Le film de la semaine : « Un bon début » de Agnès Molia et Xabi Molia 

Pour conjurer la fatalité de l’échec et la dévalorisation de soi chez des adolescents  réputés ‘irrécupérables’, en rupture totale avec la vie scolaire, Antoine Gentil, professeur spécialisé intégré au Lycée professionnel Guynemer à Grenoble, invente une classe expérimentale unique en France. Pendant une année, le dispositif ‘Starter’ et l’équipe pédagogique accueillent depuis sa création en 2012 une quinzaine d’élèves de 3ème, âgés de 14 à 16 ans. Agnès Molia et Xabi Molia, sœur et frère dans la vie, réalisateurs expérimentés voyageant chacun à sa façon entre documentaire et fiction, filment ici au long cours (et ensemble) les filles et les garçons bénéficiaires de cette scolarisation personnalisée associant enseignement général et découverte concrète des métiers. Leur caméra respectueuse et bienveillante accompagne ces élèves ‘extraordinaires’ aussi en dehors de l’établissement au fil des stages, chez leurs parents, aux foyers de placement, dans la rue...

 

Au bout du chemin accidenté et d’une année scolaire, chamboulée par la récente crise sanitaire, « Un bon début » dessine pas à pas les avancées et les reculs de ses collégiens en pleine métamorphose, les peurs, les doutes et les joies, entre cours en classe, stages, ‘embrouilles’, fugues ou absences temporaires. Des résultats probants et fragiles : réussites au brevet, accès à des formations ou des lycées professionnels  et orientation balbutiante pour quelques-uns. L’avenir proche nous le dira car Alain Gentil ne les lâche pas d’une semelle (et ses co-équipiers non plus), même après la sortie de ‘Starter’. Et, galvanisés par la combativité, l’art de la pédagogie et la capacité d’écoute de l’initiateur engagé, nous nous mettons à croire en la possibilité insensée ainsi transmise. Et si les jeunes participants à l’aventure y avaient appris la valeur de cette reconnaissance et l’urgence de devenir acteurs de leur propre vie ?

 

Mobilisation générale, fondement de ‘Starter’

 

Filmée en format Scope, plein cadre, face à nous, une belle adolescente à la peau diaphane et au regard clair répond à la voix énergique d’un homme hors-champ. Un échange franc sur les raisons de son rejet de l’école, liées selon elle au fait qu’elle ne supportait pas les professeurs et les insultait. Un plan rapide sur celui qui la questionne de façon directe, Antoine Gentil, le coordinateur du dispositif ‘Starter’. S’enchaînent rapidement quelques plans sur un jeune garçon vif et sa mère inquiète. Tous deux évoquent le placement en foyer, décidé par la juge, pas encore mis en œuvre, contesté ici par l’enfant rebelle : ‘j’irai pas ! C’est parce que tu as dit que tu étais d’accord…’, tandis que sa mère explique ne pas avoir eu le choix, la juge estimant que le comportement de son fils ‘le mettait en danger’. Puis nous voici face à une autre mère petit voile, tenue stricte et voix timide, à ses côtés un homme moustache drue, corps massif, expliquant maladroitement que c’est la fille ‘qui commande à sa mère’. Objet de l’entretien avec Antoine Gentil : Tamara a encore fugué et elle ne prend pas son traitement à l’insuline.

 

Et l’enseignant affirme alors à la famille angoissée sa certitude du retour de la fugueuse, l’évidence de son engagement à l’accompagner  en ces termes : ‘Il y a une place pour Tamara à Starter’.

 

En une séquence d’ouverture, nous saisissons déjà et l’ampleur de la tache et les assises du dispositif. Pour entraîner les quinze rétifs à toute scolarisation et autres rebelles en déshérence sociale, Starter  s’appuie sur la reconnaissance de chaque élève comme personne investie d’objectifs palpables (monter jusqu’en haut des marches l’escalier dessiné par l’enseignant référent). Et, pour ce faire, l’équipe pédagogique  fait appel à tous les acteurs impliqués : familles, éducateurs, travailleurs sociaux, voire avocat et juge.

 

Voyage extraordinaire à l’école de la  vraie vie

 

Nous voici sans coup férir embarqués dans le quotidien mouvementé ,  révélé chronologiquement par Agnès Molia et Xabi Molia,  réalisateurs complices, observateurs patients, des plans larges à distance respectueuse jusqu’au suivi à l’épaule d’un jeune  seul la capuche sur la tête marchant dans la nuit, chantant un morceau rap de sa composition en passant par le gros plan sur l’opacité d’un visage fermé confronté au regard interrogatif de son professeur ou le rire débridé d’une fille  sur une balançoire de manège. Progressivement, nous faisons connaissance, en filigrane ou en pleine lumière, avec  Melinda, Nels, Tamara, Ziyad, Albina, Chiara, Colleen, Elias, Frank, Halit, Herman, Maïa, Rayan, Tatiana et Sudahan, les filles et les garçons devenus collégiens de la classe expérimentale et unique en France intégrée au lycée professionnel à Grenoble.

