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Tribune : Touche pas à mon image 

Par Antoine Maurice


On a tous le souvenir d'un enseignant qui nous a humilié. Peut-on pour autant tout écrire sur les enseignants ? Professeurs d'EPS, N. Mascret et M. Travert réagissent dans cette tribune à un article à charge publié par Rue 89 sur les professeurs d'EPS. Une réaction qui pourra sembler vaine mais qui défend un corps déjà largement critiqué et qui se sent menacé.

Suite à la publication d’un article sur le site Rue 89 « Le sport à l’école, école de l’humiliation ? », Nicolas Mascret et Maxime Travert ont demandé un droit de réponse, le contenu étant à la limite de la diffamation pour les enseignants d’EPS. Après l’acceptation initiale de notre article par Rue 89, le site n’a ensuite plus voulu le publier sous prétexte que la journaliste allait elle-même écrire un article qui se baserait sur notre propre travail pour rectifier et nuancer ses propos initiaux. Nous avons refusé et nous remercions le Café Pédagogique de contribuer à la diffusion de cette réflexion.

L’article de Renée Greusard, intitulé "Le sport à l’école, école de l’humiliation ?", publié sur le site Rue89 le 3 novembre 2012, est particulièrement contestable, sur le fond et sur la forme. La journaliste compile des témoignages d’anciens élèves ayant vécu des moments difficiles, voire des humiliations lors de cours d’Education Physique et Sportive (EPS). Même si l'article parle de moments effectivement traumatisants dus à des enseignants dont il ne faut pas nier l'existence, prendre des cas particuliers rigoureusement sélectionnés pour en faire quasiment une généralité de l’enseignement de l’EPS est une pratique discutable. Le sociologue Pierre Merle, interviewé dans l’article, affirme que ces phénomènes d’humiliation se retrouvent dans toutes les disciplines, les mathématiques étant la discipline la plus souvent citée de par son « prestige ». Nous pouvons malheureusement tous avoir des souvenirs de profs qui ont été odieux avec nous. Si un professeur de mathématiques en 4ème humiliait régulièrement les élèves de sa classe, individuellement et collectivement, peut-on pour autant laisser sous-entendre que la majorité des enseignants de mathématiques humilient leurs élèves ? Et que les mathématiques sont une « école de l’humiliation » ?

Renée Greusard se permet dès le début de son article de faire des raccourcis un peu rapides et sans aucun fondement ou point d’appui, comme par exemple que « l’EPS est une des disciplines les plus haïes à l’école, surtout à partir du collège ». Pourtant, une étude à propos de l'image de l'EPS chez les élèves menée par le Ministère de l'Education Nationale et des chercheurs (http://media.education.gouv.fr/file/95/6/6956.pdf ) montre au contraire que dans leur immense majorité les élèves, garçons ou filles, ont une bonne image de l’EPS et qu’ils plébiscitent cette discipline. Cette étude montre aussi que les enseignants d’EPS sont très bien intégrés dans le fonctionnement de leur établissement et dans la vie scolaire, bien au-delà de leur matière. Dans l’article de Renée Greusard, les références aux humoristes de Canal + Les Robins des Bois, au Petit Spirou et à la publicité Carambar ont-elles la même valeur qu’une étude ministérielle et scientifique sur des milliers d’élèves ? Même si l’on peut effectivement apprécier les Carambar et l’humour des Robins des Bois et du Petit Spirou, nous aurions pu être en droit d’espérer d’autres références un peu plus sérieuses pour au moins nuancer le propos et entrer dans une réelle démarche journalistique d’investigation, afin d’éviter de tomber dans la caricature et le sensationnalisme.

Certes, il ne faut pas nier la réelle difficulté d’enseigner l’EPS, qui plus est à l’adolescence. A cette période où aux transformations physiques se rajoutent des difficultés d’acceptation de soi et la volonté de s’inclure dans un groupe de pairs, la mise en jeu du corps peut être problématique. C’est d’ailleurs pour cette raison que la formation des enseignants d’EPS insiste d’un point de vue théorique et pratique sur la prise en compte de ces caractéristiques bien spécifiques des élèves auxquels ces futurs enseignants vont s’adresser. L’échec en EPS n’est pas forcément facile à assumer, car en plus des problématiques corporelles déjà évoquées, l’échec est plus visible que dans d’autres matières. Quand un élève transforme cet échec en une humiliation (à cause du contexte, à cause de l’enseignant, à cause du regard des autres, à cause de sa propre perception de cet échec, à cause de la réaction de sa famille), il serait malhonnête de nier qu’il vit une expérience émotionnelle traumatisante qui peut le poursuivre toute sa vie, comme n’importe quelle autre expérience marquante et inoubliable. Or, pour apprendre, il est nécessaire de rencontrer des difficultés qu’il s’agit de surmonter. Toute la compétence de l’enseignant d’EPS est que ces échecs ne se transforment pas en stigmatisation ou qu’ils soient vécus comme tels. C’est d’ailleurs le travail de n’importe quel autre enseignant, qu’il soit professeur d’histoire – géographie, d’anglais ou d’arts plastiques.

