Le film de la semaine : « Tori et Lokita » de Jean-Pierre et Luc Dardenne 

Braquer une caméra empathique au plus près du quotidien précaire de l’exil chez une adolescente et un jeune garçon venus d’Afrique jusqu’en Belgique. Transformer en héros de cinéma ces deux jeunes migrants seuls au monde et reliés par une amitié sans faille. Pas de doute, nous pénétrons avec « Tori et Lokita » de Jean-Pierre et Luc Dardenne en terrain connu.  

 

Depuis « La Promesse », révélation du Festival de Cannes 1996 jusqu’aux  fictions de la maturité comme « Le jeune Ahmed » en 2019,  les Frères façonnent avec rigueur la singularité d’un cinéma douloureux pétri d’humanité. Au cœur du drame social, raconté généralement du point de vue des humiliés et des exclus, gît l’intimité d’un être humain en en devenir face à un choix crucial mettant en jeu sa dignité, son rapport à l’autre, sa vie même. Si les personnages imaginés par les Dardenne, fragilisés matériellement moralement dans une société inégalitaire, sont prêts à tout ‘pour ne pas tomber dans le trou’ (comme l’héroïne de « Rosetta » s’en fait le serment en 1999), un dénouement ouvert nous laisse chaque fois entrevoir la lueur d’une transformation intérieure, d’un nouveau rapport au monde. Pour la première fois, les réalisateurs nous livrent ici leur fiction la plus sombre, fruit de l’observation minutieuse et sensible d’un engrenage fatal. A la fois film noir, conte terrifiant et tragédie moderne, « Tori et Lokita » porte un regard frontal sur le terrible destin de ses jeunes héros solitaires en milieu hostile, au terme d’un combat à mains nues, avec le tendre lien d’une amitié indestructible et le partage karaoké d’une chanson italienne comme seules armes et gisements d’humanité.

 

Affinités électives dans l’exil, réglementation officielle de l’asile

 

Un visage inquiet cadré en gros plan nous  happe d’emblée. Beauté tremblée, voix et regard hésitants, une jeune Africaine nous fait face et répond aux questions précises d’une préposée en voix off concernant les circonstances des retrouvailles supposées avec celui qu’elle dit être son petit frère. Comment connaissait-elle son prénom (Tori) pour le réclamer dans l’orphelinat alors que tous deux, prétendument abandonnés par leur mère, ne s’étaient jamais vu auparavant ? Le trouble grandit dans les yeux de la questionnée, au point que l’interrogatoire s’achève par une crise d’angoisse et un sentiment d’échec par rapport à l’enjeu de cette entrevue administrative : l’obtention de papiers. Tori (Pablo Schils, présence formidable) le ‘petit frère’  (qui pour sa part a obtenu ses papiers) réconforte d’une voix énergique et entraînante Lokita (Joely Mbunu, impressionnante de justesse) ‘l a grande sœur’ défaite. A l’évidence ces deux-là, même s’ils viennent l’un du Benin, l’autre du Cameroun, se sont immédiatement reconnus et choisis pour toujours. Les liens du sang ne sont qu’une ruse pour arriver à leur fin. En vain. Le droit d’asile en Belgique comme ailleurs  ne reconnaît pas les affinités électives comme un critère juridique valable.

 

En attendant une autre audience et un examen complémentaire du dossier de l’adolescente, nous découvrons leur quotidien dans sa rudesse (foyer d’accueil pour lui, petits boulots alimentaires pour elle, notamment auprès d’un cuisinier peu amène pour elle). Une existence bousculée, où chacun court d’une urgence à l’autre, envoyer de l’argent à sa famille restée au pays, éviter de tomber dans la rue sur le passeur (et sa bande) à bord de sa voiture réclamant le remboursement de la dette. Une course de vitesse sans cesse renouvelée face aux obstacles et aux dangers rencontrés en chemin,  une course illuminée cependant par l’énergie expansive du garçon de onze ans, multipliant attentions, gestes délicats, paroles rassurantes et bonheurs furtifs  pour atténuer les craintes de la jeune fille qu’il s’est promis d’aider et de protéger. Un pacte d’entraide partagé entre deux cœurs blessés, seuls au monde.

