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La chronique de Lyonel Kaufmann : l'enquête historique à l'âge d'Apocalypse 

En 2009, lors de la diffusion d’«Apocalypse» de D. Costelle et I. Clarke, j’avais rédigé une chronique intitulée «Apocalypse : au-delà des prouesses techniques est-ce de l’histoire?» [1] En 2011, D. Costelle et I. Clarke reviennent avec «Apocalypse Hitler». L’occasion de faire le point.


En 2011, concernant «Apocalypse Hitler», les deux producteurs développent toujours la même idée qu’en 2009. A savoir que la Deuxième guerre mondiale aurait été initiée par un « pyromane incroyable, Hitler, qui met le feu à la planète. » [2] Pour leurs parts, deux articles, l’un de Libération, l’autre d’André Gunthert dressent des constats comparables à ceux que j’avais rédigés en 2009.

Pour Libération [3],

« Le docu est un blockbuster, avec Hitler en acteur principal, un vrai sens du montage, de la post-synchro (la sonorisation), de la profondeur de champ et de l’étalonnage (la colorisation). Isabelle Clarke le revendique même dans le dossier de presse : la démarche des auteurs tient du « geste artistique ». Et, s’ils utilisent « les codes narratifs et plastiques du cinéma », c’est parce qu’ils sont « indispensables à une compréhension de l’histoire par le plus grand nombre ». C’est bien ça : Apocalypse Hitler n’est pas un documentaire historique, c’est du cinéma. »

Pour sa part, André Gunthert [4] conclut

« Apocalypse restera comme le produit typique d’une époque qui craint les apparences du passé, confondant les destinées de l’archive historique et de la production commerciale, mais ne sait pas reconnaître l’archaïsme d’une approche dépassée de l’histoire. C’est moins Costelle et Clarke qu’il faut tenir pour responsables de cet état de fait que France 2, qui n’oserait pas promouvoir un documentaire historique sans le présenter comme un défi technologique, et qui empile les superlatifs pour s’autoconvaincre de diffuser en prime time une vision désuète et terriblement old school de l’histoire. »


Par ailleurs, Edouard Husson [5], vice-chancelier des Universités de Paris et spécialiste de l’Allemagne dans sa période nazie, ne manque pas lui de tordre le coup à l’absurde insistance d’« Apocalypse Hitler » sur la possible ascendance juive de Hitler :

« une thèse bien éculée, et dont on se demande bien pourquoi les auteurs la réhabilitent. Que le père de Hitler n'ait pas su l'identité de son vrai géniteur, quoi de plus banal dans une région (Bavière, Nord-Ouest de l'Autriche) où les naissances illégitimes étaient particulièrement nombreuses à cette époque, sans doute liées au système de la famille souche- l'aîné héritant et se mariant laissait peu d'espoirs à des cadets de s'établir. Que Hitler n'ait pas su, contre les critères du régime qu'il avait établi, prouver l'origine de ses quatre grands-parents, certes. Mais de là à nous refaire le coup d'un Hitler peut-être juif, il y a un grand pas, franchi avec désinvolture. Non seulement il aurait fallu creuser dans une autre direction: Hitler a peut-être eu des ancêtres tchèques; mais il aurait fallu se rappeler que la thèse des ancêtres juifs de Hitler est un symptôme de la mauvaise conscience européenne et occidentale vis-à-vis du judéocide: ce serait si pratique de pouvoir se dédouaner de siècles de persécutions culminant dans un génocide et de pouvoir dormir tranquille car un Juif aurait décidé de tuer massivement d'autres Juifs... »


Pour ma part, depuis 2009, j’ai eu l’occasion de travailler sur l’utilisation du film documentaire et du film de fiction en classe d’histoire. Dans ce cadre-là, j’ai poursuivi tant ma réflexion que le travail d’enquête à propos des images d’archives proposées et utilisées par « Apocalypse ».

