Philippe Vitale : L'école et les curriculums 

Pourquoi la question du curriculum n'arrive t-elle pas à émerger en France alors que l'Ecole n'arrive pas à faire face à la montée des inégalités ? Philippe Vitale, sociologue à l'université d'Aix Marseille, retrace dans un nouvel ouvrage (L'école et les savoirs scolaires, PUR éditions),  un siècle de sociologie du curriculum. Il donne les clés de cette sociologie de Durkheim à Bernstein et Young. Les savoirs scolaires sont-ils si bien installés que cela ?

 

La question du curriculum revient dans le débat éducatif, notamment avec la campagne du CICUR. La question est partie de France au début du siècle dernier avec Durkheim et pourtant vous dites que c'est "un mauvais objet" pour nombre de sociologues. Comment expliquer ce purgatoire en France  à la différence par exemple du Royaume Uni ?

 

 Je ne pense pas avoir employé le terme « mauvais objet » dans mon ouvrage. Objet oublié sans doute. Gauchi, trahi peut-être ? Concernant la genèse française de la sociologie du curriculum que l’on trouve dans l’ouvrage magistral de Durkheim L’évolution pédagogique en France, publié en 1938 à titre posthume et qui est le fruit de cours donné en 1904 et 1905 à la Sorbonne, point important, car c’est pour Durkheim une sociologie ‘en acte’ pour les futurs enseignants et qui peine à réapparaître en France à l’exception des travaux de Viviane Isambert-Jamati et de ceux de Jean-Claude Forquin, on peut avancer deux explications possibles sur l’oubli du curriculum.

 

La première tient à la différence entre le système éducatif anglais et français. Alors que la France connait très tôt un curriculum national, très centralisé, en Angleterre, il faut attendre la loi sur la réforme de l’éducation de 1988 pour qu’apparaisse un curriculum commun avec toutefois des dispositions spécifiques pour l’Irlande du Nord, l’Ecosse et le Pays de Galles. Et je rappelle dans mon ouvrage combien la « décentralisation » de l’école telle que l’on peut la voir se mettre en place aujourd’hui existe très tôt en Angleterre avec les local authorities et un réel pouvoir des établissements et de leur direction au niveau, je le répète, local. Avec des variations curriculaires, des initiatives pédagogiques locales, ce qui d’ailleurs favorise aussi plus tôt qu’en France des monographies d’établissement et de salle de classe.

 

C’est une des premières raisons. Ensuite, et c’est ce que je souligne précisément dans mon ouvrage, c’est que la sociologie française et plus largement les disciplines qui se sont intéressées à l’éducation sont largement et jusqu’à aujourd’hui marquée par la sociologie de la reproduction. Pour heuristique que soit ce paradigme, hormis un passage en conclusion de la conclusion des Héritiers qui souligne l’intérêt de questionner la pédagogie, la Reproduction clôt toute interrogation des savoirs scolaires, de la pédagogie, et finalement de la salle de classe. Ce qui est logique selon la sociologie de la reproduction puisque « tout se passe déjà à l’extérieur de l’école » et qu’il n’y aucune raison aux deux sens du terme de questionner le curriculum, et pour reprendre les propos de Bernstein, de ce point de vue l’éducation est le vecteur de relations de pouvoirs externes à l’éducation et elle devient le vecteur de quelque chose autre qu’elle-même (Bernstein, 2007, p. 26). L’entrée politique, au sens ontologique, clôture d’emblée l’analyse des contenus et des pratiques éducatives. Il n’y a plus aucune « autonomie relative » de l’école par rapport au pouvoir. Et, problème pour la sociologue du curriculum, plus de possibilité de changement par l’éducation.

 

Pourtant, Bourdieu semble avoir saisi l’intérêt de questionner le curriculum, autrement dit les mutations de l’institution scolaire, de son organisation, de sa pédagogie, de ses contenus, en lien avec la culture et le changement social, puisqu’on l’oublie trop souvent il est à l’origine, avec Basil Bernstein et Michael Young, de l’ouvrage « princeps » de la sociologie du curriculum : Knowledge and Control (1971). J’ai essayé d’être le plus précis sur tout cela dans mon ouvrage car, à l’exception des travaux de feu Jean-Claude Forquin, dans les rares écrits qui sont écrits en langue française sur la question, on ignore tout de la genèse et de la disparition de la Nouvelle sociologie de l’Education. Certains pensent et écrivent encore que la NSE existe toujours alors qu’elle a disparu un an après la publication de Knowledge and Control.

