Yves Dutercq : Où va l'éducation entre public et privé ? 

Par François Jarraud


   

La publication de l'ouvrage dirigé par Yves Dutercq (Yves Dutercq, Où va l'éducation entre public et privé ?, Bruxelles, de Boeck, 2011) permet de faire le point sur les rapports complexes entre école privée et publique dans le monde. Des rapports différents selon les états mais qui affrontent une réalité nouvelle : une recomposition qui oppose un référentiel global et internationaliste aux paradigmes strictement nationaux.


La progression de l'enseignement scolaire privé est-elle une réalité universelle ?


Dans "Où va l’éducation entre public et privé", nous insistons d’une part sur la grande diversité des formes d’enseignement privé dans le monde, d’autre part sur la distinction à faire entre expansion de cet enseignement privé et mouvement de privatisation de l’enseignement.


D’un pays à l’autre ce qu’on appelle « enseignement privé » recouvre des réalités fort différentes, à la mesure des histoires nationales en matière d’éducation, des traditions politiques et des situations économiques. Ainsi, tandis que la Suisse a fait le choix d’un refus de subvention publique à l’école privée, ce qui limite forcément son développement, les Pays-Bas ont fait le choix inverse d’expansion du système éducatif sur la base de la subvention intégrale de l’enseignement privé confessionnel, qui scolarise les trois-quarts des élèves. Monica Gather-Thurler constate cependant que dans les grandes villes suisses, en particulier à Genève, les écoles privées, pourtant chères, attirent de plus en plus d’élèves en raison des doutes, plus ou moins fondés, sur la qualité d’enseignement et d’accueil des élèves des élèves du public. On sait par ailleurs qu’en France l’enseignement privé, largement subventionné, assez peu onéreux et bénéficiant d’une bonne réputation d’encadrement des élèves, pourrait grossir au détriment du public s’il n’était pas limité dans sa capacité d’accueil.


Dans d’autres pays où le système d’enseignement public est vraiment déconsidéré par manque de moyens, on peut voir la population se répartir entre les différents réseaux en fonction de ses possibilités financières : c’est le cas au Chili où existent trois réseaux : un réseau public peu performant qui scolarise les plus pauvres, un réseau privé confessionnel subventionné, moyennement performant, qui scolarise les enfants des classes moyennes, un réseau privé stricto sensu élitiste, qui scolarise les plus riches. Enfin dans les pays en difficulté, l’enseignement public propose des conditions d’enseignement tellement indécentes que tous ceux qui le peuvent cherchent des alternatives, favorisant par exemple le succès des réseaux d’écoles confessionnelles qui fonctionnent comme de quasi entreprises d’éducation. Julia Resnik met aussi en évidence l’expansion des écoles internationales dans les pays d’Amérique latine, mais aussi d’Amérique du Nord, partout où le système d’enseignement national est déconsidéré. Ce peuvent être des écoles privées ou semi-privées qui préparent au baccalauréat international ou encore des établissements américains, anglais, français, destinés au départ à accueillir les enfants des expatriés, qui scolarisent des « locaux » à des tarifs élevés.


On assiste par ailleurs à un mouvement moins visible, mais en fait plus important encore : le recours des familles qui scolarisent leurs enfants dans l’enseignement public à des services proposés par des entreprises privées d’éducation. Dans ce cas, ces entreprises ne sont pas dans une position de concurrence par rapport au public mais de complémentarité revendiquée. Elles vivent de ce que le public n’offre pas ou pas assez : soutien scolaire, entraînement, accompagnement, coaching, etc. On connaît la double journée des élèves japonais et coréens, qui ont recours aux « cours du soir », on sait moins que la Grèce connaît une situation similaire. Mais n’oublions pas le succès en France des cours privés qui offrent ce complément destiné non pas tant aux élèves en difficulté qu’aux élèves « seulement » moyens et dont les parents veulent assurer la promotion. Certes ce succès est renforcé par la prise en charge sous forme d’allègement fiscal d’une partie de ce qui est payé par les familles, mais comme j’y insiste, il répond aussi à une attente de ceux qui en usent.



