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Et si le ministère proposait une école vraiment numérique ? 


Par François Jarraud


La stratégie numérique proposée par le ministre de l'Education est bien modeste, voire frileuse. Ce qui ressort surtout des annonces et des commentaires c'est que le numérique ne doit pas changer l'école qui existe, mais au contraire renforcer celle qui existe déjà depuis deux siècles : "Le numérique peut aider l’École dans l’accomplissement de  ses  missions  fondamentales". A cela d'ajoute l'habituel couplet sur l'esprit critique et l'éducation aux médias, qui engloberait une éducation au numérique (où l'inverse). Il suffit de lire la liste des nouveaux services proposés pour se rendre compte qu'il s'agit de ne pas poser la question "fondamentale", celle des missions de l'école à l'ère du numérique.


Depuis près de trente années, l'introduction du numérique en éducation s'est traduite en simple intégration, c'est à dire la simple mise en conformité du numérique pour qu'il soit acceptable par le monde scolaire. Or ce qui est en train de se produire dans la société démontre de plus en plus clairement l'obsolescence d'un modèle scolaire basé sur une autre organisation sociale et culturelle que celle qui lui a donné naissance. Il faut bien comprendre que notre propos de ce début d'année n'est pas d'appeler au bouleversement, mais bien d'amener chacun de nous à se questionner sur l'avenir d'un système scolaire dans une société de plus en plus numérisée. Et donc de tenter d'aller au delà des discours et des plans toujours recommencés sur ce thème.


Et pourtant le constat fait (cf. le dossier de presse de l'annonce du plan numérique) est, au moins partiellement, explicite sur ces évolutions : les modèles non scolaires sont en train d'émerger de toutes parts. Mais la seule réponse que nous connaissons, pour l'instant, est de les scolariser, ou au moins de tenter de les traduire dans le paradigme scolaire passé et actuel. On comprend aisément que les décideurs seraient rapidement contestés s'ils allaient au delà de certaines mesures qui rassurent, confortent et permettent des ouvertures, mais non déstabilisantes. C'est pourquoi le chemin est actuellement étroit et que l'on ne peut s'attendre à de profonds changements dans les modes d'accès aux savoirs dans la société numérique en construction.


Il n'y aura pas de numérique dans le monde scolaire si l'on ne libère pas les carcans. En d'autres termes un certains nombres de leviers doivent pouvoir être utilisés pour modifier la forme scolaire. Parmi ceux-ci, certains sont identifiés depuis longtemps, d'autres émergent :

- Ainsi le carcan des programmes est-il un des premiers freins à tout assouplissement au sein de la classe : finir le programme reste plus important que d'assurer la maîtrise avancée des apprentissages, or ceci demande un temps beaucoup plus long que les programmes semblent vouloir le faire croire.

- L'organisation synchrone du travail scolaire qui organise l'apprentissage principalement autour du travail simultané des enseignants et des élèves dans un lieu commun sur un découpage horaire défini à l'avance. Le temps "d'étude" a disparu du temps scolaire. Il s'agit du temps d'appropriation (et non pas du temps pour faire les devoirs comme on le croit souvent) qui nécessite une activité de l'élève et qui peut se faire de manière conjointe à l'école et à la maison.

- Le découpage disciplinaire systématique qui atomise le savoir et met en concurrence des objets d'apprentissages qui ne le sont pas lorsqu'on les manipule au quotidien dans la vie.

- Le libre accès aux ressources d'apprentissage par les élèves associé à des pédagogies de la découverte et de la construction permettrait d'éviter la dépendance trop grande des élèves aux itinéraires d'apprentissages pré construits.

- Assouplir au sein des équipes éducatives l'organisation et la structuration des progressions et des évaluations en permettant aussi une flexibilité des exigences globales au profit d'une personnalisation large des possibilités d'apprentissage.

- La reconnaissance des acquisitions par un système de notes et de diplômes est une contrainte qui s'oppose au développement de certification de compétences appuyées sur des preuves. Libérer le carcan de la diplômations, des examens, permettrait d'aller vers davantage de possibilités de reconnaissances des apprentissages effectués dans des contextes variés et pas seulement scolaires.


