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Le Billet de Gilles Fumey : La démocratie fait-elle géographie ? 

Les géographes aiment à se faire connaître comme des « spécialistes » de contrées du monde dont ils sont parfois les rares à savoir parler la langue. Ce qui leur vaut le privilège de parler sur tout ce qui s’y passe dans les médias. On connut des charrettes de « tropicalistes », rentrés d’un service militaire aux antipodes, qui font leur miel de cette proximité et publient des « manuels » autorisés. L’effondrement du bloc soviétique nous valut des « spécialistes » des pays de l’Est européen parlant qui roumain, qui polonais, qui bulgare. Aujourd’hui, les choses sont moins nettes. Ceci pose la question de savoir comment « on fait de la géographie ». D’autres manières de « connaître » un pays, ou d’approfondir ses connaissances, peuvent être de lire des essais, des romans, de voir des tableaux ou des films. Des films appelés autrefois « engagés » peuvent fournir des avis tout à fait autorisés pour comprendre un pays. Ou le faire comprendre à nos élèves.

Ainsi, le film No de Pablo Larrain raconte-t-il comment Pinochet a façonné le Chili contemporain comme une pièce politique maîtresse en Amérique latine où le poids des « grands » comme le Brésil ou l’Argentine laisserait à penser que les autres Etats comptent peu. Le film explore le rôle que les techniques de publicité ont joué dans la perte du pouvoir par Pinochet en 1988. Un détail ? C’est une donnée aussi importante pour la géographie que les réserves de cuivre ou les exportations de vin. Nous n’en demanderons pas tant dans les programmes pour l’instant, désormais que la géopolitique est entrée dans les concours. Michel Foucher (voir entretien ce mois-ci) montre bien le chemin parcouru qui est déjà considérable. Pourtant, nous rêvons qu’un jour une géographie puisse prendre compte la construction de la chose politique dans un espace donné.

Pablo Larrain avait déjà exploré le Chili sous Pinochet dans Tony Manero (2008) et Santiago 73, Post Mortem (2010), plongeant ses personnages psychopathe et dépressif dans l’horreur et la douleur. Dans son film No (2012), actuellement sur les écrans, René Saavedra (Gael Garcia Bernal) est un jeune pubard dont le seul mérite est d’avoir eu un père opposant au général honni. Le point de vue est de montrer ce que la campagne électorale du « non » a de plus « révolutionnaire », c’est-à-dire des clips télévisés (la chaîne est une chaîne publique) alternant les pubs pour le « oui » et pour le « non ». Le film montre combien les publicitaires sont travaillés par les messages faisant allusion à des disparitions, des assassinats dont l’usage émotionnel confine au cynisme en vogue dans cette profession.

Ainsi, le Chili qu’on donne à voir est-il plein d’allant et d’entrain sur des clips au ton léger, frisant l’inconscience quand on montre des assassinats qu’il faudrait rendre « sympathiques ». Les trahisons et les lâchetés attestent d’une démocratie se construit avec beaucoup de hasard et peut basculer d’un coup de dé. D’ailleurs, la victoire obtenue, les protagonistes repartent à leurs affaires et l’histoire se banalise comme une parenthèse. Outre l’intérêt historique que donne ce film avec des clips originaux, il montre comment la géographie politique actuelle mondiale est une somme de votes qui déterminent des équipes au pouvoir, devant composer ou s’affronter pour le meilleur et pour le pire. Et parfois rien de plus.

Les questions « Que savons-nous du Chili que nous puissions enseigner aux élèves ? Et pour quelle utilité ? » renvoient aux mêmes questions sur le temps et les espaces dont nous manipulons les données et les récits construits par des « scientifiques », ici, la chronologie par les historiens, là, les données géoéconomiques et démographiques issues d’une statistique nationale. Cela fait-il « histoire » et « géographie » ? Dans notre imaginaire géographique, le Chili est affublé d’un rôle original qui est celui d’un pays ayant connu et étant sorti de la dictature plus fort économiquement qu’il ne l’était auparavant. Pays très « européen » au sud d’une entité culturelle « andine » et indienne très marqué, le Chili  dont la forme rappelle un piment (chile, en espagnol) est une particularité géographique qui a tout son intérêt.

Pour faire comprendre ce que la démocratie fait à la géographie, le Chili contemporain l’explique par le film de Pablo Larrain : un combat de classes sociales et de générations et leurs visions du monde, une bataille d’opinions avec des partis politiques libres, un chef d’Etat qui fut une femme (Michèle Bachelet).  Toutes choses et bien d’autres qui forment  « l’exception chilienne » qui ne se réduit pas à la forme d’un piment.


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Gilles Fumey est professeur de géographie à l’université Paris-IV (Alimentation et cultures alimentaires et IUFM). Il a animé pendant 12 ans les Cafés géo. Il blogue sur http://www.geographicat.net/, dirige la revue La Géographie et chronique chaque semaine dans La Vie (« L'œil du géographe »)

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Par jeanpierremeyniac , le vendredi 29 mars 2013.

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