 

Vous montrez l'importance de deux sociologues : Bernstein et Young . En quoi sont ils si importants ?

 

Petite anecdote pour commencer, pour bien mesurer l’importance de Michael Young en matière de sociologie du curriculum, Young qui est toujours vivant et actif, il est le premier à avoir obtenu une chaire mondiale du curriculum en 2018 à l’université de Londres. Bizarre que de l’autre côté de la Manche, on méconnaisse ou ignore le plus souvent ses travaux dans celles et ceux qui travaillent le curriculum ! Je sais bien que ces textes sont majoritairement en anglais, mais tout de même ! Et que dire de la méconnaissance et des malentendus autour de Bernstein. J’ai pourtant co-traduit en français son dernier ouvrage qui fait le point sur toute son œuvre, publié avec Daniel Frandji « Actualité de Basil Bernstein » qui réunit des textes de spécialistes de sa sociologie. Une énigme que cette sociologue du curriculum franco-française. Je travaille sur la thématique avec des collègues américains, sud-africains, australiens, anglais, chilien, japonais, qui sont tous très connus en dehors de l’hexagone…

 

Bref, je viens de parler de Bourdieu et de la sociologie de la reproduction. Permettez-moi de souligner que l’entrée politique de Bourdieu dans ses analyses éducatives, entrée hégélienne pour reprendre le titre « Hegel ou le passager clandestin » du chapitre de Passeron dans le Raisonnement sociologique qui éclaire a posteriori le paradigme souterrain de La Reproduction, eh bien dans les années 1980 Bourdieu avec les Propositions du collège de France pour l’enseignement de l’avenir qu’il remet à Mitterrand en 1985 et 4 ans plus tard avec le rapport publié avec François Gros, rapport intitulé Principes pour une réflexion sur les contenus d’enseignement, qu’il remet à Jospin alors ministre de l’Éducation,  Bourdieu, sociologue, devient normatif, programmatique, prescriptif.

 

C’est précisément en opposition à du normatif, à une entrée essentiellement politique que les travaux, et pas ceux des années 1960 et 1970, de Bernstein et de Young que peut se développer une sociologie du curriculum qui introduit non seulement de la variation dans les contenus et les pratiques d’enseignement. Ils ne s’intéressent pas qu’à la reproduction, mais à la production culturelle.

 

La sociologie de l’éducation de Bernstein et de Young, on peut associer les deux tant Young est redevenu totalement bernsteinien depuis les années 1990, donc leur sociologie du curriculum et bien plus large que celle que l’on considère comme dédiée au curriculum en France. Ce n’est ni une sociologie des politiques éducatives ni une didactique des disciplines ni une histoire des disciplines ni une science de l’éducation, mais bien une sociologie de l’éducation et de la connaissance. La syntaxe est importante. Cette sociologie met au cœur de son élaboration (car elle est toujours en travail) la pédagogie et les modalités (les dispositifs, discours et pratiques…) pédagogiques entendues, pour reprendre les mots de Bernstein, comme des réalisations essentielles du contrôle symbolique, et donc du processus de la production et de la reproduction culturelles.  Et, en ce sens, tout le travail, théorique et empirique est de décrire et analyser les relations (potentielles, complémentaires, conflictuelles) entre les modalités pédagogiques officielles (propres aux institutions au premier rang desquelles, bien sûr, l’École), et les modalités pédagogiques locales (recontextualisation du curriculum formel, des modalités propres aux régulations familiales, du groupe de pairs ou de la « communauté »). Et cela sans jamais séparer cette analyse de l’inscription des sujets sociaux et des institutions concernés dans les rapports sociaux, dans la division sociale du travail.

 

Ainsi, dans mon livre, je montre l’opérationnalité de cette approche, j’en souligne les apports et les enjeux pour la sociologie de l’éducation. Cadrage, classification, recontextualisation, identités pédagogiques, et bien d’autres, sont autant de concepts qui permettent de travailler concrètement, empiriquement, le curriculum et pas seulement de le discuter de manière plus ou moins idéologique, en tout cas indiscutable.