L’article n’évite pas le piège de la sur-généralisation : partir d’exemples sélectionnés pour en faire une théorie qui concerne finalement tout le monde. Cette impression est renforcée par le fait que le seul professeur d’EPS convoqué pour réagir est Fabien Ollier, qui développe certes un discours original sur l’EPS, mais ultra-minoritaire dans la profession. La confusion fréquente dans ses propos entre le sport de compétition et l’EPS tend à oublier que l’EPS n’est pas simplement un temps de pratique du sport de compétition. Il est fort regrettable que d’autres enseignants (et d’autres anciens élèves) n’aient pas été sollicités, alors qu’ils auraient pu montrer le caractère réducteur et parcellaire de la façon de traiter ce sujet. Pourquoi ne pas évoquer dans l’article les démarches d’inclusion en EPS des élèves en situation de handicap ? Pourquoi ne pas parler de l’élève en surpoids qui réussit grâce à des dispositifs mis en place par l’enseignant d’EPS et qui lui dit : « Jamais je n’aurais pensé y arriver » ? Pourquoi oublier que bon nombre d’adultes pratiquent une activité sportive qu’ils ont découverte en EPS ? Pourquoi ne pas préciser que c’est en EPS que l’on construit un regard critique sur les excès qui accompagnent la  pratique sportive de haut niveau ? Pourquoi ne pas évoquer la construction d’une culture sportive scolaire commune qui déborde les pratiques qui n’ont parfois de sens que dans les limites de la communauté dans laquelle elles se développent ? Pourquoi ne pas rappeler que grâce à l’EPS les filles des milieux défavorisés accèdent à une variété de pratiques sportives qui jusque là ne leur était pas accessibles ? Pourquoi ne pas envisager que le jeu avec ses propres limites fasse l’objet d’une véritable éducation, plutôt que de la cantonner à une simple appréciation subjective qui peut être dangereuse ? Pourquoi ne pas rappeler que la pratique scolaire des activités artistiques et sportives en EPS permet à l’adolescent de construire un rapport au corps qui joue sur la contradiction d’un corps à moi et pour moi, et d’un corps inscrit dans une culture partagée avec le plus grand nombre ? Pourquoi ne pas signaler que l’EPS est l’occasion de mettre en relation sexe, genre et pratiques sportives ? Pourquoi ne pas rendre compte des tutorats mis en place entre des élèves plus compétents et des élèves plus en difficulté ? Pourquoi ne pas témoigner des multiples projets interdisciplinaires entre des enseignants d’EPS et des enseignants d’autres disciplines ? Malgré de nombreuses études scientifiques à ce sujet, pourquoi ne pas identifier l’impact de l’EPS sur la santé des élèves, seule pratique physique de la semaine pour bon nombre d’entre eux ? Nous défendons l’idée que la construction en EPS d’une culture sportive scolaire partagée, dans laquelle se présente une opportunité pour l’élève de construire le regard qu’il porte sur lui même et l’image sous laquelle il entend être reconnu, représente un enjeu pour l’EPS et l’école d’aujourd’hui.

Pour autant, il ne s’agit pas de tomber dans un angélisme simplificateur, qui nierait les moments difficiles que certains élèves ont pu vivre en EPS. Moments que d’autres élèves ont pu également vivre dans d’autres disciplines d’enseignement que l’EPS. Cette réaction à l’article de Renée Greusard cherche surtout à dénoncer l’absence de démarche dialectique et de points d’appui « sérieux », outillés, pour, a minima, nuancer le propos, et ne pas tomber dans un article à charge qui ne présente la problématique que de façon partielle et partiale, donc fausse. Certes, parler d’un élève qui avait peur de l’eau et qui apprend à nager grâce à son enseignant d’EPS est bien moins spectaculaire et sensationnel qu’évoquer, nous citons l’article, une « vieille salope qui m’avait pris en grippe », mais ces moments où les élèves progressent, quel que soit leur niveau, sont aussi la réalité quotidienne de l’enseignement de l’EPS. Et une réalité heureusement bien plus quotidienne que les humiliations, qu’il s’agit avec force et conviction de combattre à l’Ecole, quelle que soit la matière d’enseignement.

Nicolas Mascret – Maxime Travert

Professeurs agrégés d’EPS, Maîtres de conférences à l’IUFM d’Aix-Marseille
Responsables du Master « Métiers de l’Enseignement et de la Formation – Education Physique et Sportive »
Chercheurs dans l’équipe « Contexte, Motivation, Comportement » (Institut des Sciences du Mouvement, Aix-Marseille Université)
Dernier ouvrage paru : Travert M. &Mascret N. (2011), La culture sportive, Editions EPS.

Nicolas Mascret est également membre du groupe de pilotage du CEDREPS (Collectif d’Etude Disciplinaire pour la Rénovation de l’EPS), au sein de l’Association pour l’Enseignement de l’EPS. Il est l'auteur de "N'oublions pas les bons profs" (Anne Carrière 2012).


Sur le site du Café


Par antoinemaurice , le samedi 17 novembre 2012.

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