"Qu'un ado s'accepte devant d'autres comme lecteur, avec ses goûts propres, une opinion bien à lui" 

Par François Jarraud

 

Faire lire des lycéens professionnels : le défi du Prix L.P. 90

 

Ils ont la réputation de fuir la lecture. Ils ont aussi, dans les filières masculines, celle de détester la sentimentalité. Et pourtant les lycées professionnels du Territoire de Belfort ont réussi à faire entrer la lecture dans la vie des lycéens. Ils ont aussi relevé d'autres défis : faire travailler ensemble des profs de trois disciplines différentes, des établissements publics et privés.

 

Le point de vue de Martine Dato, professeure documentaliste

 

Martine Dato est-ce facile de travailler avec des collègues d'autres disciplines, d'autres établissements, voire de types d'établissement différents ?

Chaque lycée professionnel a réuni une équipe comprenant un professeur de lettres, un professeur d’éducation esthétique et la documentaliste. Nous n'avons pas eu de difficultés particulières pour travailler ensemble, si ce n'est des difficultés d'ordre pratique : pour suivre un projet aussi lourd,  nous avions besoin au minimum d'une réunion trimestrielle de 3 à 4h : il a été très difficile de réunir chaque fois tous les collègues participants pour des raisons de disponibilité principalement : ils avaient cours, et  certains n'obtenaient  pas toujours de leur chef d'établissement l'autorisation de s'absenter pour le projet. Pour les professeurs-documentalistes, ce problème se posait moins, d'autant plus que deux d'entre elles nous accueillaient  dans leur CDI commun.

 

Le fait de travailler avec des sections professionnelles différentes a permis d'équilibrer la participation garçons filles, certaines spécialités professionnelles étant très largement à public masculin, d'autres spécifiquement à public féminin.

 

Je pense que la participation de collègues et d'élèves d'autres sections ou d'un lycée privé est un signe d'ouverture plutôt positif qui va dans le sens de la tolérance et du "vivre avec l'autre", dans la mesure ou cette "différence" n'avait aucune incidence sur le contenu de nos objectifs et sur le déroulement  de notre action qui avaient été pensés collectivement.

 

Tous les collègues se sont impliqués,  les collègues de lettres y ont cru, ont appporté leurs idées, leur aide pour la préparation et l'animation de la rencontre. Les collègues d'arts appliqués ont été super : ils ont  travaillé avec les élèves sur les marque-pages, préparé l'expo, ont donné un coup de main pour la préparation de la salle avant la rencontre...C'était bien de travailler avec eux.

 

En tout cas,  le travail d'équipe a vraiment bien fonctionné et ça, c'est déjà une belle réussite. La preuve en est que les cinq lycées se sont lancés à nouveau cette année dans l'aventure, certains avec des équipes renouvelées.

 

 

Dans ce projet, qu'est ce qui vous semble caractériser la place du professeur documentaliste ?


Le projet a été impulsé par les 5 documentalistes de LP qui souhaitaient fédérer une équipe inter-LP autour d’un projet commun. La régie dans sa concrétisation, c'est beaucoup l'équipe des docs aussi : achat et mise à disposition des séries, accueil au CDI des rendez-vous lecture avec les classes,  liaison avec l'administration et les intendances,... Enfin les documentalistes se sont montrés pédagogues au même titre que les collègues de disciplines :  lectures en nombre et  propositions pour les sélections de romans,  réflexion partagée sur les objectifs et les évolutions à prévoir,  préparation commune avec le professeur de lettres du déroulement des séquences avec les élèves.... 

 

 

Concrètement comment avez vous fait pour vous coordonner et construire le projet ?

 

L'idée a été lancée en 2005 par les deux collègues documentalistes des lycées Follereau et Cassin (un CDI commun aux deux établissements). Elles se sont réunies en avril 2005 pour formaliser les objectifs, construire le déroulement,  et en fixer les étapes dans un planning annuel. Nous  avions  prévu  de nous revoir en juin : d'ici là, chacune devait convaincre un professeur de lettres de lancer une classe dans l'aventure, à la rentrée scolaire 2006-2007. A la réunion de juin, nous avions chacune notre professeur de lettres avec nous. Nous leur avons détaillé  le projet, et nous avons présélectionné avec elles des romans, échangé d'autres titres. Pour les vacances, chacune devait emporter une valise de romans jeunesse ! Les professeurs d'arts appliqués ont été contactés à la rentrée. Très vite, une liste des participants a été établie avec les adresses de courriel.

 

Toute l'année 2006-2007, les équipes se sont réunies régulièrement ; tous les professeurs ne pouvaient être là chaque fois ou sur toute la durée de la réunion, mais chacun essayait de venir le plus souvent possible, et les informations circulaient entre tous par courriel   :

    Septembre : choix définitif, mise au point du planning et du règlement du défi-lecture, lancement

    Novembre : suivi, réflexion sur les questionnaires

   Mars : exploitation des questionnaires, réflexion sur la rencontre de mai, suivi des marque-pages

    Mai : préparation pratique de la rencontre et du  palmarès du défi

    Juin 2007 : bilan et perspectives, pré-sélection 2007-2008

 

La coordonnation a été faite en 2006-2007 par les collègues doc.  du Follereau-Cassin, Nicole et Geneviève, qui nous accueillaient au CDI. Elles préparaient l'ordre du jour et les convocations. Les comptes-rendus se sont partagés entre les docs.