C'est principalement à l'échelle de l'établissement que peut se jouer une grande partie de cette évolution. Au nom de l'égalité de principe on a bafoué l'égalité de droits. L'égalité de principe est bien celle qui adapte les moyens aux contextes et non pas celle qui distribue à tous de manière égale. Or dans le domaine du numérique c'est le plus souvent ce qui est fait. Ainsi les plans d'équipements, la formation, les ressources sont réalisées de manière massives et quasi industrielles sans prendre en compte les complexités locales. Mais cela suppose aussi, en amont, que chaque membre des équipes éducatives se sente partie prenante de l'espace d'action qui lui est proposé au début de chaque année et qu'il s'emploie à le faire évoluer dans le sens le plus adapté aux élèves avec lesquels il travaille. Le numérique autorise des ouvertures inattendues qui sont difficilement acceptables en ce moment et il faudra du temps pour que tout cela s'organise. La plupart d'entre nous avons intériorisé ces modèles ancrés historiquement et avons du mal à faire évoluer notre propre conception des choses. Faut-il que de l'extérieur de l'école, la société mette en accusation et en difficulté ces modèles anciens pour qu'ils évoluent et que les responsables politiques le prennent en compte ?


Il faut souhaiter que s'engage une véritable réflexion sur une "autre école" pour une "autre société". Au quotidien certains ont déjà tenté de l'inventer mais de manière toujours limitée car certains des éléments du carcan n'ont pas bougé. Sans rechercher de vision unanime et uniforme, il faut davantage rechercher à proposer des axes d'évolution et ne pas vouloir systématiquement les généraliser. Si l'identification des innovations et des bonnes pratiques est importante, elle n'a aucun intérêt si c'est pour que le cadre reste le même, et c'est à cela que s'expose un monde scolaire qui refuserait d'observer au delà de ses propres personnels, ce qu'apprendre, accéder aux savoirs signifie aujourd'hui et surtout demain particulièrement tout au long de la vie. Or si cette vie se prépare dès l'école, cet entraînement ne s'arrête pas aux frontières de l'institution et c'est cela le principal enseignement du numérique.


Souhaitons que cette nouvelle année apporte aux acteurs de l'éducation la force d'imaginer, d'essayer, de tenter, en commençant par repenser les carcans qu'il s'est imposé en évitant de considérer qu'ils sont "naturels".


Bruno Devauchelle


Toutes les chroniques de B Devauchelle

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2012_BDevauchelle.aspx

La "stratégie numérique" de V Peillon

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/12/14122012[...]



Le ministère et la Caisse des dépôts veulent créer des collèges pilotes numériques

Le ministère de l'éducation nationale et la Caisse des dépots et consignations ont signé le 18 janvier une convention sur des axes communs de développement du numérique de 2013 à 2016. L'accord porte sur quatre points principaux : le développement du très haut débit, l'équipement des écoles, la création de collèges numériques pilotes et le développement des ENT. Reste que la convention ne chiffre pas les efforts de l'un et de l'autre...


La principale nouveauté de cet accord c'est l'annonce de la création de "3 à 5" collèges numériques pilotes. Le ministère et la Caisse collaboreront à leur conception. Ces collèges seront des laboratoires pour le développement des usages.


Si une majorité d'établissements secondaires bénéficient déjà du très haut débit, 65% des écoles ont des débits inférieurs à 2 méga/s. L'accord entre la Caisse et le ministère ne prévoit pas de financement explicite mais  stipule que cette question sera prise en compte dans "les instances relatives à l'élaboration des documents de programmation et schémas d'aménagement numérique dont la Caisse est partie prenante". Le ministère fera de même de son coté.


Pour l'équipement des écoles, la Caisse et le ministère proposeront aux communes de les aider dans leur politique d'équipement, par exemple en diffusant des guides d'équipement.


Enfin, le ministère "poursuivra le pilotage de la réflexion globale " sur les ENT, portant financés par les collectivités territoriales, et la Caisse "mènera l'étude de faisabilité économique".