En effet, une des tâches redoutables pour l’enseignant d’histoire consiste, devant le déferlement et la succession d’images d’archives issues de plusieurs sources, à retrouver l’archive initiale et à la contextualiser. La tâche est harassante dans la mesure où ces images ne sont jamais contextualisées et sont systématiquement utilisées comme illustration d’un texte rédigé par avance. En outre, elles sont généralement recadrées, tronquées, resonorisées, et même, pour « Apocalypse », colorisées.

Dès lors, j’ai mené l’enquête à partir des images du Débarquement anglo-américain en Normandie. On trouve ainsi de mêmes extraits d’archive utilisés tant par « Apocalypse » que la série documentaire américaine « The War ». [6]

Un extrait m’a plus particulièrement intéressé. Il s’agit de l’extrait débutant par les images de parachutistes américains, aux visages recouverts de « peintures de guerre » à l’indienne, prêts à monter dans leur avion. [7]

On peut ainsi observer les différences de cadrage et les montages réalisés à partir des mêmes sources. Cependant, il est encore plus intéressant de noter que les deux documentaires s’appuient sur la même trame narrative. De plus, celle-ci est identique à celle présentée dans la série «Band of Brothers», datant de 2001. [8]

 

En effet, tant dans « Apocalypse » que dans « The War » ou « Band of Brothers », le récit débute avec ces parachutistes et leurs visages camouflés, puis apparaît le général Eisenhower (ou un extrait de son message aux soldats dans « Band of Brothers »). On assiste ensuite au décollage d’avions, suivi de scènes de largages de bombes alliées sur la Normandie. « The War » diffère d’« Apocalypse » par l’insertion, au milieu des images d’archives en noir/blanc, d’interviews en couleur de vétérans américains du conflit.

Sur ce dernier point, François Nimey [9] note que

« Le commentaire accrédite le «sérieux» documentaire. Les témoins survivants sont conviés pour décrire uniquement des détails confirmant la scénarisation et la version du commentaire. »

Si, grâce aux ressources présentes désormais sur internet, il est possible de retrouver certaines archives issues des actualités cinématographiques de l’époque, [10] il est plus important encore de retrouver l’origine de cette trame narrative. Dans le cas présent, elle a pour origine « The True Glory » (1945) soit une co-production de l’Office américain de l'information de guerre (US Office of War Information) et du ministère britannique de l’Information (British Ministry of Information). Cette réalisation avait pour but de mettre en évidence la victoire acquise par les troupes anglo-américaines sur le front de l’Ouest et leur rôle dans la chute du Troisième Reich. Il s’agit à ce moment-là de contrebalancer le rôle joué par les troupes soviétiques dans cette chute. En ouverture, on y retrouve le général General Dwight D. Eisenhower, commandant suprême des forces alliées en Europe, qui introduit le film. [11]  Le récit débute avec les préparatifs du Débarquement de Normandie jusqu’au dénouement final, en passant par l’épisode de la bataille des Ardennes (Bastogne). Cette dernière est l’équivalent dans le dispositif anglo-américain de la bataille de Stalingrad aux conditions climatiques hivernales et à la férocité des combats comparables.

Au final, il est intéressant de noter que toutes ces séries reproduisent une trame initiée en 1945 déjà par « The True Glory » avec les débuts de la Guerre froide en arrière-plan. En définitive, le statut de ces séries est donc identique : il s’agit d’oeuvres de fiction. L’aspect documentaire entre peu en considération lorsqu’il s’agit pour l’enseignant de choisir l’une ou l’autre. Au contraire même, car « Band of Brothers » présente l’avantage, par rapport à nos élèves, d’un statut clair d’oeuvre de fiction. En outre, pour l’enseignant, cette série n’implique pas de titanesque et épuisant travail sur la traçabilité des multiples archives utilisées et tronquées par les deux autres séries. L’enseignant peut alors recourir à un dossier de documents complémentaires ou divergents pour confronter la série à d’autres points de vue réellement historiques.