 

Je dirai en résumé que l’apport de Bernstein, repris aujourd’hui par Young, concerne, d'une part, la nécessité d'une théorie de la description qui, pour dire vite, conjugue de manière processuelle ou itérative un questionnement, un modèle et une enquête et qui permet de travailler à décrire et comprendre non seulement ce qui est advenu, le réalisé, mais ce qui aurait pu advenir ou ce qui pourrait être, les devenirs, les possibles non réalisés. Et, d'autre part, la théorie bernsteinienne des droits pédagogiques, on peut se référer aux travaux que j’ai développés avec mon collègue Daniel Frandji, ouvre des pistes de travail et de réflexion fécondes pour la sociologie et pour l’éducation. La théorie du curriculum de Bernstein et son modèle des droits pédagogiques, de même que celle de la connaissance puissante chez M. Young contribuent à dépasser les apories de la sociologie de la reproduction, et à l'élaboration d'une théorie de la description articulant les registres conceptuels et empiriques. C’est pour ces raisons que la sociologie de Bernstein peut être considérée, selon les jolis mots de JY Rochex, comme « une sociologie non déterministe, parce que non sociologiste », à la fois parce qu’il s’agit d’une sociologie soucieuse de son objet et attentive à ce que Bernstein nomme « l’ambiguïté qui réside au cœur du social », en visant à les descriptions des relations entre le micro, le méso et le macro tout en s’efforçant, pour cela, de croiser et faire dialoguer les disciplines, les auteurs et les théories.

 

Les savoirs scolaires sont bien installés et semblent aller de soi. Quel rapport entre les inégalités scolaires et les savoirs scolaires ?

 

Pourquoi le curriculum ne serait pas fondamental dans la production et la reproduction des inégalités alors qu’il est au cœur de l’éducation ? Et c’est précisément la question de la sélection, de la justification, de la transmission et de l’acquisition qui constitue la sociologie du curriculum. On voit bien que les inégalités scolaires sont présentes à tous les niveaux que je viens de citer. Sans même parler du sens du savoir pour les élèves, travaillés par d’autres chercheurs en France et ailleurs, sans quoi il n’y a plus d’école possible ! Vous pouvez toujours mettre au programme les identités remarquables en mathématiques au collège, si cela ne fait pas sens pour les élèves, cela ne sera pas acquis par les élèves et peu importe toutes les didactiques et les dispositifs scolaires possibles !

 

En outre, si je peux développer sur l’apport de Young sur ce point. Et l’on peut penser notamment au dialogue que j’opère dans un ouvrage avec Terrail et l’exigence intellectuelle, les travaux de Reseida sur la pédagogie explicite et visible… Contre le tournant relativiste en éducation qui a touché le champ anglais bien plus tôt qu’en France, Young défend depuis plus de 20 ans, une « approche réaliste sociale » du curriculum et de la connaissance qui reconnait certes le caractère socialement et historiquement construit de toute connaissance, mais ne la réduit par pour autant au contexte et aux relations de pouvoir. En outre cette approche réaliste du curriculum reconnaît la valeur et la portée épistémologique de l’école et des savoirs scolaires en tant que potentialité de développement des pouvoirs d’agir et de penser, au-delà de la seule expérience ordinaire et des seuls points de vue particuliers. Pour Young, il ne s’agit dès lors pas seulement de reconnaître et de mettre en évidence que la connaissance peut être un outil de pouvoir au service des puissants, mais qu’elle peut être « connaissance puissante » permettant à tout individu d’aller au-delà de son expérience quotidienne, de mieux saisir les « mondes naturels et sociaux » dont il fait partie. Cela peut permette à tout individu d’acquérir une compréhension critique et de nouvelles possibilités sociales, intellectuelles ou personnelles.

 

Faut il avoir des déclinaisons sociales ou régionales des curriculums ? Et dans ce cas que resterait il de culture commune ?

 

Une fois encore, je ne serai pas prescriptif normatif. Je ne botte pas en touche, mais ce n’est pas mon job de sociologue. Cela ne m’empêche pas de donner mon avis, qui n’est pas forcément objectivé. Dans le cas des Outre-mer, sur lesquels j’ai travaillé, une déclinaison s’est avérée très utile en matière de curriculum d’histoire et de géographie pour éviter le très connu « nos ancêtres les Gaulois ». Après, suivant Bernstein et Young, je défends un curriculum visible et des savoirs puissants donc en ce sens un curriculum commun. Je pense que ce n’est qu’à la marge qu’il est opportun de proposer des variations du curriculum formel. C’est au niveau du curriculum en acte, de la pédagogie, dans la salle de classe que l’on peut faire varier le curriculum formel et commun.

