. Rubrique Forum), ils éprouvent des difficultés à dire exactement le contraire de ce qu'ils disaient jusqu'alors au nom même de la loyauté et du sens du service public. Il est toujours difficile d'accepter de passer pour des imbéciles. La vie est infiniment plus facile pour ceux qui s'accommodent d'un rôle, consenti ou inhérent à leur grade ou à leur fonction, de propagandiste. Elle est aussi beaucoup plus facile pour ceux qui nonobstant les lois, les réformes, les instructions, les changements de programmes, sachant parfaitement que, jusqu'alors, les pouvoirs successifs respectaient la liberté pédagogique (personne n'a été inquiété pour avoir refusé d'appliquer la loi de 1989!), continuaient à faire comme l'école imperturbablement comme au temps de leur grands-mères, affirmant devant les caméras complaisantes qu'il suffit de froncer les sourcils dans la cour pour avoir la paix pendant 8 jours (Le Bris sur France 2) ou de faire du b-a ba pour que les enfants comprennent ce qu'ils ânonnent à l'entrée en 6ème (Boutonnet sur toutes les chaînes)  



Sortir de l'impasse, éviter la crise



La marge de manœuvre du ministre est étroite. Le climat est déjà fortement dégradé dans et autour des écoles. Les résistances et les crispations s'exacerbent. Fin connaisseur du système, compétent, il ne peut pas ne pas être troublé par la déception qui s'exprime massivement et par les risques qu'encourt cette école dont on peut penser qu'il l'aime… quand même.


La sagesse et l'intérêt supérieur de l'Etat exigeraient de lui un énorme courage politique:


Suspendre l'application des nouveaux vieux programmes


Entendre la colère qui monte


Exiger une évaluation de l'application des programmes de 2002


Reprendre la réflexion sur la place de l'école dans la société et sur la construction d'une école moderne et démocratique pour les 20 ou 30 ans qui viennent


Surmonter les querelles idéologiques en s'inscrivant résolument dans la perspective de la société de la connaissance et de la communication, d'un vrai socle commun de connaissances et de compétences, et de l'éducation et de la formation tout au long de la vie, perspectives qui peuvent être consensuelles et mobilisatrices.


Le fera-t-il? Pourra-t-il le faire?


Nous n'aurons pas à attendre longtemps pour le savoir.



Pierre FRACKOWIAK



Sur le Café, derniers articles de P. Frackowiak :

Sur les programmes du primaire

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/prog[...]

Sur le rapport Maternelle

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2007/Mat[...]

Sur le rapport sur la grammaire

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/grammair[...]  

Sur le rapport du HCE

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2007/[...]  

Dernier article : sur les journées mathématiques de Maubeuge

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/[...]



Par fgiroud , le vendredi 04 avril 2008.

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