Concernant Hitler, plutôt que d’utiliser l’histoire barnum et falsifiée [12] d’« Apocalypse Hitler », l’enseignant dispose de film de fiction de grande qualité. Dans Télérama [13], Matthias Steinle, maître de conférences en cinéma à Paris III et l'historienne Julie Maeck, chargée de recherches à l'Université libre de Bruxelles vont également dans ce sens et nous proposent « Le Didacteur » (1940) de Chaplin, « To Be or Not to Be » (1942 d’Ernest Lubitsch et même « Inglorious Basterds » (2009) de Quentin Tarantino, car, comme l’indique Matthias Steinle :

« Ces films, au moins, n'entretiennent pas le mythe du Führer; ils cherchent à l'arrêter. En voyant Inglorious Basterds, les jeunes comprennent au moins que le nazisme, c'est mal ! Reste juste à leur expliquer qu'Hitler n'est pas mort dans un cinéma. »


Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,

Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)


Notes

[1] http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lense[...]

[2] Un propos totalement désuet historiographiquement puisque l’historien Ian Kershaw, par exemple, disqualifie dans sa biographie d’Hitler tout travail historique qui se contenterait de présenter Hitler en Deus ex machina. Visiblement depuis 2009, Isabelle Clarke et Daniel Costelle n’ont toujours pas mis à jour leur logiciel historique…

[3] Du bruit autour du Führer, Ecrans :
http://www.ecrans.fr/Du-bruit-autour-[...]

[4] Apocalypse ou la trouille de l’histoire, L’atelier des îcones : http://culturevisuelle.org/icones/2168

[5] le blog d’Edouard Husson :
http://www.edouardhusson.com/[...]

[6] The War (2007) est une série documentaire en quatorze épisodes (DVD) co-réalisée et produite par Ken Burns et Lynn Novick. La série raconte la Seconde Guerre mondiale au travers des témoignages d’hommes et de femmes originaires de quatre villes typiquement américaines. Ces témoignages sont encadrés par des images et photographies d’archives. La voix-off de Philippe Torreton organise le récit chronologique du conflit.

Concernant les ambitions des auteurs, leur intention était de raconter la guerre par ceux qui l’ont vécue, d’un point de vue américain et celui de gens ordinaires. Il s’agissait aussi pour Ken Burns et Lynn Novick de mettre en évidence les horreurs de cette guerre à soixante millions de victimes et non la «bonne guerre» que la plupart des Américains s’imaginent après le Vietnam ou l’Irak.

[7] Pour le travail réalisé avec mes étudiants, l’ensemble des extraits est disponible à cette adresse :
http://www.box.net/shared/h4qrjmpuu3

[8] Band of Brothers (Frères d’armes) est un feuilleton télévisé américano-britannique, en 10 épisodes d'environ 1 heure, créé par Tom Hanks et Steven Spielberg d’après l’oeuvre de Stephen E. Ambrose et diffusé entre le 9 septembre et le 4 novembre 2001 sur le réseau HBO. En France, le feuilleton a été diffusé entre le 22 juillet et le 19 août 2002 sur France 2. Ce feuilleton retrace l'histoire des soldats de la Easy Company, du 506e régiment d’infanterie parachutée de ses débuts et jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945.

[9] François Niney (2009). Le documentaire et ses faux-semblants. Paris: Klincksieck, p. 155-156

[10] Archives allemandes - Die Deutsche Wochenschau :
http://www.archive.org/search.ph[...]

Archives américaines :
http://www.archives.gov/researc[...]

Archives françaises : http://boutique.ina.fr/video/histoire-et-conflits/sec[...]

[11] http://en.wikipedia.org/wiki/The_True_Glory.

[12] Selon les propos de Jean-Louis Comolli :
http://cinemadocumentaire.wordpress.com/2011/[...]

[13] “Apocalypse Hitler”, une impression de déjà-vu, Télérama :
http://television.telerama.fr/television/apo[...]

Sur le site du Café
Sur le Web
Par jeanpierremeyniac , le mardi 22 novembre 2011.

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