 

Tendres amis au milieu des périls

 

Du désir de reconnaissance à l’enfer de l’exploitation clandestine, les réalisateurs ne nous épargnent pas les différents ressorts d’un engrenage funeste. Tout en souhaitant ménager  des rebondissements inhérents à ce qui s’apparente au suspense d’un film noir, nous sommes cependant frappés par le caractère monstrueux des épreuves traversées  par les protagonistes et par leurs capacités de résistance au-delà des limites de leur jeune âge et de leur innocence ainsi bafouée.

 

Vente de drogue à la sauvette, petits larcins et autres actes de débrouillardises pour Tori jamais à court d’idées destinées à assurer leur survie, obtention de quelques billets en échange de faveurs sexuelles entre deux portes sous la contrainte (dans le hors-champ de l’innommable) pour Lokita, laquelle subit aussi les remontrances par téléphone d’une mère persuadée que sa fille garde pour elle l’argent gagné en Belgique…

 

Mais la chronique amère d’un quotidien précaire bascule dans une autre dimension lorsque la dernière audience auprès des instances de la Justice aboutit au rejet de la demande de régularisation formulée par l’adolescente. Une décision qui provoque la révolte de Tori criant à l’injustice et se voyant rétorquer par une froide fonctionnaire au regard indifférent : ‘nous ferons faire un test ADN’. A quelle loi inhumaine se soumet Lokita pour obtenir la fabrication de faux papiers et payer de sa personne cet immonde marché, nous ne pouvons l’imaginer. Les réalisateurs nous conduisent en effet aux côtés de l’adolescente en pleine perdition, séparée de Tori, privée d’un usage libre de son portable, quasiment pieds et poings liés, dans le ventre de la bête.

 

Prisonnière de la grotte aux ogres dans l’épaisse forêt

 

Nous retrouvons la captive dans une plantation clandestine de cannabis que le réseau de malfrats (et prétendus fabricants de sa nouvelle identité future) lui demandent d’arroser et d’entretenir. Les cinéastes inventent alors une serre étouffante, à la chaleur moite, aux parois orange, munie de portes blindées  et d’un système de tuyauterie étrange produisant un bruit soufflant comme sorti d’un enchaînement de structures mécaniques.

 

Interdite de sortie et d’échange avec l’extérieur, Tokita dépérit à vue d’œil et, même si le visiteur occasionnel (et gardien intraitable) desserre un peu l’étau en accordant un contact par mobile, rien n’y fait. Pourtant, Tori aux milles ruses joue de sa petite taille et parvient à introduire son  corps agile dans un des tuyaux géants permettant l’accès à la plantation enfouie. Il se bat, esquisse un geste chevaleresque (et un élan de tendresse) pour délivrer la belle et fuir avec elle dans l’épaisseur de la forêt.

 

Le fougueux et malicieux Tori ne pourra arrêter la mécanique fatale et le dénouement funeste. Il n’empêche. Jean-Pierre et Luc Dardenne figurent ici, à travers le parcours tragique de deux jeunes exilés sur le sol de l’Europe, à la fois la singularité d’une amitié hors normes et la richesse intérieure d’êtres à peine sortis de l’enfance et le potentiel de résistance de ces ‘innocents’  livrés à tous les vents, confrontés à l’exploitation et à l’indifférence du monde dit adulte. Au-delà du sort indigne réservé aux migrants en général et de l’héroïsme bouleversant de leurs jeunes protagonistes en mineurs isolés, unis par un pacte secret, Jean-Pierre et Luc Dardenne imaginent un conte moderne d’une noirceur inédite et d’une sobriété cinglante.  Et cette histoire terrible, habitée en filigrane par la comptine italienne fredonnée en duo au karaoké par Tori et Lokita, nous regarde et interroge franchement notre capacité de révolte face à des sociétés susceptibles de dévorer les enfants.

 

Samra Bonvoisin

 

« Tori et Lokita », film de Jean-Pierre et Luc Dardenne-sortie le 5 octobre 2022

Sélection officielle, Prix spécial du 75ème Festival de Cannes 2022

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 05 octobre 2022.

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