Cette convention aborde bien des questions stratégiques pour le développement du numérique éducatif : les usages, le très haut débit, l'équipement. Mais ces deux grands acteurs ont-ils réellement les rênes qu'ils prétendent tenir ? La convention ne donne aucune indication financière sur les apports de  l'un et de l'autre. Alors que l'essentiel de l'effort financier pour le numérique est porté par les collectivités territoriales, comment l'Etat et la Caisse peuvent-ils prétendre gouverner un numérique qu'ils financent si peu ?



Les écrans de la scolarité, écrans à la scolarité ?

Les technologies utilisées par l'enseignement pour montrer, pour représenter, deviennent numériques. Mais les technologies ont été de tous temps convoquées sous une forme ou une autre pour l'enseignement. Une revue partielle, mais basée sur l'histoire, nous permet de mettre en perspective les questions que posent aujourd'hui l'arrivée de certaines technologies, numériques cette fois, dans les classes. En parlant des écrans, il nous faut parler surtout de l'usage du visuel pour aider à l'enseignement. Car si continuité il y a celle là en est une importante qui va de la lanterne magique au Tableau Blanc Numérique.


La fascination pour l'image n'est par nouvelle... elle rencontre d'abord son public chez les illettrés qui trouvent là un moyen de comprendre qu'ils n'ont pas dans le texte. Ils savent d’ailleurs que cela constitue pour eux une discrimination fondamentale. C'est probablement pour des raisons de cet ordre que l'image a autant de mal à avoir droit de cité dans nos établissements. Du coup l'image s'est souvent limitée à des lignes de textes, enrichies parfois, d'un croquis, d'un schéma, d'une photo. Les difficultés pour le cinéma et encore davantage pour la télévision d'entrer dans le champ de l'enseignement scolaire, à l'instar de l'image tient non seulement à cette réputation négative de facilité de compréhension, mais, et c'est totalement paradoxal à la polysémie de l'image fixe et encore plus animée, et désormais interactive.


L'écrit c'est d'abord une image avant d'être des signes, des mots, des signifiants. Boris Cyrulnik rappelle l'importance de l'image dans notre cerveau, en particulier pour ce qui est du travail de la mémoire et surtout de la remémoration. Marqués que nous sommes par la place prise par l'écrit comme passage incontournable de l'apprentissage, en particulier scolaire (cf. Comenius, la grande didactique), nous avons oublié que l'usage de l'image, fixe animée, photographique ou dessinée et peinte, numérique ou analogique sont omniprésentes et sont, avec le langage oral, à la base de la socialisation humaine. Lire un livre en silence, voici l'injonction redoutable qui fait de la page écrite, l'écran premier de l'école.


On se rassurera en se disant que dans une salle de classe, en particulier d'école primaire, les murs sont couverts de documents de toutes sortes, images d'abord pouvant être texte aussi. Il est d'ailleurs intéressant d'analyser l'espace de classe en regardant ces affichages, cet environnement graphique des élèves. On y repère qu'en primaire le visuel graphique est encore très présent et que petit à petit, au cours de la scolarité, les murs des classes se vident, Tandis que pendant ce temps les écrans analogiques puis numériques ont envahit la vie quotidienne.


Ce qui caractérise l'évolution du monde scolaire actuel et qui se voit c'est la multiplication des écrans, parfois accompagnée de la diminution (souhaitée mais pas toujours réalisée) des quantités de papier consommés. Le photocopieur et autres imprimantes sont ces machines à fabriquer des écrans personnels que l'on pourra distribuer dans la classe. Cela se produira jusqu'au jour où l'écran papier sera réellement remplacé par l'écran numérique. On peu raisonnablement penser que le développement des tablettes numériques viendra abonder cette mutation, mais dans combien de temps ? Car nous n'en sommes qu'au démarrage, que les concepts évoluent et que l'engouement pour les Tableaux Blancs Numérique n'est pas terminé, malgré les déceptions d'usage dans de nombreux établissements...