La crise joue-t-elle un rôle dans cette croissance ?


Le premier sujet d’angoisse chez les jeunes, ce sont les débouchés et l’emploi. J’insisterai donc sur les facteurs les plus récents qui ont pu accroître cette angoisse et contribuer au développement de l’enseignement privé : d’une part les difficultés financières de nombreuses nations, d’autre part les mauvais résultats aux évaluations internationales, comme PISA, des élèves de systèmes éducatifs jadis réputés. La France est bien sûr concernée par ces deux phénomènes. La rigueur budgétaire a conduit (au mieux) à une stagnation de l’investissement éducatif ces dernières années sans choix véritablement clair, alors que les besoins se sont accentués, puisque ces systèmes éducatifs sont peu performants et ne répondent pas aux difficultés d’une bonne partie de la population d’élèves. Les gouvernements à la recherche du « faire mieux avec moins » ne répondent que par le leitmotiv de l’efficience, certes réaliste mais peu mobilisateur ! L’efficience est une bonne chose en soi. Nils Soguel envisage le risque de retrait de contribuables qui refuseraient de payer des impôts pour une école publique trop peu efficace : la question se pose en Suisse, comme elle peut se poser un jour en France ou partout où le financement sur argent public de l’enseignement obligatoire est la règle. En attendant les parents ne semblent pas considérer comme suffisant ce qui est offert par l’école publique ou subventionnée, puisqu’ils vont chercher des compléments dans l’offre marchande d’enseignement. Le Conseil emplois revenus cohésion sociale ou l’Inspection générale s’en sont inquiétés, relevant que la loi sur les services à la personne avait conduit à ce que l’argent public favorise, en la finançant, cette offre marchande plutôt que de servir à abonder des formes de suivi individualisé proposées par l’enseignement public, comme c’est le cas en Finlande …et comme ce n’est pas le cas dans d’autres pays qui caracolent aussi en tête des classements internationaux. La question se pose alors des choix politiques et sociétaux que nous faisons et qu’on peut résumer ainsi : peut-on concevoir une école à la fois juste et efficace ?



Quand on regarde l'évolution récente de certains systèmes éducatifs,  je pense à l'Angleterre par exemple, on voit une réalité très  complexe entre des écoles publiques, privées pur et dur, mais aussi  des écoles privées sur fonds publics, des écoles privées sur fonds publics  et privés... D'une certaine façon c'est aussi la privatisation qui disparaît en se transformant. Qui mange qui ?


Ce phénomène de privatisation, à distinguer du seul développement de l’école privée, me paraît être à attentivement analyser. Il y a en définitive peu d’écoles privées au sens strict et la plupart des systèmes éducatifs dans le monde privilégient le financement public de l’enseignement obligatoire. Mais ce financement recouvre toute une palette de cas, dont on peut avoir une idée en France avec notre enseignement privé sous contrat et plus encore en Angleterre. De plus, il ne faut pas oublier que l’investissement éducatif ne se limite pas au coût de la scolarité. La scolarisation suppose un ensemble de services et donc de frais qui tiennent au para et au péri-éducatif, mais qui sont bien souvent incontournables : l’accueil des enfants au-delà du temps de cours, les études surveillées, l’accompagnement, la cantine, etc. Or ces services sont dans beaucoup de pays délégués à des instances privées ou semi-privées : ce n’est pas scandaleux en soi, la délégation est souvent salutaire et la pluralité des intervenants stimulante, sauf quand ces instances fonctionnent essentiellement sur une logique de profit et restent inaccessibles à beaucoup. C’est le cas même dans des pays riches comme l’Angleterre ou les Etats-Unis et on voit se développer un phénomène analogue en France.



S'agit-il d'une nouvelle étape d'une vieille guerre des valeurs ? D'une diversification des systèmes éducatifs ?  Ou d'une volonté de mettre en concurrence des systèmes différents dans chaque système éducatif national ?