 

Pas question pour les documentaristes d’anticiper à partir d’a priori et de certitudes déduites de la longévité de l’expérience (‘Starter’ a été créé en 2012) et ses antécédents de réussite. A travers leur œil acéré, nous percevons à la fois ‘l’indétermination’ inhérente à cet âge, le déséquilibre et le désarroi d’adolescents ‘habitués’ à l’exclusion et au rejet scolaire, survivant pour certains dans les marges de la société et ‘installés dans la dévalorisation d’eux-mêmes. Mais, en chemin, -de l’appétit pour les fables de La Fontaine ou la découverte d’un texte aride de Bernard-Marie Koltès en classe aux alea des stages rejetés ou désirés, des retards à l’allumage  des couche-tard aux fugues à répétition ou aux  disparitions inquiétantes-, les surprises ne manquent pas. Et nous frappent surtout, en dépit des rechutes ou du mal-être, la force intérieure et la naissance du désir de comprendre, d’apprendre, d’aller de l’avant, alors que l’issue de la scolarité et de ses suites, pour beaucoup, demeure incertaine. Et émerge en nous, peu à peu,  la conviction qu’un processus à peine visible s’engendre chez ces jeunes élèves aventuriers de la transmission. Dynamisés par toutes les dimensions du dispositif, ils accèdent bon an mal an à l’estime de soi. Même s’ils ne le formulent pas à voix haute lors des quelques moments où les cinéastes les accompagnent en solitaires en train  de confier à la première personne des pensées fragmentaires, le regret d’avoir fait pleurer leur mère, le rêve de vivre à Marseille, la ville du soleil et de la plage. En réalité, un miracle se produit, sous l’impulsion de l’équipe de ‘Starter’ (Véronique Eugène, Nadia Touati, Natacha André, Luca Macia, Nino Plaisant) et du ‘premier’ d’entre eux, Antoine Gentil (lequel récuserait le terme tant il joue ‘collectif), chaque collégien est ici considérée comme une personne, dans sa vulnérabilité, sa complexité et sa richesse. Des potentialités dont le professeur coordinateur de l’entreprise sait faire jaillir et conforter sans complaisance.

 

Enseignant héroïque des voies d’accès à l’estime de soi, clé de l’émancipation

 

Etudiant en géographie devenu professeur des écoles en 2000, puis enseignant à la Maison d’arrêt de Grenoble et spécialisé dans la prise en charge des décrocheurs, le fondateur en 2012 du dispositif  met en acte la foi qui l’anime : même les adolescents les plus cabossés par la dureté de la société et les plus réfractaires à l’éducation nationale ou parentale… peuvent changer de cap. ‘Tu crois que je vais te virer ? Mais on ne vire personne de Starter justement’ lance-t-il à un rebelle sans cause. ‘Je ne te reproche pas ton hyperactivité mais j’aimerais que tu cesses de te conduire en ‘petit’, de faire l’enfant. A part ça, je t’apprécie, j’aime bien travailler avec toi’. Ainsi va Antoine Gentil, 45 ans, une famille et une petite enfant à qui il lit un conte le soir sous la lampe. Le même qui, en plein confinement et enseignement à distance, construit une représentation théâtrale filmée dans le noir de sa cave à peine éclairée pour les besoins du projet, un spectacle où, le texte de Molière sous les yeux, il joue en changeant sa voix les différents rôles des ‘Fourberies de Scapin’.

 

N’écoutons pas les sceptiques et les rabat-joie. L’enseignant exceptionnel n’est pas un magicien et ne dissout pas d’un coup de baguette magique les inégalités scolaires, les déterminismes sociaux, les obstacles et préjugés d’une institution en crise et  les présupposés d’une société implacable avec les plus démunis.  Son engagement et la qualité de l’entreprise,  mise en lumière par la mise en scène subtile  et inventive des auteurs de « Un bon début », ouvrent des perspectives insoupçonnées à des jeunes en perdition, en passe, sous nos yeux, d’abattre des murs d’incompréhension, d’apprendre à s’aimer, à s’ouvrir aux autres, à embrasser le monde dans son immensité périlleuse et excitante.

 

Samra Bonvoisin

« Un bon début », documentaire de Agnès Molia et Xabi Molia-sortie le 12 octobre 2022

 

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 12 octobre 2022.

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