Livres scolaires, photocopies, tableaux de craie ou de feutres effaçables sont les premiers écrans de proximité de la classe. Les objets affichables, cartes, schémas, photographies, ont petit à petit pris une place dans les pratiques scolaires, mais sans remettre en cause l'écran personnel que constitue la feuille, la page. Dans la classe, deux espaces d'affichage s'affrontent ou se complètent : l'affichage collectif et l'affichage individuel. Ces deux espaces correspondent à deux logiques contradictoires : le collectif égalitaire, représenté par le tableau et l'enseignant, l'individuel concurrent, représenté par le cahier, par la feuille que l'on protège de son coude pour que le voisin, la voisine, ne regarde pas dessus, ne copie pas. Ainsi les écrans de l'école reproduisent cette contradiction fondamentale du système scolaire, dans un monde libéral, qui entend former collectivement pour assurer la réussite individuelle.


L'arrivée des nouveaux écrans que sont les téléviseurs, les écrans de projection, les projecteurs diapos, les rétroprojecteurs a marqué le renforcement de la logique collective, On oublie trop souvent que dès le début des années 1970 on disposait de rétro projecteurs à acétate et qu'ils ont eu du mal à s'imposer et qu'ils restent en bordure de la classe (sans parler des opascopes ou épiscopes qui figurent désormais dans les musées). C'est l'avènement des duplicateurs à alcool puis des photocopieurs qui a ramené les logiques individuelles au premier plan. Certes l'ardoise personnelle, était déjà présente, mais, effaçable, elle ne donnait pas autant à voir que la photocopie ou le livre. Et surtout elle donnait à produire de manière éphémère alors que l'encre et le papier permettent une certaine durabilité de l'écran. Il suffit de regarder l'attention portée à ces supports papiers dans les établissements scolaires (leur réalisation, la propreté, la conservation, l'organisation) pour comprendre qu'ils ont d'autres utilités que le simple affichage.


L'ordinateur portable en classe n'est pas une nouveauté (quelle qu'en soit la taille). On a désormais près d'une dizaine d'année de recul pour en voir l'impact, et surtout la concurrence avec le papier et le livre. Or la plupart des contrôles et examens n'échappent pas à la tradition manuscrite, base considérée comme incontestable de la performance "individuelle". Les concepteurs et surtout les vendeurs de TBN ont bien compris que ce pôle collectif était menacé par ces appareils portables. Ils ont eu beau jeu d'imposer ce pôle dans un milieu qui se sentait cerné de toute part par les écrans individuels.


La donne change en ce moment avec l'équipement massif des jeunes en smartphones et autres tablettes. Le retour de l'individuel va-t-il disqualifier les techniques collectives ? On peut penser que cette opposition individuel/collectif ne fait que se poursuivre et qu'au sein de la classe, peu de choses vont évoluer car cette opposition a été très bien gérée avec le papier. Le développement des ENT et des manuels scolaires numériques, appuyés par des vidéoprojecteurs à défaut de tableaux blancs numérique, laissent à penser que la vision collective égalitaire de ces écrans va garder au sein d'un système scolaire fondamentalement marqué par un sentiment républicain et jacobin les technologies individuelles dans un cadre suffisamment contraint pour que les débordements n'apparaissent pas. On peut aussi douter de cette thèse quand on voit les plus grands de nos élèves et étudiants avoir complètement adoptés cette approche individuelle avec la "panoplie" qui va avec.


Les écrans sont-ils des écrans aux savoirs ? Il semble qu'il y ait derrière ces écrans, des intentions, des visées éducatives qui visent à en faire des écrans du savoir. Mais l'opposition individu collectif, au coeur des crises actuelles de nos sociétés occidentales, risque de s'amplifier, et, pour le coup, les écrans numériques apporter une forme d'arbitrage qui risque de renforcer l'individuel contre le collectif...


Bruno Devauchelle


Retrouvez les chroniques de B. Devauchelle

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Sur le site du Café

Par fjarraud , le mercredi 23 janvier 2013.

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