Un peu de tout cela en fait. Ainsi, même si on dit souvent que le choix du privé est de moins en moins idéologique, comme voulait le montrer l’enquête de Langouët et Léger qui a fait beaucoup de bruit dans les années 1990, on ne doit pas oublier que la dimension politique est très présente dans le discours de justification de ceux qui recourent, finissent par recourir ou refusent de recourir à l’enseignement privé. Certains font d’emblée plus confiance dans ce qui est privé. Sally Power a mit en évidence le clivage qui existe entre monde du privé et monde du public en Grande-Bretagne, en tout cas au sein des classes moyennes (les cadres du privé mettent leurs enfants à l’école privée, ceux du public à l’école publique), mais on le constate aussi en France, quand on analyse qui fait plus systématiquement appel à ce que j’appelle les « entreprises privées d’éducation » pour qualifier les cours privés et un certain nombre d’écoles d’enseignement supérieur.

Mais il faut s’intéresser aussi à ceux qui ne choisissent le privé ou plus encore une offre payante que parce qu’ils y trouvent un bien que n’offre pas le public au sens large. Je parle ici de « sens large » dans la mesure où le plus important n’est pas tant la nature de l’opérateur, à partir du moment où l’évaluation de son efficacité et la régulation de l’offre sont aux mains d’instances externes et incontestables, que l’accès au service proposé et donc le prix à payer pour bénéficier d’un bien qui devrait être accessible à tous.



S'agit-il d'une "marchandisation" de l'éducation ?


Le plus grand danger est bien l’expansion de véritables entreprises d’éducation, pour certaines subventionnées par l’argent public (comme dans certains états des Etats-Unis ou encore en Suède) mais dont le but est le profit, qui introduisent dans le système d’éducation une logique inacceptable si on croit un tant soit peu en la démocratie et aux bienfaits de la démocratisation.


Cette instrumentalisation et cette marchandisation, revenant à considérer l’éducation comme un bien marchand, ont leurs défenseurs, qui assurent que les services privés et payants sont toujours d’une qualité supérieure aux services publics et gratuits, mais on en voit les limites quand cette logique conduit à ce que soit proposés à la vente non plus de l’enseignement mais des diplômes et de leurs débouchés. Il y a le cas extrême, que révèlent Bernard Convert et Lise Demailly, de l’offre tarifée sur internet de devoirs ou de mémoires à destination des étudiants. Il y a plus banalement, au niveau au moins de l’enseignement supérieur, une explosion de l’offre privée ou semi-privée : les universités australiennes, fonctionnant en présentiel ou en e-learning, sont devenues ainsi la terre d’accueil des étudiants internationaux à la recherche d’une certification et prêts à payer, parfois très cher, pour cela. Mais n’a-t-on pas un phénomène similaire en France avec la floraison des business schools semi-privées, pas très sélectives mais aux tarifs dissuasifs, qui permettent aux enfants des milieux aisés d’échapper à l’Université de masse et d’assurer leur avenir ?


Nathalie Mons parle "d'instrumentalisation" de l'enseignement privé par les états .  L'avenir de l'enseignement privé c'est l'Etat ?


Nathalie Mons se situe au niveau du seul enseignement obligatoire et insiste sur les différentes formes d’enseignement privé en les rapportant à leur niveau d’autonomie par rapport aux autorités publiques. Elle constate que très rares sont les systèmes éducatifs où l’Etat (ou une autre entité publique) ne contrôle pas en fait la politique éducative et en particulier les programmes, la certification, l’évaluation, etc. Et il est vrai que la plupart des établissements privés du premier et du second degré respectent scrupuleusement la réglementation nationale, même contraignante, en matière d’éducation. On pourrait à partir de là imaginer l’éventualité d’une délégation complète de l’enseignement scolaire à des opérateurs privés par un Etat prescripteur et évaluateur, qui continuerait à définir intégralement les tenants et les aboutissants de l’action éducative. Cette perspective n’a rien d’extravagant si l’on pense à ce qui se passe en France à l’échelon de l’enseignement post-obligatoire et, de manière plus radicale, en matière de politique de santé avec la dévolution d’une très grosse part de l’action à la médecine privée. Cette dévolution est évidemment porteuse d’importantes inégalités et on voit les difficultés de régulation publique de l’action des médecins privés.