 

Pour vous le Conseil supérieur des programmes (CSP) et ses membres (vous citez RF Gauthier fondateur du CICUR) sont passés à coté de la réflexion. Pourquoi dites vous cela ?

 

C’est tout récent et je trouve qu’il y a de bonnes idées dans ce projet. Je n’ai pas encore lu l’ouvrage de Champy et Gauthier. C’est dans mon agenda de lecture. Je ne pratique pas la guerre de tranchées. Si cela peut apporter de l’heuristique aux travaux en matière de curriculum, c’est très bien.

 

Je suis sociologue. A chacun son job. Après Weber, dans le Savant et le politique, comme le cite Lahire dans Pour la sociologie le sociologue n’a pas être normatif, à dire ce qui doit être, mais ce qui est. En matière de curriculum, ce n’est déjà pas si mal !

 

Ce que j’ai reproché aux travaux français en matière de curriculum, à l’exception je le répète de V. Isambert Jamati à qui je consacre un long paragraphe dans mon livre, ce qui pose problème au sociologue que je suis c’est l’absence de syntaxe entre le curriculum et la connaissance. J’affirme dans mon livre que toute sociologie du curriculum, et plus largement toute sociologie de l’éducation, doit  se confronter à un  double questionnement : comment une société et son école peuvent-elles parvenir à un accord sur le savoir qu’elle souhaite faire acquérir aux élèves et sur quelles bases un tel accord peut-il être obtenu ? si un accord est obtenu sur ce qui vaut d’être enseigné, comment garantir son accès à l’ensemble des élèves ? Comment ce savoir peut-il faire sens pour la communauté éducatives, les élèves en premier lieu, mais aussi les enseignants, les parents d’élèves… ?

 

Je fais le postulat que les travaux sur la pédagogie visible ou explicite sont une bonne piste pour répondre en partie à ces questions et à celles de la reproduction-production des inégalités scolaires. Le changement est aussi dans la salle de classe !

 

Enfin, et cette fois, cela relève davantage de mes hypothèses développées dans le dernier chapitre de mon ouvrage, inspirées par d’autres sociologues telle Nicole Ramognino , ses héritiers, et les travaux que je développe à Aix-Marseille Université et au LEST avec mes doctorants, je défends l’idée d’une sociologie de l’éducation ancrée sur une lecture processuelle et relationnelle  ainsi que sur une approche anthropologique prenant au sérieux la normativité symbolique des activités humaines. C'est à dire une lecture qui met en avant le processus, qui varie dans la clase, et le relationnel. Le pouvoir dans la classe relève de la co construction. L'approche est anthropologique car la forme scolaire dépasse le cadre scolaire. Il y a aussi de la pédagogie entre le moniteur d'auto-école et son apprenti conducteur par exemple. Pour dire trop vite, je postule une sociologie du curriculum qui est indissociable tant de la sociologie de la connaissance que de la sociologie des pratiques, discours et dispositifs pédagogiques.

 

C’est certes compliqué, mais on ne peut, en sociologue, penser le curriculum selon des modèles et des recettes de prêt à penser, de prêt à l’emploi. Ni considérer que tout vient d’un problème de transmission d’un savoir indiscutable, naturalisé. S’il suffisait que cela, on le saurait depuis longtemps !

 

Quel avenir pour cette réflexion alors qu'on va vers une uniformisation des systèmes éducatifs avec le développement d'évaluations internationales ?

 

Je la trouve extrêmement féconde, voire nécessaire. Et le fait que l’UNESCO  ait récemment consacré un chapitre au curriculum au sein de son bureau international d’éducation me semble révélateur de l’intérêt de la question au regard de la prétendue uniformisation des systèmes éducatifs avec l’Angleterre qui a quitté l’Europe et l’Italie qui menace de le faire depuis les récentes élections (l’avenir nous le dira) des réformes et évaluations en cours.

 

Propos recueillis par François Jarraud

Philippe Vitale, L'école et les savoirs scolaires, Presses universitaires de Rennes, ISBN 978-2-7535-8332-0, 25€

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 14 octobre 2022.

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