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À la Une : Réflexions sur l'école numérique 

Par Jeanne-Claire Fumet


 

L'outil numérique n'est pas neutre. En redéfinissant l'espace et le temps éducatif, il bouleverse en profondeur les structures de l'enseignement scolaire. Pour Stéphane Vendé, professeur de philosophie au lycée Robert Schumann de Cholet et IA TICE auprès de l'Académie de Nantes, les enjeux de la mutation numérique de l'enseignement ne doivent pas être éludés. Dans une contribution de janvier 2015,  publiée sur le site académique de Nantes Le gain vaut-il la perte ?, il appelle l'attention sur les implicites oubliés de cette révolution technique. Sans polémique, souligne-t-il, mais avec pragmatisme. Une contribution qui appelle à débattre sur les questions de fond.

 

 

La classe inversée, « simple » déplacement ?

 

Crispation conservatrice d'un nostalgique du tableau noir ? Ce serait plutôt l'inverse : Stéphane Vendé, qui met en question les implications latentes de l'école numérique, est un utilisateur efficace et inventif des ressources TICE pour l'enseignement de la philosophie. Ses projets partagés sur le site de l'Académie de Nantes permettent d'écarter d'emblée les procès d'intention. Mais il est aussi professeur de philosophie et à ce titre, conduit à questionner en profondeur des pratiques qui ne peuvent se prendre comme de simples gadgets facilitateurs. La classe inversée, en particulier, comme horizon technologique et comme alternative radicale au cours magistral, est-elle un simple déplacement du centre de l'attention ? Désacralise-t-elle le rapport au savoir ou le fixe-t-elle hors d'atteinte, dans une objectivation indifférente à la vitalité critique de l'échange dialogué ?

 

Une redéfinition de l'espace et du temps

 

L'un des objectifs pragmatiques affirmés de la dématérialisation consiste à rendre le contenu du cours plus accessible à l'élève par une disponibilité permanente. Le temps et le lieu communs de la salle de classe présentent des inconvénients de contrainte et d'uniformisation dont il a été montré que l'usage des outils numériques permet de sortir de manière bénéfique. Mais la mise à disposition illimitée des contenus suppose de les séparer de la médiation de la parole professorale. Les objets de savoir ainsi détachés prennent la forme de données objectives réifiées qui n'appellent pas à l'interrogation critique. Ils demeurent identiques à eux-mêmes, répétables à l'infini, incapables de varier au gré des obstacles que suscite la difficulté de comprendre. L'enseignement « magistral », celui du maître d'école, permet le « questionnement dialogué » entre les interlocuteurs : l’exercice de la raison s'y joue dans un échange réciproque. La « diachronie » (ou décalage dans le temps) que suppose le cours diffusé interdit cette interaction élémentaire de la situation d'enseignement. Le mirage sous-jacent est celui d'un savoir absolument objectivable, sans interprétation parce que dénué d’ambiguïté – et naïvement identifiable à un cursus ou un programme élémentaire défini.

 

Vie sociale publique et isolement individuel

 

Autre préoccupation soulevée par Stéphane Vendée : que supprime, en termes d'espace symbolique, la dématérialisation de l'école ? L'imagerie populaire de l'institution qui enferme, avec ses murs gris et ses barreaux aux fenêtres, fait écran à une autre réalité : celle d'un espace en retrait du monde public et à l'écart de l'espace familial, où se construit le jeune adulte. La porosité aux influences multiples de la société est-elle un gain pour l'école et pour l'individu qui tente de s'y construire ?  Stéphane Vendée évoque Hannah Arendt et ses analyses de « l'homme de masse » : pris dans les contrôles à distance d'institutions inaccessibles, lui-même livré publiquement et accessible sans réserve dans toutes les dimensions de son existence, l'homme de masse « se caractérise par son isolement », dit Arendt. Stéphane Vendé se défend de jouer les Cassandre : il propose de réfléchir à ce que de telles analyses nous disent de l'évolution de notre société, pas de déplorer par avance un avenir inéluctable. 

 

Des croyances illusoires que l'on n'interroge pas

 

Il s'agit bien plutôt, pour Stéphane Vendé, d'appeler à la perception critique de croyances communes mal sondées dans l'esprit du temps. Comment évaluer le rapport pragmatique entre gain et perte pour l'école à l'ère numérique, sans procéder à l'analyse des attentes irrationnelles, providentielles, qui entourent les techniques de communication ?  La connaissance ne se forme pas en dehors d'un effort d'approche toujours perfectible ; l'illusion d'un savoir déposé et disponible (ou confisqué et détenu) alimente l'attente de techniques d'information, voire de formatage, auto-évaluables et programmables qui ne sont ni compatibles avec la réalité, ni souhaitables dès lors qu'on y pense.

 

Google, le prolongement de Taylor ?

 

Stéphane Vendé conclut sa réflexion par un parallèle avec une autre transformation historique des pratiques, liée au développement de la production industrielle : la taylorisation. Les techniques ne sont pas neutres, souligne-t-il, elles ne sont pas détachées de la logique des intérêts socio-économiques du monde qui les engendre. Taylor a modifié l'architecture du monde du travail en imposant une vision de l'homme « usinier » : « Ce que Taylor a fait pour le travail industriel, Google le fait pour le travail de l’esprit », cite Stéphane Vendé, en ajoutant : « parce qu’il n'en est que le prolongement. »

 

Peut-être s'agit-il aujourd'hui, non pas certes de se prononcer « pour » ou « contre » les évolutions technologiques qui tissent le monde humain, ce qui serait absurde, mais plutôt de bien comprendre, et au besoin de modifier, le modèle humain qui se fait jour à travers leur développement. En se souvenant que les processus techniques ne sont pas fondés à déterminer les fins de la société dont ils ne sont que les instruments.

 

 

« Espaces media-langues », « classes inversées », individualisation, différenciation pédagogique, cours magistral à distance, M.O.O.C ., l’école à l’ère du numérique, #EcoleNumérique …  Le gain vaut-il la perte ? par Stéphane Vendé, Nantes, le 13/01/2015.

http://www.pedagogie.ac-nantes.fr/philosophie/enseignement/numerique-et-enseignement/ecolenumerique-le-gain-vaut-il-la-perte--887438.kjsp?RH=PHILOS



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Par JC Fumet , le vendredi 22 mai 2015.

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