 

 

Les lycéens du professionnel ont la réputation d'être difficiles et de ne pas aimer la lecture.   Comment avez vous fait pour dépasser cela ?

 

C'est justement tout l'enjeu et tout l'intérêt du projet : faire naître ou renaître chez ces élèves souvent effectivement fâchés avec le livre et l'écrit, la petite étincelle de curiosité, le petit  moment de plaisir oublié ou jamais connu ; ensuite, qu'ils arrivent à tolérer, puis à partager ça entre eux. Qu'un  ado s'accepte devant d'autres comme lecteur, avec ses  goûts propres, une opinion bien à lui, qu'il peut défendre et confronter : sans plus, d'une façon la plus simple et banale possible, comme on parle ensemble d'un film qu"on a aimé ou pas, d'un paysage ou d'une recette de cuisine...Une approche pas forcément scolaire, pas forcément analytique, mais sensible et  qui,  peut-être ? ?, redonne de la confiance en ce qu'on est et ce qu'on aime, de la confiance en soi.

 

 Pour cela, nous avons fait  le choix  de la variété dans la sélection de livres proposés : variété des thèmes, des genres, des niveaux de difficulté de lecture, de l'épaisseur même du roman. Cette année, nous avons ajouté dans la sélection une bande dessinée. Nous avons aussi choisi le jeu  avec le défi-lecture, mais  avec des équipes  de deux, pour  éviter la concurrence individuelle et la mise en difficulté d'un seul, et développer l'esprit d'équipe. Enfin le projet repose aussi sur la rigueur des consignes, l'exigence de lecture et d'engagement dans un projet collectif : on doit lire au moins deux livres de son choix avant Noël, on doit réaliser au moins un questionnaire précis, avec son corrigé, proprement mis en page, il faut lire un maximum de  romans pour voter, etc.

 

Ce projet nécessite aussi de la rencontre et de l'échange : rendez-vous lecture réguliers avec échange des avis, échange des marque-pages réalisés, échanges entre tous lors de la rencontre annuel...et des animations autour du livre : visite d'une librairie indépendante, et cette année, rencontre avec  un écrivain de la sélection.

 

 

Parmi les outils développés pour le projet, je vois un "carnet de bord"…

 

Oui, nous avions créé des carnets de bord,  une page par livre lu, sur laquelle les élèves pouvaient prendre quelques notes en lisant, afin de se souvenir du contenu lorsqu’ils réaliseraient les questionnaires, et que ces notes les aident  aussi pour la création du marque-page. Pour nous, cela permettait de suivre un peu leur parcours de lecture.

 

Nous avions aussi instauré, (mais chaque équipe d’établissement était libre d’inventer, en interne,  la forme que prendrait le suivi des lectures), des « rendez-vous lecture », qui permettaient de procéder aux échanges de livres au CDI (prêts et retours), et avec l’aide d’une sorte de fiche-lecture « soft », de présenter oralement le livre lu aux autres, et surtout ce qu’on en pensait avec deux à trois arguments, puis de répondre aux questions éventuelles des autres.

 

On avait aussi affiché en classe de français et au CDI, une fiche récapitulative dans laquelle les élèves cochaient, à leur nom,  les livres qu’ils avaient lu au fur et à mesure (voir fichier joint) : autant d’outils qu’on invente pour stimuler, suivre, relancer…

 

 

Peut-on dire par exemple que le projet marche aussi bien dans toutes les sections, pour les garçons comme pour les filles ?

 

Je ne pense pas que le plaisir de lire ait beaucoup à voir avec le sexe des lecteurs chez les ados, mais il faudrait sans doute  s'appuyer sur une étude approfondie  pour vous répondre précisément. Ici, nous avons essentiellement des garçons, et nous pensions que certains livres seraient moins attractifs pour eux, parce qu'ils mettaient en scène des personnages féminins, et traitaient de relations interpersonnelles : l'amitié entre une adolescente et une vieille dame, par exemple. Nous nous sommes trompées : ce livre, Loïeza, a été un des trois primés.

 

A-t-il  un impact sur le niveau scolaire des jeunes ?

 

Cela me paraît difficile à évaluer : nous n'avons pas assez de recul, ce projet n'a  qu'un an ; nous avons proposé aux 24 élèves de la classe engagée l'an dernier d'emprunter, s'ils le souhaitaient, les romans de la sélection de cette année et de participer ainsi au moins au vote du Prix Inter-LP en fin d'année. Trois élèves sont venus emprunter un roman.

 

 

Pensez vous que la caractéristique pro des élèves a joué un rôle dans le succès du projet ?