 


Ajoutons que si l’Etat reste prépondérant quand il s’agit de fixer les objectifs éducatifs, d’autres autorités ont acquis de la légitimité en tant que prescripteurs en matière d’éducation : des lobbies, des associations, des clubs de réflexion, des magnats s’intéressent à la question et gagnent en influence, ne serait-ce que parce que, dans une époque de doute, le discours de voix alternatives ou de grands médiateurs prend le pas sur celui de ministres à cours d’idées. Pierre-David Desjardins et Claude Lessard montrent l’impact au Canada du palmarès des écoles, très médiatisé, que produit chaque année l’Institut Fraser, une fondation très liée aux lobbies néolibéraux. Ce palmarès exacerbe la compétition entre établissements publics et privés, sur la base d’un « partage » du marché entre les premiers qui récupèrent les élèves en difficulté sociale et scolaire et les seconds qui héritent des élèves les plus à l’aise.


Quelles conséquences a cette privatisation sur les systèmes éducatifs et sur le métier d'enseignant ?


Pour qualifier le transfert complet ou partiel du service d’éducation de l’autorité publique vers des organismes privés, les sociologues anglais Ball et Youdell parlent de privatisation de l’éducation. Ils qualifient en revanche de privatisation en éducation l’introduction dans le système public d’éducation d’éléments de la logique privée, que ce soit du point de vue des pratiques ou des valeurs.


Or cette dernière forme de privatisation, moins visible, est très en pointe, surtout quand le système public d’enseignement paraît ne pas remplir correctement les objectifs qui lui sont assignés ni répondre aux attentes des familles. Christian Maroy examine dans l’ouvrage les transformations de l’appréhension des rapports entre enseignement public et enseignement privé, sous l’influence d’un changement de paradigme de l’action publique : le passage d’une définition institutionnelle de l’école comme instance de socialisation à une définition managériale et économiciste, la considérant comme avant tout productrice de savoirs utiles, valorise l’enseignement privé. Ce paradigme est jugé plus efficace et bénéfique à l’ensemble du système car favorisant la compétition scolaire. C’est aller vers une conception de l’éducation centrée sur son caractère de bien privé, que des parents consommateurs peuvent apprécier selon des critères personnels, et oublier alors l’autre mission de l’école, primordiale : créer du lien social.


Reste qu’un des principaux dangers qu’encourt l’enseignement public tient à la prise de conscience par les usagers-contribuables de sa médiocre efficacité qu’il n’est pas possible d’ignorer. Restaurer une pleine confiance est à la fois souhaitable et possible, mais sous certaines conditions, notamment en adaptant et en important dans le système public les avantages proposés par les opérateurs privés, au bénéfice du plus grand nombre. Nos enquêtes font ressortir ce qu’apprécient les élèves quand ils se tournent vers les cours privés, en termes d’attention, de réactivité, d’individualisation et, pour tout dire, de mise en confiance : c’est ce qui les aide à réussir au-delà du bachotage. Cela suscite sans doute quelques moyens, mais surtout un changement assez radical du rapport aux élèves, au travail, aux notes, etc. Cette reconsidération de la forme scolaire et du travail enseignant, évoquée par Emanuelle Berger et Girorgio Ostinelli, suppose entre autres une refonte de la formation -assez éloignée de ce qui a été récemment mis en oeuvre- avec l’accent mis sur l’acquisition des compétences pédagogiques et transversales et la capacité à questionner sa pratique autrement que dans l’urgence.


Yves Dutercq

 

Propos recueillis par François Jarraud


Yves Dutercq, Où va l'éducation entre public et privé ?, Bruxelles, de Boeck, 2011, 202 p.



Sur le site du Café

Par fjarraud , le dimanche 20 mars 2011.

Partenaires

Nos annonces