 

Non,  pour le choix des livres,  pas de lien particulier avec les formations professionnelles, qui, je le rappelle, sont différentes d’un établissement à l’autre. Pas de collègue des enseignements professionnels qui se soit raccroché à ce projet, non plus, mais nous ne les avions pas sollicités, tout simplement parce que, pour une première année, ça nous paraissait déjà  important de mener à bien ce que nous avions prévu pour l’année, et suffisamment compliqué  d’arriver à fédérer  une équipe de 15 enseignants sur 5 lycées.

 

Mais, l’avenir peut apporter des idées nouvelles : cette année, le choix du livre « l’Etincelle » dont les personnages principaux sont des élèves de lycée professionnel, n’est pas indifférent. Et son auteur, JM Defossez, ayant eu un parcours de formation particulier, (un Cap de chaudronnier et un doctorat en écologie ou quelque chose comme ça), la rencontre prévue avec lui va sûrement être intéressante de ce point de vue aussi, pour les adultes et pour les élèves : cela   peut être l’occasion d’inviter des professeurs d’enseignement professionnel.

 

 

Quelle a été la réaction des chefs d'établissement, des parents ?

 

Je pense que nos chefs d'établissement ont été à la fois surpris et très heureux de la reconnaissance de notre action par le Prix de l'Innovation Educative. En tout cas, j'espère que cette  marque de reconnaissance va nous aider pour la suite dans la valorisaton de notre travail,  la possibilité donnée aux professeurs de participer aux réunions de concertation,  et l'aide au financement d'autres actions comme celles-ci. Nous n'avons pour l'instant, à ma connaissance, pas eu de réactions particulières des parents.Mais la presse locale avait déjà bien relayé l'information lors de la rencontre de mai, et de nouveau récemment pour le Prix que nous avons reçu.

 

 

En quoi le Prix de l'innovation pédagogique qui vous a été décerné va-t-il vous aider ?

 

Outre la reconnaissance de notre travail, qui nous rend fières de nous et nous donne encore plus envie de continuer (c'est bon pour le moral !),  la dotation de 1500€  va nous permettre de faire venir un écrivain cette année, qui pourra  rencontrer  les élèves des classes participantes dans chaque lycée. C'est Jean-Marie Defossez, dont le roman "L'Etincelle" fait partie de la sélection de cette année, qui viendra en mars ; et nous sommes suffisamment riches pour envisager déjà une autre rencontre l'année suivante. Pas mal, non ?

 

 

Le point de vue d'une professeure de lettres, Danièle Asmussen

 

Comment avez-vous intégré ce projet dans le cours de français ?

 

Le projet permet de travailler sur l'expression orale souvent mise un peu de côté alors qu' elle est importante, notamment en LP car les élèves de Bac Pro partent en stage en entreprise et doivent soutenir leur rapport sur cette période de formation devant un jury et la note compte pour la délivrance du diplôme.

 

Lorsqu'ils présentent les 2 premiers livres lus à leurs camarades ils utilisent les notions vues dans l'étude de la narration (cadre spatio-temporel, caractérisation des personnages, amorce de l'action). Quand, prenant appui sur leur carnet de bord, ils exposent pourquoi le livre leur a plu ou déplu, ils argumentent et illustrent en s'appuyant sur des exemples tirés du roman.

Je rejoins ainsi des points du programme.

 

 

Comment les élèves ont-ils accueilli ce projet ?

 

Dans un 1er temps, certains demandent s'il est obligatoire de participer au défi-lecture, certains disent qu'ils n'aiment pas lire, qu'ils n'ont plus lu depuis longtemps dans leur courte vie. Ils demandent combien de livres il faudra lire, combien de pages ils comportent, ils se renseignent sur la taille des caractères typographiques, ils veulent savoir s'il y a des illustrations...

 

Puis après la 1ère séance au CDI avec présentation détaillée du projet, choix du 1er livre ( tous les livres de la sélection en plusieurs exemplaires sont présentés sur la table comme dans une librairie), début de lecture dans les fauteuils, cela commence à évoluer.

 

Lors des 2ème et 3ème séances au CDI, certains osent dire que le livre leur a plu et expliquent pourquoi, ils découvrent aussi qu'ils peuvent très bien ne pas aimer et analyser pour quelles raisons. Ils réalisent que le camarade qui a lu le même livre peut avoir un autre point de vue. C'est ainsi que petit à petit l'intérêt vient et grandit.

 

Ils aiment beaucoup réaliser un questionnaire, trouver des questions ludiques originales avec lesquelles ils pourraient "coller" les élèves des autres LP. La position d'évaluateur au retour des questionnaires est très gratifiante pour eux.

 

 

Quel impact sur leur niveau ?

 

Cette manière moins rébarbative d'aborder un texte long en réconcilie certains avec une matière dans laquelle ils étaient en échec. Ce projet les décomplexe et développe leur sensibilité et lorsque l'on revient à des exercices plus traditionnels certains s'expriment avec plus de justesse et de détails. Trois élèves ont demandé à continuer cette année avec une autre classe impliquée dans le projet.

 

 

 

Sur le site du Café
Par fjarraud , le samedi 15 décembre 2007.

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